Ils étaient six : Merlin, le maître d’hôtel, Cordier, le cocher, Mathilde Balu, la cuisinière, Jeanneton, la fille de cuisine, Marion Louvet, la femme de chambre de la baronne, le valet Le Blanc et Bousquet le palefrenier. Ceux du moins qui étaient à demeure. Les femmes de nénage, lingères et jardiniers logeaient en ville. De ces gens, cependant, Mlle Léonie n’en connaissait que deux, Mathilde la cuisinière avec qui elle s’était toujours bien entendue et Marion la camériste dont elle avait dit à Alban qu’elle était l’âme damnée de sa maîtresse : une fille d’une trentaine d’années, brune, au visage plat d’où ressortaient un nez insolent et d’épais sourcils abritant des yeux pers, durs comme des billes d’agate. L’apparition de Mlle Léonie dans le sillage de La Reynie eut le don de changer une peur qui la faisait trembler en fureur :
— Qu’est-ce qu’elle vient faire ici, celle-là ? Grinça-t-elle. Et avec la Police par-dessus le marché ? Madame savait ce qu’elle faisait en la fichant à la porte. D’ailleurs elle devrait être morte !
— Il suffit, la fille ! Intima Alban. Nous savons parfaitement qui est Mlle des Courtils de Chavignol et elle a plus le droit que toi d’être dans cette maison ! Alors du respect si tu ne veux pas te retrouver en prison !
— La prison ? Mais j’ai rien fait, moi, pleurnicha-t-elle. J’étais ficelée au fond de la cave et...
— Silence ! Coupa La Reynie. Je veux savoir ce qui s’est passé mais tu parleras quand je t’interrogerai. Toi, ajouta-t-il en s’adressant au gros Merlin, le maître d’hôtel qui s’était hâté de chercher de quoi se ragaillardir avec du pain, du saucisson et un gobelet de vin. Tu m’as l’air intelligent et tu vas me relater les faits !
Ainsi interpellé, Merlin avala d’un coup, au risque de s’étouffer, ce qu’il avait dans la bouche, s’essuya et se leva :
— Veuillez m’excuser, Monsieur, mais je mourais de faim ! fit-il du ton respectueux d’un serviteur stylé. À présent, me voici à vos ordres.
Sensible à la déférence, La Reynie sourit :
— Bon ! Parlez-moi ce que vous savez des événements de cette nuit.
Le récit fut concis et clair. Merlin en avait d’ailleurs peu à révéler. Dix heures venaient de sonner à l’église proche quand une voix forte réclama l’ouverture du portail au nom du Roi. Une douzaine d’hommes armés, masqués et vêtus de noir s’engouffrèrent dans la maison sans un mot. En moins de deux minutes, les serviteurs furent réduits à l’impuissance tandis que l’homme, apparemment le chef, repoussait vers l’intérieur du salon et du bout de son pistolet La Pivardière qui buvait du café en compagnie de Mme de Fontenac. En disant qu’ils avaient à s’expliquer.
— Je ne sais rien de plus, conclut Merlin avec un soupir. On nous entraînait dans les sous-sols où nous avons été enfermés.
— Qui étaient ces hommes ? Vous en avez une idée ? Des truands ?
— Eh bien, à vous dire vrai, Monsieur, je n’en ai pas l’impression. Ils étaient tous habillés de la même façon et m’ont fait plutôt l’effet de soldats. Quant au chef, c’était un gentilhomme. J’en jurerais !
— Pourquoi cette certitude ?
— Oh, ce n’est pas difficile de s’en rendre compte : en dehors de l’épée et des plumes au chapeau, son allure générale, celle de quelqu’un habitué à commander. Puis la voix, la façon de s’exprimer. J’ai remarqué qu’il boitait. Je ne sais pas ce qu’il voulait, car là où nous étions on ne pouvait rien entendre mais ça ne devait pas être non plus des voleurs, parce que, pour ce que j’en ai vu, il me semble qu’on n’a rien pris.
— Je ne le crois pas moi non plus, intervint Mlle Léonie occupée à réconforter la cuisinière qui pleurait dans ses bras. Je ferai tout à l’heure le tour de la maison mais il ne me semble pas qu’on ait pris quelque chose. Cette double exécution ressemble fort à une vengeance.
— Exécution ? Balbutia Marion... Ça veut dire quoi ?
— Que Mme de Fontenac et M. de La Pivardière ont été pendus dans la bibliothèque, un écriteau accroché sur la poitrine portant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »
La femme eut un cri d’épouvante puis piqua une crise de nerfs en hurlant qu’elle ne voulait pas rester une minute de plus dans cette maudite baraque.
— Rassure-toi, fit Alban goguenard, tu pourras aller te faire pendre ailleurs quand on en aura fini avec toi...
— Un moment, coupa La Reynie. Nous allons, dans un premier temps, conduire Mademoiselle à la prison du château. Je suppose qu’elle n’est pas impliquée dans cette affaire, cependant j’ai d’autres questions concernant une histoire plus ancienne, précisa-t-il en jetant un coup d’œil à Mlle Léonie qui lui renvoya l’ombre d’un sourire.
— En prison ? Mais pourquoi ? ... Je n’ai rien fait...
— C’est ce qu’on verra. De toute façon puisque vous désirez vous séparer de nous, vous dormirez plus tranquille là-bas !
Elle se mit à pousser des cris d’orfraie qu’Alban fit cesser en la ramenant dans le vestibule où il la confia à deux soldats de la Prévôté après lui avoir lié les mains derrière le dos. Après quoi il revint dans la cuisine où La Reynie avait repris son dialogue avec le maître d’hôtel :
— Depuis combien de temps M. de La Pivardière est-il ici ? Vous ne devez pas ignorer qu’il est recherché par la Police depuis longtemps ?
— Je sais, mais je ne pouvais que me taire. En fait, et sauf en de rares occasions, il n’a jamais quitté cette maison...
— Comment est-ce possible ? Vous êtes plusieurs domestiques et aucun ne l’a dénoncé ? C’est du dévouement...
— Non, Monsieur le lieutenant général : de la peur. Feu Mme la baronne était une femme terrible et ses deux créatures, la Marion et le valet Leblanc, faisaient bonne garde : quiconque aurait eu la langue trop longue n’aurait pas vu se lever le soleil suivant.
— N’exagérons rien, il suffisait de ne pas revenir...
— Pour aller où ? La paie est honnête et on n’y est pas malheureux à condition de savoir garder le silence. D’ailleurs nous avions été prévenus : la fuite ne suffirait pas à protéger le dénonciateur que l’on aurait retrouvé tôt ou tard et que l’on aurait abattu. Ce La Pivardière était un homme effrayant et il inspirait la crainte à moi comme aux autres, je l’avoue humblement parce qu’il n’y a pas de quoi être fier. Mme la baronne n’avait rien à lui envier.
— Mais enfin, coupa Alban qui s’était rapproché, cet hôtel a été fouillé de fond en comble et au moins deux fois. Où était La Pivardière ?
— La première fois il s’était enfui, en effet, mais il est revenu la nuit suivante par le jardin. D’où il venait je l’ignore...
— Et la seconde ?
— Il paraît qu’il y a une cachette dans un escalier secret dont le mécanisme est cassé. Elle a été aménagée à l’époque des guerres de Religion.
— Quand avez-vous pris votre service sous ce toit ? reprit La Reynie.
Ce fut Mlle Léonie qui répondit pour lui :
— Il y a un peu plus de deux ans à la suite d’un accident dont avait été victime Mercadier, son prédécesseur...
— Un accident encore ?
— Un vrai, rassurez-vous ! Un jour que Cordier était absent il avait accepté d’aider Bousquet, le palefrenier, à panser un cheval, l’animal lui a décoché un coup de pied en plein front qui l’a tué net ! C’est à la suite de cela que Merlin a été engagé et on n’a jamais rien eu à lui reprocher !
— Merci, Mademoiselle, fit l’homme reconnaissant. Je suis bien heureux de revoir Mademoiselle. A l’exception de Marion, nous avons tous été tristes quand Mme la baronne a jeté Mademoiselle à la rue alors qu’elle avait été si malade ! Mais nous n’y pouvions rien. Il n’y a que Mathilde à avoir osé dire ce qu’elle pensait parce qu’elle se savait irremplaçable. C’est une remarquable cuisinière que beaucoup nous envient. Madame s’est contentée de lui dire de se mêler de ses propres affaires... ou quelque chose d’approchant. Ça a été pareil pour le vieux Joseph. Là, on a su que Grelier l’avait recueilli et on a été soulagés. Pour Mlle Léonie, on a pensé qu’elle se rendrait dans un couvent...
— Qu’est-ce que c’est que cette manie de vouloir fourrer toutes les vieilles filles dans les couvents comme si elles n’étaient bonnes qu’à débiter des patenôtres, protesta l’intéressée. Moi, mon bon Merlin, je suis entrée dans la Police.
Pour un effet, c’en était un. L’homme en resta pantois :
— Dans la Police ?
— Parfaitement ! Et je m’en trouve fort aise !
— J’en suis bien heureux... Mais qu’allons-nous devenir à présent qu’il n’y a plus personne ?
— Il reste l’héritière de ce lieu : Mme la comtesse de Saint-Forgeat... qui est absente pour le moment...
— Est-ce que cette Mme la comtesse de Saint-Forgeat serait notre petite Charlotte ? s’écria Mathilde déjà réconfortée.
— Exact. En attendant qu’elle revienne, nous allons prévenir son époux, un des gentilshommes de Monsieur, frère du Roi, et faire ce qu’il convient pour les deux corps. Je vais informer l’église afin que l’on pourvoie aux préparatifs des funérailles. Quant à cette maison, je pense qu’elle doit être mise en deuil !
— Est-ce que Mlle Léonie ne pourrait pas rester parmi nous ? S’inquiéta la grosse Mélanie. À part Mlle Charlotte, c’est la seule survivante de la famille et ça nous ferait bien du réconfort.
Avant de répondre, la vieille demoiselle interrogea Alban du regard. Il lui répondit par un haussement d’épaules résigné. Sa présence lui était devenue indispensable et la perdre ne l’enchantait pas.
— C’est entendu, je demeurerai ici pendant au moins quelque temps ! Maintenant, je pense que tout le monde doit se remettre au travail tandis que ces messieurs de la Police vont poursuivre leurs investigations...
— Je vais vous faire apporter vos affaires ! dit Alban d’un ton morne qui fit sourire Mlle Léonie.
— Enfin il y aura quelqu’un sur terre pour me regretter, plaisanta-t-elle en lui plaquant un baiser sur la joue. Rassurez-vous, ce n’est qu’un au revoir ! Puis elle murmura : Cette fois il faut la retrouver et vite !
Il n’empêche qu’en regagnant son logis de la rue Beautreillis le soir venu, Alban le trouva singulièrement désert!
Monsieur se livrait à l’une de ses occupations préférées quand La Reynie le fit respectueusement prier de lui accorder une audience : il se faisait montrer de nouvelles pierres fraîchement arrivées de Venise et vivait l’une de ces délicieuses angoisses dont il raffolait : s’offrirait-il cette dizaine d’émeraudes impeccablement assorties dont il imaginait le collier qu’il pourrait en tirer en leur adjoignant quelques perles et diamants ou plutôt cette ravissante collection de diamants roses dont il ferait volontiers les boutons de certain habit de cérémonie d’une adorable teinte de rose mourante qu’on s’activait à lui confectionner ? Connaissant de longue date ce client fastueux, le lapidaire jouait avec talent les serpents tentateurs :
— Pourquoi donc Votre Altesse Royale ne s’offrirait-elle pas ces merveilles ? Étant donné l’état actuel du marché, c’est, à mon sens, une excellente affaire.
— C’est que Mon Altesse Royale a beaucoup dépensé ces temps derniers pour la réfection de son château de Villers-Cotterêts ! D’autre part, si je ne les achète pas, vous irez sans barguigner les offrir au Roi mon frère qui n’en a pas le moindre besoin !
— On a toujours besoin de bijoux nouveaux, Votre Altesse, et...
— Pas mon frère ! Bougonna Monsieur. Il a récupéré coup sur coup les joyaux offerts à la duchesse de Fontanges et ceux de la Reine. Des bijoux il en a plus que moi mais, tel que je le connais, il est capable d’acquérir ceux-ci rien que pour m’empêcher de les avoir...
— Nous n’en sommes pas là, Monseigneur, et puisque Votre Altesse est d’accord pour l’un de ces ensembles, l’autre ne nécessite qu’un minime effort. D’autant que nous pourrions consentir quelques délais.
L’œil noir de Monsieur flamba d’indignation :
— Des délais ! Pour moi ? ... Sachez, Monsieur, que j’ai les dettes en exécration... Allons bon ! Que me veut-on ?
On en était là, en effet, quand un gentilhomme vint avertir que M. de La Reynie demandait un instant d’entretien. Or, Monsieur n’aimait pas du tout le policier de Sa Majesté. Il vivait dans la hantise qu’il ne vînt porter une de ces accusations burlesques contre l’un ou l’autre de ses amis.
— Que veut-il ?
— Il ne m’a pas fait l’honneur de me le confier, Monseigneur.
— C’est juste... Et quelle mine a-t-il ?
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