—    A Saint-Germain, je pense ! Parce que lui aussi montre ces temps-ci une tendance à cultiver le secret. On peut le comprendre : le double assassinat de l’hôtel de Fontenac est susceptible d’irriter. En dehors des domestiques dont tu as lu, comme moi, les dépositions, personne, aux environs immédiats du lieu du crime, n’a vu ou entendu quoi que ce soit! Pourtant une douzaine de bonshommes avec chevaux et ce qui s’ensuit, cela se remarque. A moins d’être sourd ou idiot... Mais non ! Rien !

Le feu donnait des signes de faiblesse. Desgrez alla le tisonner et remit quelques bûches :

—    Tu es plus jeune que moi et tu m’accorderas davantage d’expérience. Que personne ne se hasarde à porter le moindre témoignage dans de telles circonstances n’a rien d’étonnant. Passe encore si les assassins n’étaient que deux ou trois, mais une escouade restreinte, bien armée et menée par un chef expérimenté ressemblant plus à un détachement militaire qu’à une bande de truands, cela inspire la prudence. Si encore les victimes avaient été des gens sympathiques ou simplement normaux, mais ce n’était pas le cas. Feu la baronne était une femme odieuse et son amant, que nous recherchions, rappelle-toi, depuis le meurtre de Mme de Brécourt, l’était autant sinon plus. Et tout le génie de La Reynie n’y changera rien !

—    Je te crois volontiers. Surtout que ces gens ont largement mérité leur sort ! En outre, Mlle Léonie s’est installée à Saint-Germain. Elle a l’habitude du quartier et si quelqu’un a une possibilité de se renseigner, c’est bien elle. Si tu savais quelle femme étonnante elle est ! ajouta-t-il avec un soupir qui fit rire Desgrez.

—    Il est vrai que, dans l’histoire, tu as perdu ta cuisinière, toi ?

—    C’est une amie et c’est vrai que sans elle ma maison me paraît étrangement vide en dépit des visites quotidiennes du bonhomme Sainfoin ! Lui, c’est la disparition de... Mme de Saint-Forgeat qui l’hypnotise...

—    Pas toi ?

—    Si, admit Alban, amer... mais j’ai reçu l’interdiction formelle de rechercher sa trace.

—    L’interdiction? Le mot est fort. Surtout venant du patron !

—    C’est, paraît-il, sa chasse réservée... Il a consenti seulement à expliquer que, s’agissant d’un secret plus ou moins lié à l’Etat, j’y courrais de trop grands risques. Comme si le risque m’avait jamais fait peur ? Et n’importe quel policier consciencieux doit pouvoir en dire autant. Tout ce que je sais c’est qu’il s’en est entretenu avec le Roi !

Desgrez se contenta d’émettre un petit sifflement rêveur puis, après un silence, il posa une main compatissante sur l’épaule de son jeune collègue :

—    Cesse de te tourmenter. La Reynie sait ce qu’il fait et puisqu’il a décidé de s’en occuper personnellement, cela me rassurerait si j’étais à ta place !

Ce soir-là, Louis XIV faisait découvrir à la Cour la longue galerie édifiée à l’emplacement de la terrasse reliant, cinq ans plus tôt, son appartement à celui de la Reine. Contrairement à l’étiquette habituelle voulant qu’il arrive le dernier à une réception, il était entré le premier, suivi de Mme de Maintenon, du Dauphin, de la Dauphine, de Monsieur et de Madame et avait pris place sur un trône d’argent massif utilisé pour les grandes circonstances et que l’on avait adossé à l’entrée du salon de la Paix faisant pendant à celui de la Guerre à l’autre extrémité de la galerie. La Cour, elle, était massée de ce côté-là, attendant avec impatience le spectacle promis.

Quand les doubles portes furent ouvertes par les laquais, ce ne fut qu’un cri de stupeur et d’émerveillement.

En face des dix-sept hautes fenêtres arrondies d’où l’on découvrait toute la perspective du parterre d’eau et du Grand Canal illuminés, dix-sept arcades semblables, mais garnies de trois cent soixante miroirs biseautés, reflétaient cette magie et la somptuosité du décor intérieur... Sous les couleurs brillantes du plafond peint par Le Brun sur le thème des victoires de Louis XIV et représentant l’ensemble pictural le plus important de France, douze lustres de cristal et deux d’argent aux extrémités, étincelaient comme d’énormes parures de diamants sous les feux de leurs éclairages et des deux mille bougies portées par des torchères, des girandoles et des candélabres d’argent massif décorés de cupidons et de satyres. Sur le parquet de bois précieux, deux immenses tapis de la Savonnerie à rinceaux et à soleils d’or sur fond blanc offraient un contrepoint aux rideaux de damas de soie blanche brodés d’or encadrant les fenêtres. Quant au mobilier - caissons d’orangers dont l’odeur embaumait, tables, guéridons, consoles, fauteuils, tabourets -, il était entièrement d’argent. Quatre statues du plus beau marbre blanc - deux Vénus et deux Apollon - se faisaient face à chaque bout de cette prodigieuse galerie dans laquelle chacun s’avançait sur la pointe des pieds comme à l’église en ayant l’impression de pénétrer dans un énorme diamant. Surtout si l’on considérait ceux qui constellaient l’habit de velours noir du Roi et celui, impressionnant, piqué à son chapeau.

Auprès de ce vivant soleil, Monsieur, bien qu’il soit divinement accommodé de satin nacré rehaussé de ses nouveaux boutons de diamant rose et quelques autres babioles, se sentait dépassé par l’événement et ne trouvait pas ses mots. Madame non plus d’ailleurs : un doigt dans la bouche à la manière d’une petite fille, elle souriait de toutes ses dents à cette féerie nouvelle. Invisibles mais présents, les violons de M. Lully se faisaient entendre en sourdine.

Les uns après les autres et selon les préséances, les membres de la Cour vinrent saluer le Roi et lui offrirent leurs félicitations enthousiastes et sincères pour une fois. Il eût fallut être aveugle pour ne pas se laisser éblouir. Louis XIV souriait, acceptait les compliments, sensible au plus haut point à cet encens que lui valait ce chef-d’œuvre.

Soudain, Monsieur remarqua :

—    Comment se fait-il que Mme de Montespan ne soit pas encore là ? Elle n’est pas souffrante au moins ?

—    Certainement pas, mon frère, répondit le Roi, elle nous l’aurait fait savoir. Elle est simplement en retard... comme d’habitude !

Mais elle était là, superbe évidemment dans une robe de satin d’azur glacé d’or qui faisait chanter sa carnation toujours éclatante, sans autre parure qu’un bouquet d’aigues-marines au creux de son décolleté et des bracelets assortis à ses poignets. Un murmure de surprise s’éleva de la foule qui s’ouvrait devant elle, dont la cause était moins son éclat que la jeune femme qu’elle tenait par la main pour la guider jusqu’au fauteuil royal.

Incroyablement blonde et pâle mais ravissante dans une robe de velours noir et de dentelles neigeuses, un collier de perles à trois rangs enserrant son cou mince, Charlotte, les yeux baissés, avançait vers le Roi devant lequel, toujours soutenue par la marquise, elle plia le genou au milieu d’un énorme silence où, même retenue, la belle voix de la Montespan s’éleva comme le tonnerre :

—    Le roi ferait bien de m’admettre au nombre de ses ministres, puisque j’ai réussi là où ils ont échoué, dit-elle gaiement. J’éprouve le plus vif plaisir à lui amener Mme de Saint-Forgeat que l’on croyait perdue !

—    Où l’avez-vous trouvée ? demanda Louis XIV sans songer à masquer sa surprise.

—    Dans mon jardin, Sire, évanouie près d’un buisson de houx tel un cadeau de Noël mais à demi morte de froid après avoir fui la maison où elle était retenue captive...

Cette fois, le Roi n’eut pas le loisir de donner son opinion: quittant son fauteuil, Madame entrait en scène poussée par une sainte indignation et vint envelopper la revenante de son bras protecteur :

—    Je le savais, moi, que l’on avait cherché à lui faire du mal ! Pauvre enfant sur qui le destin prend un malin plaisir à s’acharner, mais, grâce à Dieu, vous y avez veillé, chère marquise ! Soyez-en remerciée. Vous n’imaginez pas mes tourments !

—    Disons que j’ai eu de la chance, dit la belle Athé-naïs en riant. Ce qui m’enlève les trois quarts du mérite !

Une nouvelle voix s’interposa, étrangement suave :

—    Ne conviendrait-il pas de nous faire partager le récit d’aventures certainement palpitantes, susurra Mme de Maintenon. Je suis sûre que la Roi...

—    Non, coupa sèchement Louis XIV. Ce n’est ni le lieu ni l’heure. Je verrai - et il appuya sur le je ! - ces dames demain, au sortir du Conseil et sans témoins. Mme de Saint-Forgeat, nous vous souhaitons la bienvenue ! Peut-être souhaiteriez-vous rejoindre votre époux ?

Le rire de Madame retentit, à la fois homérique et communicatif :

—    Après ce qu’elle a subi, ce n’est pas un spectacle à lui offrir. Ce malheureux Saint-Forgeat est au fond de son lit. Accablé de bouillottes, de tisanes et d’une fièvre de cheval. Il se croit mourant et réclame les sacrements à grands cris ! Il...

—    Je ne vois guère là sujet d’amusement ! Persifla Mme de Maintenon. Il est vrai que Madame n’est catholique que de fraîche date !

Elle s’engageait là sur un chemin dangereux. La riposte ne se fit pas attendre :

—    Vous pareillement ! Ai-je rêvé ou les Aubigné, vos parents, n’appartenaient-ils pas à la noblesse protestante du Poitou ? Venez, Charlotte, votre place est toujours marquée auprès de moi !

—    Avec la permission de Votre Altesse Royale, je la garde encore quelque temps, intervint Mme de Montespan. On enterre sa mère demain. Ensuite, elle sera libre de prendre la décision qui lui conviendra le mieux. Et à vous, Sire, je requiers pour elle la permission de se retirer. Je voulais seulement qu’elle vienne saluer le Roi et les princes. Maintenant je la ramène...

—    Vous avez raison, elle est bien pâle en effet !....

En fait, Charlotte ne se soutenait que par un effort de volonté. C’était uniquement pour faire plaisir à sa bienfaitrice qu’elle s’était résolue à paraître au moment où Versailles brillait de son plus vif éclat.

—    Votre retour en cette soirée inoubliable pour la Cour frappera les esprits beaucoup plus qu’une rentrée discrète. Souvenez-vous que vous n’êtes coupable en rien et, au contraire, victime de la cruauté des hommes !

L’accueil qu’on lui avait réservé donnait pleine raison à la marquise. Celui de Madame, en premier lieu, lui avait réchauffé le cœur, mais, à présent, elle souhaitait se reposer dans le calme et le silence de la chambre où elle avait repris conscience, au château de Clagny. Ce soir, ce serait dans le grand appartement que Mme de Montespan possédait au premier étage de Versailles et à deux pas de celui du Roi, mais elle y bénéficierait d’un lit douillet et des tisanes apaisantes que concoctait Cateau, la plus fidèle suivante de la marquise. Dormir ! Après ces jours et ces nuits d’angoisse, elle n’en souhaitait pas davantage. Et surtout ne plus penser ! Ce serait déjà suffisamment difficile de continuer à vivre !...

En rentrant chez elle, Mme de Montespan retrouva sa sœur, Gabrielle, marquise de Thianges, son aînée de peu d’années et son plus ferme soutien. Celle-ci avait attendu le résultat du coup de théâtre imaginé par

Athénaïs avant d’aller rendre le tribut de son admiration à la nouvelle merveille du château.

—    Eh bien ? S’enquit-elle quand, Charlotte remise aux mains de Cateau, sa sœur la rejoignit.

—    Succès complet ! fit celle-ci en se laissant aller sur une méridienne pour accepter le verre de vin d’Espagne qu’on lui tendait. La tête de la Maintenon était à peindre. Notamment quand le Roi lui, a pour ainsi dire imposé silence. Elle voulait que l’on déballe sur-le-champ et devant tout le monde ce qui était arrivé à Charlotte. En revanche, Louis a été parfait et je suis persuadée qu’il est étranger à cette affaire. C’est Louvois l’instigateur, dans un but que je ne m’explique pas.

—    Il était là j’imagine ?

—    Pas au début ! Il est arrivé au moment où nous quittions la galerie. Charlotte ne l’a pas vu et moi j’ai fait semblant de rien. Du coin de l’œil j’ai remarqué qu’il se pétrifiait au pied de la statue de Vénus... et de rouge il est devenu jaunâtre ! Mais comme toujours, Madame a été égale à elle-même. Elle a ouvert les bras en grand et voulait récupérer son ancienne fille d’honneur. Et ainsi qu’on pouvait s’y attendre, elle en a décousu avec la veuve Scarron. Il est vrai que l’autre a fait ce qu’il fallait pour cela en lui envoyant à la figure qu’elle avait été protestante avant d’épouser Monsieur ! Madame ne l’a pas manquée et le Roi a laissé courir.

—    Tu crois vraiment qu’il l’a épousée ?

—    J’en suis pratiquement sûre. D’ailleurs, il commence à se comporter en mari un brin grincheux... c’est-à-dire normal!