—    Celle de tous les jours, je pense. Pas vraiment... folâtre, si j’ose m’exprimer ainsi.

—    Le contraire serait étonnant ! Faites-le patienter !

Puis revenant à son visiteur :

—    L’incertitude a le don de me rendre nerveux. Aussi je crois bien que je vais prendre le tout ! Au moins je serai tranquille de ce côté-là. Passez demain chez mon trésorier, M. Foscarini, il vous comptera la somme prévue...

Le lapidaire se retira en saluant respectueusement. Après quoi, Monsieur s’accorda un répit en caressant amoureusement ses emplettes avant de les renfermer d’abord dans leurs sacs de peau puis dans le cabinet de bois précieux, d’écaille, d’ivoire et de bronze doré où il avait coutume de ranger ses achats de pierres avant de les confier à son joaillier.

—    Que l’on introduise M. de La Reynie, brama-t-il en se jetant dans le fauteuil le plus proche du meuble. Mais étant aimable de nature, il se fendit d’un sourire pour accueillir la terreur de ses amis.

—    Quel bon vent vous amène, Monsieur le lieutenant général ? Émit-il, un rien hypocrite.

—    Ni bon ni mauvais, Monseigneur. Je désire simplement obtenir de Votre Altesse Royale l’autorisation de m’entretenir avec l’un de ses gentilshommes... Ne cherchez pas, Monseigneur, se hâta-t-il d’ajouter avec une nuance d’ironie en voyant Monsieur verdir. Il s’agit de M. de Saint-Forgeat qui, depuis son mariage avec Mlle de Fontenac, ne semble guère lui avoir porté grande attention... Or, la jeune comtesse a disparu depuis le soir de la mort de Sa Majesté la Reine...

—    Oui, je sais ça. Qu’y a-t-il encore ?

—    Eh bien, justement, il faudrait la retrouver et le plus tôt serait le mieux afin qu’elle puisse recueillir son héritage. Mme de Fontenac, sa mère, et le... compagnon de celle-ci ont été trouvés morts hier matin. Assassinés, à l’évidence !

—    Par qui ?

—    C’est ce que je ne sais pas encore. Une troupe d’une douzaine d’hommes vêtus de noir et masqués ont envahi l’hôtel de Fontenac dans la nuit d’avant-hier. Ils ont réduit les domestiques à l’impuissance, après quoi ils ont pendu ces deux personnes à une poutre de la bibliothèque.

—    Fi ! Quelle horreur !

—    ... sans oublier de les décorer d’un écriteau portant : « Laissez passer la justice de Dieu ! »

—    Et vous voulez raconter cette histoire à ce pauvre Adhémar ? Mais il va s’évanouir...

—    Je le pense suffisamment solide pour supporter la nouvelle. Surtout en sachant que c’est son épouse qui est à présent la seule héritière. C’est pourquoi j’ai l’honneur de répéter à Votre Altesse Royale qu’il faut la retrouver !

—    Oui, mais où ? Vous devriez le savoir mieux que moi. C’est votre métier après tout !

—    Certes, Monseigneur, mais en l’occurrence je pense que Monsieur est mieux placé que quiconque pour en savoir davantage...

—    Comment l’entendez-vous ?

—    Le plus élémentairement du monde. Il n’existe en France qu’une seule personne qui puisse se permettre d’interroger le Roi et c’est Votre Altesse Royale !

La bouche soudain sèche, Monsieur déglutit péniblement:

—    Que j’aille interroger le Roi, moi ?

—    Sa Majesté ne serait-elle plus le frère de Monsieur ? Ironisa La Reynie, qui, à sa façon, aimait bien le prince parce qu’il le trouvait amusant.

Puis il se hâta de continuer :

—    Auparavant, je dois mettre Votre Altesse Royale au courant des circonstances à la suite desquelles Mme de Saint-Forgeat s’est volatilisée...

Ce fut fait en quelques mots auxquels il ajouta le résultat de l’enquête à laquelle il s’était livré. Monsieur renifla à plusieurs reprises :

—    Et vous vous êtes rendu à la Bastille, à Vincennes, sans ordre du Roi ?

—    Durant ces dernières années, j’y suis allé bien trop souvent sans ordres. Cela fait partie de mon office.

—    Et vous seriez prêt à répéter ce que vous venez de m’apprendre devant mon frère ?

—    Sans hésiter puisque je n’ai pas conscience d’avoir manqué à mon devoir et il entre assurément dans mes intentions de mettre notre Sire au courant des derniers événements. Mais s’agissant d’un couple appartenant aux maisons de Leurs Altesses Royales Monsieur et Madame, je me devais d’abord de venir ici !

Le prince réfléchit un petit moment puis déclara :

—    C’est juste !... Tout à fait juste ! En avez-vous déjà parlé à Madame ?

—    Jamais, Monseigneur ! C’eût été manquer au respect que je dois à Votre Altesse...

—    Évidemment... En outre, elle n’est plus tellement dans les bonnes grâces de mon frère ces temps-ci...

Nouveau petit silence que Monsieur employa à cogiter fermement. Enfin, son visage s’éclaira :

— Voici ce que nous allons faire, Monsieur de La Reynie! Nous allons nous y rendre de concert ! Cela vous évitera de demander audience et... et tout ça !

En quittant le Palais-Royal, La Reynie avait le sourire. C’était exactement le résultat qu’il espérait obtenir !

CHAPITRE IV

COUP DE THÉÂTRE

Connaissant son souverain mieux peut-être qu’il ne se connaissait lui-même, La Reynie jugea prudent de le prévenir de la prochaine venue de Monsieur avec qui il avait rendez-vous de façon à rencontrer le Roi après le repas de midi. Aussi quitta-t-il Paris avant l’aube afin de demander audience entre la prière matinale et le Conseil. C’était un peu risqué au cas où Sa Majesté serait de mauvaise humeur, mais il fallait que cela fût et la chance lui sourit : dans l’escalier il rencontra le secrétaire particulier, Toussaint Rose, qui serait bientôt marquis de Coye, homme déjà âgé mais fin, subtil, très compétent et particulièrement apprécié de son maître.

Rose commença par se moquer :

—    Une audience en privé ? Et vous avez besoin de moi pour ce faire, Monsieur le lieutenant de Police ? Vous voilà devenu bien timide !

—    Non, mais j’ai toujours la crainte de rappeler de trop mauvais souvenirs et je me montre le moins possible.

—    Eh bien, vous avez tort ! Que vous importent les trembleries d’une cour dont la conscience n’était pas des meilleures ces derniers temps ? Vous êtes grand travailleur, comme le Roi... et comme moi. Sa Majesté apprécie à sa juste valeur la tâche énorme que vous accomplissez à Paris qui est en passe de devenir une ville plus sûre, plus propre et plus belle. Venez avez moi : nous allons l’attendre ensemble dans son cabinet. Je suis certain que vous serez bien reçu.

Il avait pleinement raison. Louis XIV l’accueillit avec satisfaction :

—    Ah, Monsieur de La Reynie ! Nous apprécions votre zèle ! Pour venir de si bon matin, c’est dans le but de nous entretenir de cette affreuse affaire de Saint-Germain ?

—    Le Roi sait déjà ?

—    Mais oui. Je pensais même vous voir hier.

—    Hier, Sire, j’étais sur place, appelé par M. le gou-verneur, afin d’examiner le lieu du crime et de commencer l’enquête. C’était ce qu’exigeait en urgence le service du Roi.

— Et vous avez eu raison. D’autant que Mme de Maintenon, qui conserve des amitiés là-bas, m’en a touché un mot hier soir. À présent, racontez !

Un instant, La Reynie garda le silence, partagé qu'il était entre la colère et l’envie de pleurer. Il s’en tira avec une grimace qui, à la grande rigueur, pouvait passer pour un sourire :

—    Eh bien ? S’impatienta Louis.

—    Pardonnez-moi, Sire ! Je me demandais si Sa Majesté n’aurait pas meilleur profit en confiant ma charge à Mme la marquise ! Il semble qu’elle soit plus compétente que moi !

Mais décidément, le Roi était d’humeur bénigne :

—    Allons, ne faites pas la mauvaise tête et relatez-moi les faits ! fit-il en s’installant dans son fauteuil.

La Reynie s’exécuta sans épargner le moindre détail... en omettant la présence de Mlle des Courtils de Chavignol. Puis ce fut le moment délicat :

—    En rentrant à Paris, je me suis mis à la recherche de M. de Saint-Forgeat puisqu’il s’agissait de sa belle-mère. Je me suis donc rendu au Palais-Royal.

—    Vous avez vu Madame ?

—    Non, Sire, j’ai vu Monsieur. Puisque cela concernait l’un de ses gentilshommes, il était normal de passer par lui. Son Altesse Royale s’est chargée d’ailleurs de prévenir son épouse et viendra présenter ses devoirs à son auguste frère après son dîner. Sans doute M. de Saint-Forgeat l’accompagnera-t-il...

—    Que veulent-ils ?

Le ton de Louis XIV se faisait plus sec. En entendant cela, M. Rose s’éclipsa discrètement. La Reynie toussota pour s’éclaircir la voix mais demeura calme :

—    Je pense que le Roi n’en sera pas surpris. Le bruit a bien dû lui venir de l’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat que personne n’a revue depuis... plusieurs mois ?

—    Et il vient me demander cela à moi ? Tout ce que je peux pour lui c’est le réconforter mais c’est à vous qu’il aurait dû s’adresser. Enfin, passons ! Il vous faut mener une enquête, une de plus !

Cette fois, La Reynie se jeta à l’eau. Il regarda hardiment le Roi dans les yeux puis salua profondément :

—    Je l’ai fait, Sire. Jusqu’à un certain point, du moins, pensant ainsi servir au mieux les intérêts de Votre Majesté. Il n’est pas bon qu’une noble dame disparaisse sans que personne ne puisse dire ce qu’elle est devenue.

—    Peut-être. Nous savons en effet que... d’aucuns s’en sont inquiétés.

—    Je suis de ceux-là, Sire. Il se trouve que je l’ai rencontrée à plusieurs reprises dans la maison de feu Mme la comtesse de Brecourt à qui m’attachait une longue amitié.

—    Vous n’avez pas à vous en excuser. Alors ces investigations ?

—    Je pense que le Roi pourrait en apprendre davantage en interrogeant M. le marquis de Louvois puisque c’est lui qui, au soir du 30 juillet, s’est chargé d’une jeune femme trop bouleversée sans doute pour n’être pas importune. Par un bruit parti on ne sait d’où, comme cela arrive fréquemment, j’ai su qu’elle aurait eu le malheur d’avoir déplu au Roi. Ce qui a incité M. de Louvois à intervenir.

—    Alors ?

—    Que fait-on de celui ou celle qui s’est rendu coupable d’une faute d’une telle gravité ? On l’enferme, Sire... à la Bastille par exemple !

—    Si c’est le cas, nous allons prier notre ministre de l’en faire sortir.

—    Elle n’y est pas ! Ou plutôt elle n’y est plus. Après quelques semaines, on est venu l’y prendre un soir afin de la conduire à Vincennes où l’air de la forêt lui aurait été plus bénéfique. On m’a rapporté qu’elle était souffrante et sans aller jusqu’à dire qu’elle dépérissait...

—    A merveille ! Que tardez-vous à l’aller chercher ?

—    C’est impossible, Sire. Non seulement elle ne s’y trouve pas, mais elle n’y a jamais mis les pieds...

—    Que voulez-vous dire ?

—    M. du Châtelet, qui commande la forteresse, ne l’a jamais vue. Depuis la clôture de l’affaire des Poisons, il n’y a plus une seule femme sous sa responsabilité. Ce qui l’enchante d’ailleurs ! Le donjon royal a reçu jadis de trop grands personnages pour qu’une poignée de sorcières et autres mages lui paraissent honorifiques, acheva La Reynie en s’autorisant un sourire.

La boutade détendit un peu l’atmosphère. L’œil perspicace du policier ne pouvait se tromper sur l’expression du visage royal : il était plus étonné que mécontent et il en oublia même le pluriel de majesté :

—    Je vois. Mais alors où peut-elle être ?

—    C’est ce que j’ai le malheur d’ignorer. J’ai pu seulement apprendre que la  voiture fermée qui l’a emmenée hors de la Bastille est la même que celle qui l’y avait fait venir. Et que l’ordre de transfert était signé de M. de Louvois.

—    Dans ce cas, conclut Louis d’une voix si douce qu’elle fit frémir le policier, il faut que l’on me fasse quérir M. de Louvois. Il expliquera... enfin il faut l’espérer...

Le ministre ne devait pas se tenir loin car il apparut dans l’instant. L’accueil du Roi fut affable... sans doute un peu trop...

—    Voici, dit-il, M. le lieutenant général de Police qui aimerait beaucoup savoir ce que vous avez fait de la petite Saint-Forgeat. Il se trouve que sa mère est morte et qu’il serait souhaitable qu’on la vît aux funérailles.

—    Ce que j’en ai fait, Sire ? Je croyais que le Roi le savait ? N’était-il pas souhaitable que cette jeune femme aille se remettre de ses émotions dans un lieu moins turbulent que Versailles ?

—    Comme la Bastille par exemple ? Glissa La Reynie que la mine arrogante de Louvois avait toujours agacé prodigieusement.