— Et dans vos souvenirs, il n’y a rien ?
— C’est très vague. Depuis que je connais la vérité sur moi, je me suis efforcée de me rappeler, mais ce sont surtout des visages qui sont restés au fond de ma mémoire. Pour le reste, j’ai vu depuis tant de jardins et d’appartements qu’il m’est difficile de démêler tout cela…
— N’essayez pas ! Quand il s’agit de mauvais souvenirs, mieux vaut les laisser dormir !
— Pourtant, j’aimerais retrouver mon nom véritable, tout raconter à Sa Majesté la Reine. J’ai l’impression de porter un masque moi aussi !
— Outre que Mme de Vendôme ne donnerait sans doute pas son accord, je pense qu’il vaut mieux rester Mlle de L’Isle comme devant. Trop de questions se poseraient. Il faudrait expliquer trop de choses et, bien que vous n’y soyez pas depuis très longtemps, vous avez appris ce qu’est la Cour. Les secrets y sont difficiles à garder. Une excellente raison pour les préserver au mieux.
— Ne puis-je au moins me confier à la Reine ? Il m’est pénible de lui mentir…
— C’est tout de même préférable. Mais venons-en à Sa Majesté, puisque vous l’évoquez. Vous lui êtes dévouée, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, monseigneur.
— Autant que Mlle de Hautefort dont vous êtes d’ailleurs l’amie ? Ce dont je vous félicite : ce n’est pas facile mais c’est un vrai privilège. Cela vous a valu de partager les secrets de votre maîtresse.
Le cœur de Sylvie manqua un battement devant le chemin dangereux que le Cardinal ouvrait à présent devant elle. Pourtant, l’attitude de celui-ci était bénigne, aimable même. Il la regardait avec l’un de ses rares sourires dont, en homme habitué à compter ses armes, il connaissait le charme. Mais ce charme, Sylvie n’y fut pas sensible. La peur lui revenant, elle ne vit qu’une chose : Son Éminence avait les dents jaunes !
— Encore faudrait-il que la Reine ait des secrets, répondit-elle. Ou, si c’est le cas, qu’elle juge à propos de les partager avec une fille de quinze ans. À cet âge… on n’est pas très fiable, peut-être ?
— Vous me donnez envie d’en juger. Parlez-moi un peu de vos séjours au Val-de-Grâce ! Vous y êtes allée à plusieurs reprises, il me semble ?
— Oui. Sa Majesté désirait m’entendre chanter avec les religieuses. Cela me plaisait beaucoup, c’était très beau…
— Et puis le jardin ne manque pas d’agréments. Et puis la petite porte était si commode, sous sa couverture de lierre ?
Sylvie se sentit frémir mais s’appliqua à garder bonne contenance. De toute façon, nier eût été stupide. Elle réussit à trouver un sourire :
— Ce n’était pas un bien grand secret. Elle permettait à la Reine de recevoir des nouvelles de sa famille et de son amie Mme de Chevreuse sans que tout le couvent en soit informé. Il y a parfois de mauvaises langues chez les moniales. Après tout, la Reine était chez elle dans cette maison qu’elle a construite, ajouta-t-elle audacieusement. Il était normal qu’elle y mène une vie moins épiée qu’au Louvre ou à Saint-Germain… et je ne comprends pas pourquoi la porte, comme je l’ai appris, a été murée sans qu’on lui demande son avis.
Les yeux du Cardinal se rétrécirent jusqu’à n’être plus que deux fentes brillantes, tandis qu’il considérait cette toute jeune fille dont il n’arrivait pas à démêler si elle était réellement ou faussement naïve. Pour en savoir plus, il choisit l’attaque brutale :
— Dans tout le royaume, le Roi est chez lui avant la Reine. Cette porte ne servait pas qu’à d’innocents courriers. Combien de fois l’avez-vous ouverte pour M. de Beaufort ?
L’épouvante qui se peignit sur le charmant visage encore mal rompu aux roueries de la Cour le renseigna mieux qu’un long discours. Et aussi la voix faiblissante, quand Sylvie demanda :
— Pourquoi M. de Beaufort ?
— Parce qu’il est l’amant de la Reine. Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?
— J’ai dit tout à l’heure qu’il m’avait sauvée la vie toute enfant et Votre Éminence n’ignore pas que j’ai été élevée en partie auprès de lui. Mais, ajouta Sylvie en s’obligeant à reprendre pied, je ne le connais que comme serviteur dévoué de Sa Majesté. Je devrais dire Leurs Majestés car, lorsqu’il m’est arrivé de le rencontrer à la Cour, il s’est plaint souvent de ce qu’il n’avait plus le droit de combattre pour la plus grande gloire des armes du royaume.
— Jureriez-vous que vous ignorez tout de ses relations réelles avec votre maîtresse ?
— Je jurerais sans hésiter que je n’en ai jamais rien vu. Et je ne crois que ce que je vois !
— Autrement dit, vous ne croyez pas en Dieu ?
— Oh ! monseigneur, cette question est cruelle car elle me fait sentir que je me suis mal exprimée. Non, je n’ai jamais vu Dieu mais je n’ai pas à y croire ou non. Depuis toujours je sais qu’il est présent en toutes choses, depuis le plus petit brin d’herbe jusqu’à la plus brillante étoile, et que je suis son enfant. Est-ce que l’on croit en son père ?… À ce propos, moi qui n’ai jamais connu le mien, puis-je demander humblement à Votre Éminence qu’elle veuille bien me rendre celui qui m’en tient lieu ?
— Je ne suis pas encore convaincu de son innocence. J’attendrai pour m’en assurer qu’il soit possible d’entendre M. Renaudot.
— Mais… s’il venait à mourir ?
— Priez ce Dieu dont vous sentez si bien la présence afin qu’il revienne à lui au plus tôt ! Le chevalier de Raguenel, lui, demeurera à la Bastille. Rassurez-vous, il ne lui sera fait aucun mal… Quant au duc de Beaufort dont il est évident que vous l’aimez, sachez qu’avant peu il rejoindra l’armée du nord…
— Il va en être si heureux !
— … où il restera aussi longtemps qu’il le faudra. Il ne serait pas convenable, en effet, qu’on le voie dans les entours de la Reine durant sa grossesse dont je veux croire qu’elle donnera le résultat espéré. Sauf actions d’éclat exceptionnelles, il vaudra mieux qu’il s’y fasse oublier…
— Il a trop de bravoure pour cela, monseigneur !
— Je n’en ai jamais douté. Peut-être pourrait-il même y trouver une fin héroïque, grâce à quoi il deviendrait un exemple et la Reine pourrait chérir son souvenir en toute tranquillité !
— Une fin héroïque ? gémit Sylvie au bord des larmes. Votre Éminence souhaite qu’il se fasse… tuer ?
— Ce serait la meilleure solution… Ah ! j’y pense, vous saluerez Mlle de Hautefort lorsque vous la reverrez. Vous ajouterez qu’elle n’est pas aussi grand stratège qu’elle l’imagine et que, dans l’affaire des cuisines du Louvre par exemple, elle a reçu une aide qu’elle ne soupçonne même pas. Conseillez-lui donc de se taire à jamais sur ce qui s’est passé ces derniers mois si elle veut s’éviter un grand malheur. Quant à vous, je compte sur votre silence… total ! Sachez que le moindre bavardage intempestif serait une menace, non seulement pour votre vie mais, avant tout, pour celle de ce parrain qui vous est si cher ! Vous m’avez bien entendu ?
Devenue très pâle, Sylvie comprit que tout était dit, que l’audience était achevée, et elle plongea dans une profonde révérence :
— J’ai bien entendu, monseigneur ! murmura-t-elle en s’efforçant de ravaler ses larmes.
— Souvenez-vous toujours que rien n’est plus meurtrier qu’un secret d’État ! Je vais vous faire raccompagner à votre voiture.
Richelieu agita une petite cloche posée sur sa table de travail et dont le son eut la vertu de faire apparaître un valet.
— Qui garde mon antichambre ?
— M. de Saint-Loup et M…
— Le premier suffira. Conduisez-lui Mlle de L’Isle et priez-le de l’accompagner.
Une dernière révérence et Sylvie, à peine plus rassurée qu’à son entrée, suivit son guide. Elle n’emportait qu’une assurance : celle que Perceval ne souffrirait aucun autre mal que la prison et, à la Bastille, il était toujours possible d’adoucir le sort d’un captif. Et puisque ce sort dépendait d’elle encore plus que de Théophraste Renaudot, si elle avait bien saisi la pensée du Cardinal, son cher parrain n’avait rien à craindre. Il n’en allait pas de même pour François. En le renvoyant aux armées, l’homme à la robe rouge n’avait d’autre idée que de l’expédier à la recherche d’un trépas qu’on l’aiderait peut-être à trouver. Comment attendre autre chose de Richelieu, puisqu’il n’ignorait rien des amours de la Reine ? Et Sylvie pensa soudain aux inquiétudes de Marie, au lendemain de la nuit du Louvre. N’avait-elle pas dit que les choses lui avaient semblé trop faciles, d’où sa décision de retourner au Val pour le dernier revoir des deux amants ? C’était folie, en effet, qu’espérer échapper à l’incessant espionnage qui était le climat même du palais ! C’était à croire vraiment que les murs, les portes, les fenêtres, les tentures étaient munis d’yeux et d’oreilles et qu’il n’existait de sûreté dans aucun recoin de l’antique demeure des rois de France…
Sans même prêter attention au garde en tabard rouge que l’on avait chargé d’elle, Sylvie parcourut sans les voir davantage les pièces somptueuses du château de Rueil. Ce n’est qu’en arrivant au grand escalier qu’elle sortit de ses tristes pensées, quand une voix désagréable se fit entendre à son côté :
— Monsieur de Saint-Loup, Son Éminence vient de changer d’avis. C’est à moi qu’elle confie Mlle de L’Isle ! Soyez donc remercié de votre obligeance et veuillez aller reprendre votre poste !
Avec horreur, Sylvia reconnut Laffemas. À la lumière des candélabres éclairant les nobles degrés, il lui parut encore plus sinistre et plus laid qu’à la Croix-du-Trahoir ou dans le parc de Fontainebleau. Pourtant, il s’efforçait d’être aimable. Le garde que l’on avait chargé d’elle s’inclinait déjà pour obéir au nouvel ordre qu’il recevait, et aussi pour la saluer.
— Venez, mademoiselle ! dit le Lieutenant civil en offrant une main qu’elle fit semblant de ne pas voir.
— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que le Cardinal vous ait envoyé à la place de ce Saint-Loup ? Auriez-vous quelque chose à me dire ? ajouta-t-elle en se rappelant que c’était lui qui avait arrêté Perceval. Peut-être, pensa-t-elle aussitôt, devrait-elle faire quelque effort pour ne pas lui montrer à quel point il l’effrayait ? Même s’il était cruel, celui que l’on surnommait le « grand gibecier » n’était peut-être pas dépourvu de tout sentiment et pourrait lui donner des nouvelles du chevalier de Raguenel ?
— À vrai dire, fit Laffemas, c’est à ma demande que Son Éminence a bien voulu m’accorder le plaisir que j’ai ôté à son serviteur. J’aimerais vous entretenir de… différentes choses qui pourraient être pour vous d’un intérêt extrême…
— Je veux bien vous croire, mais il se fait tard…
— Un moment ! Seulement un moment !
Ils arrivaient dans la grande cour mais, au lieu de la laisser se diriger vers sa voiture toute proche dont Corentin ouvrait déjà la porte, Laffemas s’empara de son bras et l’entraîna vers un autre carrosse qui se trouvait à quelques pas de là. Le procédé déplut à Sylvie :
— Que faites-vous, monsieur ? Si vous avez à me parler, faites-le maintenant.
— Pas au milieu de la cour. Il y a toujours tant de monde ! Venez jusqu’à ma voiture. Nous y serons tranquilles et je vous ramènerai tout aussi bien à Saint-Germain ! Allons, ne m’obligez pas à insister ! Il faut, vous entendez, il faut que nous causions ! Dites à vos gens d’aller vous attendre là-haut ! Ou plutôt, je vais le faire moi-même. Holà ! le cocher ! Je ramène Mlle de L’Isle au château. Allez à vos propres affaires !
Un instant plus tard Sylvie, moitié de gré moitié de force, se retrouvait sur les coussins de cette grande machine noire dont un valet claquait la porte. La peur la saisit et elle voulut réagir, appeler Corentin en se penchant au-dehors, mais déjà une main brutale la rejetait sur les coussins.
— Taisez-vous, petite sotte ! On ne résiste pas aux ordres du Cardinal !
— Qu’est-ce qui me prouve que ce sont les siens ? Il a dit que M. de Saint-Loup me ramenait à ma voiture !
— Et à moi, il m’a donné celui de vous ramener chez vous !
— Jusqu’au château ? Nous avons tant à dire ?
— Plus que vous ne pensez !
Tirée par de puissants chevaux, la voiture partait déjà au galop. Tout s’était passé si vite que Corentin ne réagit pas mais Jeannette, qui attendait sagement sa jeune maîtresse à l’intérieur, surgit de la voiture et se jeta sur son ami. Elle était pâle comme une morte :
— Corentin ! L’homme qui vient de la faire monter dans cette voiture noire… je le connais !
— Moi aussi. C’est le Lieutenant civil !
— Tu ne comprends pas, s’écria-t-elle. C’est l’assassin de Mme de Valaines. J’en jurerais devant Dieu ! J’ai reconnu sa voix ! C’est lui, j’en suis sûre, c’est lui… et il l’emmène.
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