Elle éclata en sanglots convulsifs. Sans doute le souvenir de ce qu'elle avait vécu joint au soulagement de se voir sauvée par miracle. Et, en vérité, miracle était bien le mot qui convenait. Enfermée dans sa cachette - l'une de celles pratiquées dans les châteaux au siècle précédent, quand les guerres de religion faisaient rage, cachettes que, selon l'endroit où ils se trouvaient, catholiques et protestants aménageaient pour échapper aux reîtres du parti adverse - Jeannette avait dû entendre pas mal de choses, à défaut de voir.

Mais d'abord la calmer, la rassurer...

Avec patience, Raguenel attendit que l'orage passe. Petit à petit les sanglots s'espacèrent, le souffle s'apaisa. Quand on en fut aux reniflements, il tapota doucement l'épaule de la fillette :

- Tu dois avoir faim et soif. Allons à la cuisine ! Nous y trouverons bien quelque chose.

C'était faire preuve d'un grand optimisme : les assassins étaient aussi des voleurs et des pillards. Ce qu'ils n'avaient pas consommé sur place, ils l'avaient emporté : plus de pain dans la maie, plus de jambons aux solives où demeuraient tristement un ou .deux chapelets d'oignons. Cependant, Jeannette, affamée, furetait partout :

- Il faudrait demander à ma mère, dit-elle enfin. Elle garde toujours sur elle la clef de l'armoire aux douceurs...

- C'est laquelle ?

- Celle-ci, fit Jeannette en désignant une sorte de placard dans un renfoncement sombre et qui, à cause de cela sans doute, semblait épargné. Mais il faut appeler ma mère...

Le chevalier prit l'enfant aux épaules et la fit asseoir sur un escabeau :

- Petite, je dois t'apprendre une chose horrible, affreuse : tu es la seule, de toute la maisonnée, à être encore vivante à l'exception de la petite Sylvie qui a pu s'enfuir. Tu la rejoindras plus tard mais pour l'instant...

Il s'interrompit : Jeannette recommençait à pleurer. À cet instant, Corentin Bellec, occupé depuis un moment à tenter de trouver quelque indice dans la librairie [ix] du baron de Valaines installée en haut d'une tour et que les envahisseurs avaient mise au pillage, rejoignit son maître.

- Prends ton couteau et ouvre ça ! ordonna celui-ci. Il y aura peut-être dedans quelque chose à manger pour cette pauvre fille !

- D'où la sortez-vous, monsieur, pour être aussi noire ? Du pays d'Afrique ? demanda Corentin en s'exécutant.

- De la cheminée de la chambre où nous

[ix] On appelait ainsi la bibliothèque.

avons trouvé Mme de Valaines. Il y a là une cache que cette petite futée a réussi à utiliser. Elle y est enfermée depuis hier sans boire ni manger, bien sûr...

Le placard révéla des pots de confitures, des pains d'épice et des flacons de sirops variés. À l'aide d'un torchon mouillé, Raguenel débarbouilla Jeannette qui, un peu calmée par sa sollicitude et surtout rassurée, dévora à belles dents, ne s'interrompant que pour boire de grands coups d'eau. Rassassiée et suffisamment récurée pour que l'on pût constater qu'elle était blonde avec des yeux bleu faïence, la petite consentit enfin à répondre aux questions de son sauveur et, à force de patience, on parvint à reconstituer ce qui s'était passé à La Perrière par un beau jour d'été.

Assise dans sa chambre devant un petit secrétaire, Mme de Valaines écrivait une lettre tandis que Jeannette achevait de disposer les fleurs dans le grand pot en cuivre quand, précédés du vacarme d'une lourde cavalcade, éclatèrent les premiers cris... Tout de suite, la baronne fut debout, courut à la fenêtre.

- On nous attaque ! Mais qui sont ces gens ? Mon Dieu, mes enfants !

Elle se précipita alors pour descendre, mais Jeannette, après avoir jeté elle aussi un coup d'oil au-dehors et vu tomber les premières victimes, ne la suivit pas. Elle connaissait bien la cachette de la cheminée que les jeunes maîtres lui avaient montrée, un jour, en s'amusant. Poussée par une folle terreur, elle n'hésita pas, fit jouer le mécanisme et s'introduisit dans l'étroit espace prenant air par une dérivation de conduit de cheminée, s'y assit, referma le tout et se tint coite. Il était temps : quelques secondes plus tard, elle entendit que l'on revenait dans la chambre : un ou plusieurs hommes ramenaient la châtelaine, très brutalement sans doute car elle l'entendit gémir. Et il y eut ensuite un bruit comme si on la jetait sur son lit. Aussitôt, une voix dure, sèche, métallique, lançait :

- Inutile de vous défendre ! Personne ne viendra à votre secours. Et sachez que je ne sortirai d'ici qu'après avoir obtenu ce que je veux.

- Et que voulez-vous donc ? Ce n'est plus moi, j'imagine ? Le temps en est passé...

L'homme s'était mis à rire, mais ce n'était pas plus agréable à entendre : " Le diable devait rire comme ça ", précisa Jeannette.

- Pour vous peut-être. Pas pour moi et vous êtes plus belle encore qu'autrefois. En outre, vous êtes veuve, donc libre et telle que je vous voulais. Pourquoi ne seriez-vous pas à moi ?

- Jamais ! Si le temps n'a pas compté pour vous, en cette circonstance, il n'a pas compté davantage pour moi. Vous me faisiez peur... et horreur. Rien n'a changé...

Un instant, Raguenel interrompit le récit de Jeannette, stupéfait de sa facilité à restituer un dialogue, et cela en dépit de la terreur qu'elle devait éprouver :

- Ma parole, on dirait que vous n'avez pas oublié un mot ?

- J'ai une très bonne mémoire, monsieur. Il suffit que l'on me fasse lire quelque chose une seule fois pour que je m'en souvienne et que je le répète sans rien changer. Même si c'est difficile et si je ne comprends pas bien...

Certes, le phénomène pouvait surprendre à première vue ou plutôt à première audition, d'autant plus que Jeannette mettait toutes les phrases bout à bout, sans intonations et presque sans respirer, comme elle eût récité, sans doute, une page de latin. À titre d'encouragement, Perceval offrit à la fillette un nouveau verre de sirop étendu d'eau :

- Le Ciel t'a fait là un don précieux, remarqua-t-il. J'espère que tu le garderas en vieillissant. Reprenons, à présent. Madame a dit à cet homme qu'il lui faisait horreur et que rien n'avait changé.

- Il a dit alors que ça pouvait attendre et que ce qu'il voulait, c'étaient les lettres. " Quelles lettres ?" a dit madame.

Et Jeannette, les yeux au plafond comme si les phrases qu'elle allait dire s'y trouvaient écrites, se lança dans la suite de sa relation :

- Ne faites pas celle qui ne comprend pas. Je veux les lettres de la reine Marie de Médicis à la marquise de Verneuil. Une bien dangereuse correspondance pour la mère de notre roi actuel, puisqu'elle expose tout le complot qui a mené à l'assassinat d'Henri IV, complot où la Reine donnait la main. Ces lettres, les Concini les avaient achetées à prix d'or afin de renforcer leur influence sur la Médicis au cas où elle viendrait à faiblir.

- Un moment ! coupa Perceval effrayé de ce qu'il entendait. Est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis ?

- Non. J'ai entendu des mots, des noms, et ils restent dans ma tête mais il faut que je les répète comme ils sont venus...

- Que veut dire influence ?

Redescendus du plafond, les yeux bleus le contemplèrent d'un air de reproche :

- Je ne sais pas... Je vous ai dit...

- Vous n'auriez pas dû l'interrompre, monsieur le chevalier, intervint Corentin. Elle risque de perdre le fil.

En effet, la petite servante eut quelque peine à le retrouver. Perceval finit tout de même par apprendre que le jour où le jeune Louis XIII avait fait abattre Concini, la reine Marie avait envoyé Chiara fouiller chez sa femme, Leonora, qui devait détenir ces lettres dans son appartement du Louvre. Dès lors, la relation de Jeannette devint chaotique. Mme de Valaines jurait à son bourreau ne pas les avoir trouvées et celui-ci s'entêtait à les croire en sa possession. La suite fut terrible : du fond de sa cachette, Jeannette, à demi morte de peur, entendit les cris de sa maîtresse que l'homme torturait pour obtenir ce qu'il voulait. Il essaya tout, allant jusqu'à exécuter ses enfants devant elle. La malheureuse avait eu un cri :

- Croyez-vous que je permettrais que l'on fît le moindre mal à mes petits si j'avais ces maudites lettres ? Épargnez-les, par pitié...

Cela n'avait servi de rien. Claire et Bertrand avaient été tués. Leur mère les avait rejoints dans la mort après que l'assassin eut assouvi sur elle le monstrueux amour qu'il prétendait éprouver...

Lorsque Jeannette eut fini, elle se remit à pleurer, autant au souvenir de sa terreur qu'à celui du martyre dont elle avait été l'invisible témoin. Ensuite, ne sachant pas s'ils étaient encore là, elle était restée des heures sans oser bouger.

Les deux hommes la laissèrent pleurer à son aise, comprenant qu'il fallait lui permettre de se vider une bonne fois de tout ce qu'elle avait subi. Même lorsque Corentin voulut poser une question, Raguenel l'en empêcha du geste : il allait falloir essayer d'ôter de l'incroyable mémoire de cette petite paysanne ces images et ces sons, ces mots dont elle ne comprenait pas la moitié mais qui représentaient un danger réel. Inutile donc d'en rajouter. On causerait plus tard...

Au bout d'un moment, Jeannette se calma puis, laissant tomber ses bras et sa tête sur la table au milieu des reliefs de son petit repas, elle s'endormit d'un seul coup, vaincue par l'émotion et la fatigue de ces dernières vingt-quatre heures. Le chevalier la regarda dormir, caressa la tête blonde encore passablement sale :

- H y a un lit de repos dans le grand salon, dit-il à son valet. Va l'y étendre, puis reviens ! Bien entendu, nous l'emmènerons avec nous lorsque nous partirons mais, quand tu l'auras installée, va faire un tour dans la basse-cour pour voir si les poules n'auraient pas pondu. J'avoue que j'ai faim. Pas toi ?

- Oh ! si ! Et nous n'aimons ni l'un ni l'autre les sucreries !

Un moment plus tard, les deux hommes s'attablaient devant une grosse omelette au lard confectionnée par Perceval en personne. Il avait découvert un saloir auquel personne n'avait touché et, dans le cellier, un tonneau de clairet contenant un vin encore vert qui n'avait rien d'un nectar mais dont la fraîcheur les désaltéra. Ils mangèrent un moment en silence, puis le chevalier repoussa son écuelle et, tirant de son pourpoint une pipe qu'il bourra de " petun masle ", fit signe à Corentin d'en faire autant en poussant vers lui son sac à tabac.

Maître et valet fumèrent un moment en silence. Cette scène intimiste qui eût choqué plus d'un haut seigneur était naturelle entre le gentilhomme sans fortune et ce compagnon fidèle qui partageait avec lui depuis une dizaine d'années le bon et le mauvais de la vie quotidienne. C'était le plus souvent à la fin du jour qu'on allumait les pipes en passant en revue les événements de la journée. Raguenel appréciait l'esprit vif, l'intelligence et le dévouement de ce compatriote de trois ans plus âgé que lui, et Corentin de son côté n'eût pas échangé un maître qu'il aimait contre le plus riche et le plus fastueux des princes.

Comme souvent, ce fut Perceval qui ouvrit le feu :

- Nous savons à présent pourquoi et comment Mme de Valaines a été tuée, mais nous ignorons toujours par qui. Du fond de sa cheminée, Jeannette a entendu mais elle n'a rien vu.

- De toute façon, si l'homme était masqué cela ne nous aurait pas avancés...

- Masqué ou pas, la malheureuse Chiara savait qui était en face d'elle. Le dommage est qu'elle n'ait pas prononcé une seule fois son nom. Il va falloir se pencher sur le temps où elle était fille d'honneur de Marie de Médicis, essayer de savoir qui tournait autour d'elle à l'époque, qui était amoureux d'elle en dehors de Valaines.

- Vous êtes souvent venu ici, monsieur, et vous étiez de ses amis : ne vous a-t-elle jamais rien confié qui puisse nous mettre sur la voie ?

- Rien, sinon qu'elle a été mariée au Louvre par le chapelain de la reine mère, deux jours après la mort de Concini, et que son époux l'a emmenée aussitôt. Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais pas compris les raisons de cette hâte, mais cette histoire de lettres apporte un éclairage nouveau : Valaines a voulu mettre celle qu'il aimait à l'abri.

- De quoi, si elle n'a pas trouvé les lettres ?

- De la colère de la reine mère, peut-être ?

- C'est elle qui l'a mariée. Moi j'y verrais plutôt de la prudence. Récapitulons ! Le 24 avril 1617, Louis XIII fait abattre Concini, le favori de sa mère, de plusieurs coups de pistolet, devant le Louvre. La femme de l'aventurier, Leonora, est arrachée à son appartement, conduite à la Bastille d'où elle ne sortira que pour l'échafaud. De ce moment, Louis XIII est vraiment roi et sa mère, grâce à qui les deux Florentins ont pu confisquer le pouvoir, n'est plus en sécurité. Plus ou moins prisonnière dans ses appartements, elle peut craindre l'exil, peut-être même la prison si les fameuses lettres où se trouve la preuve de sa complicité dans le meurtre du feu Roi sont découvertes. Elle envoie donc Chiara fouiller les chambres de Leonora. Or, Chiara ne trouve rien et on peut la croire : que n'aurait-elle pas fait pour sauver la vie de ses enfants ?