Charlotte prit le verre d’épais cristal, huma le contenu, trouva l’odeur agréable et trempa ses lèvres :

—    Ça brûle !

—    Mais non. C’est la première impression ! Goûtez pour de bon que diable !

—    Mais... ce n’est pas l’usage qu’une dame...

—    Votre mère n’hésitait pas à y recourir quand elle avait ses vapeurs. Et Dieu sait qu’elle en avait ! En outre, je me suis laissé dire que Madame elle aussi...

—    C’est vrai, admit Charlotte, se souvenant de l'eau-de-vie de cerise de Heidelberg que la princesse déclarait souveraine contre les moments pénibles de l’existence. Elle lui en avait même administré une dose à l’issue de sa dramatique entrevue avec son cousin, Charles de Brécourt. Sa langue s’en souvenait, encore que la saveur fût différente. Elle but quelques gouttes, s’habitua sans peine à la brûlure et finalement avala la moitié du verre. Une flamme chaude et revigorante s’insinuait dans son corps. Elle s’apprêtait à continuer mais Mlle Léonie l’en empêcha :

—    Tout à l’heure ! Il faut aller doucement. A présent je vais vous aider à vous coucher afin que vous ayez vos aises, ajouta-t-elle en joignant le geste à la parole et en commençant à dégrafer la robe de Charlotte. Ensuite je vais rester près de vous...

—    Pour me raconter une histoire avant de m’endormir comme quand j’étais petite ?

—    C’est un peu l’idée générale. A cette différence près que c’est vous qui allez m’en raconter une... celle qui a succédé à la mort de votre bienfaitrice quand vous vous êtes retrouvée dans un carrosse fermé et en route pour la Bastille.

—    Ce n’est pas un souvenir que l’on aime se rappeler...

—    Et ce qui a suivi non plus très certainement, mais il faut que vous me disiez... tout ! Non, ne protestez pas ! Vous portez une charge trop lourde pour vous : je veux seulement en prendre ma part !

Vaincue, Charlotte se laissa déshabiller et coucher. Les draps avaient été bassinés et gardaient une tiédeur agréable. Confortablement soutenue par des oreillers, elle sentit ses nerfs se dénouer, savoura la sensation puis invita sa vieille cousine à s’asseoir en tapotant le bord de son lit :

—    Lorsque je me suis retrouvée dans cette voiture obscure, j’étais morte de peur. Je n’entendais que le galop des chevaux, devant, derrière et sur les côtés. On m’avait autant dire jetée là sans me donner la moindre explication et il n’y avait personne auprès de moi. Au bout d’un temps que je ne saurais déterminer, mais qui m’a paru une éternité, on m’a fait descendre dans ce qui semblait un immense puits de pierres noires éclairé par des torches. J’ai compris que j’étais à la Bastille. Il y avait des soldats, des chevaux et je pouvais voir des canons sur le couronnement des tours et je ne comprenais pas ce que je faisais là. Personne ne disait rien et l'on ne répondait pas à mes questions.

« On m’a fait monter deux étages d’un escalier à vis suffisamment large pour trois personnes de front mais au lieu du cachot sordide auquel je m’attendais on m’a abandonnée dans une grande chambre pourvue d’une cheminée éteinte, d’un lit dont les courtines étaient drapées de tissu vert, d’une table, de deux escabeaux et de plusieurs ustensiles de toilette. J’ai entendu claquer les verrous, grincer les clefs de la porte bardée de fer où s’ouvrait un étroit guichet puis, ensuite, plus rien que les heures sonnées à l’horloge de la cour.

« Avant de refermer sur moi, le geôlier m’a dit qu’il m’apporterait mon souper dans quelques instants, Cétait la première fois, depuis mon départ de Versailles, que l’on m’adressait la parole. J’ai essayé d’en profiter, de demander la raison de mon incarcération. On m’a répondu que c’était d’ordre du Roi sans préciser davantage. »

—    Mais enfin, qu’étiez-vous allé dire à Sa Majesté aussitôt après que la Reine eut expiré ?

—    Je n’ai pas le droit de le divulguer. Je l’ai juré !

—    Et malgré cela on vous a enfermée ?

—    Sans doute n’a-t-on pas cru que je respecterais ma parole ?

—    C’était bien la peine de vous la demander alors ! Continuez !

—    Que vous dire ? Les jours se sont écoulés lentement, toujours semblables. Je n’étais pas maltraitée en dehors de la privation de liberté et de la semi-obscurité de ma prison éclairée seulement par une étroite fenêtre à barreaux placée trop haut pour que je puisse voir au-dehors et qui donnait la mesure de l’épaisseur des murs[11]. La nourriture était abondante, pléthorique même, et on ne me laissait manquer ni de linge propre ni de savon, mais au fil du temps qui passait - j’ai su l’arrivée de l’automne en voyant ma cheminée allumée! -l’ennui me rongeait peu à peu. Ne sachant pas la raison de mon emprisonnement, je ne voyais pas non plus comment je pourrais en sortir. Ma santé devint moins bonne. Je peinais à quitter mon lit le matin et j’ai fini par le garder. J’étais lasse à un point que vous ne pouvez imaginer. Le médecin de la Bastille m’est venu voir et a ordonné un fortifiant que je répugnais à prendre, n’ayant plus d’appétit. Et puis, une nuit, des hommes sont entrés avec le geôlier. Il m’a annoncé qu’on m’emmenait dans un endroit où je me rétablirais.

« J’étais si faible que l’on m’a transportée dans une voiture aussi fermée que la précédente mais où je n’étais pas seule. Un homme âgé se tenait auprès de moi. Sans me donner son nom, il s’est présenté comme médecin et m’a assurée que là où on me conduisait je guérirais... »

—    C’était vrai ?

—    Oh ! Il n’y avait pas de comparaison ! Je me suis retrouvée dans une très jolie chambre tendue de damas rose, garnie de rideaux de voile blanc, de beaux meubles, de fleurs et d’un cabinet de bains. J’avais des fenêtres dignes de ce nom donnant sur un bois mais elles aussi munies de barreaux. On m’a dit que c’était pour la sécurité. Il y avait des parfums, des livres, une guitare et des vêtements d’intérieur. Le vieil homme qui m’avait accompagnée venait tous les deux jours s’occuper de ma santé mais me parlait uniquement de cela. De même pour les domestiques. Un homme et une femme me servaient avec attention et une certaine gentillesse, mais ne m’entretenaient que du temps qu’il faisait et de ce que je souhaitais que l’on m’apporte - ils ne répondaient à aucune de mes questions. Enfin, un soir, M. de Louvois est venu partager mon souper. Il s’est montré satisfait de ma mine qu’il a constaté meilleure, m’a demandé si je désirais quelque chose en particulier et, comme je lui disais que j’aimerais bien sortir, il m’a répondu que ce n’était pas possible. Pas encore. Il avait pris sur lui de me libérer de la Bastille à cause de mon état, mais il était important que l’on me croie en prison pendant encore un bon moment. Il fallait laisser s’effacer dans le temps l’émotion suscitée par la mort de la Reine. Ensuite on verrait. Il s'attendait manifestement à de la reconnaissance et je lui en ai montré, bien sincère. Nous avons parlé de tout et de rien... beaucoup du Roi dont il m’a chanté les louanges sur tous les tons et de toutes les manières. Il est venu ainsi plusieurs soirs d’affilée, mais si au début ses visites m’étaient plutôt agréables, cela ne dura pas longtemps.

—    Pourquoi ? fit Mlle Léonie qui écoutait avec une attention de plus en plus inquiète. Elle n’aimait pas cette transformation d’un ministre que l’on savait brutal et sans pitié. Elle trouvait que ce côté patelin ne lui convenait pas. Il y avait une vague ressemblance avec le Tartuffe de M. Molière.

Charlotte toussa pour s’éclaircir la gorge... ou se donner du courage mais détourna les yeux :

—    C’est difficile à expliquer. Il était un peu trop aimable et formait pour moi d’étranges projets comme, par exemple, aller en Italie en sa compagnie afin de me changer les idées...

—    L’Italie? Que pourriez-vous aller faire là-bas? Et avec lui ? Et j’imagine sans l’autorisation du Roi ?....

—    Je lui ai dit que ce que je désirais c’était rentrer chez Madame... Et puis un soir...

Sa voix s’étrangla. Comprenant que les mots avaient peine à sortir, la vieille demoiselle serra plus fort les mains qu’elle avait prises dans les siennes :

—    Du courage, Charlotte ! Allez jusqu’au bout ! À moi vous pouvez tout dire ! Un soir ?

—    Il... il n’est pas reparti... J’ai eu beau me défendre mais je n’étais pas la plus forte... Il m’a frappée et... oh, ne m’obligez pas à vous dire la suite...

—    C’est facile à deviner : il vous a violée !

Ce n’était pas une question. Un sanglot lui répondit. Charlotte retira ses mains pour cacher son visage. Alors, Mlle Léonie la prit dans ses bras avec une tendresse dont elle-même se serait crue incapable. Elle se sentait déborder de pitié :

—    Pleurez, mon petit, pleurez autant que vous voudrez! Les larmes soulagent quand le cœur est trop gros ! murmura-t-elle en caressant les soyeux cheveux blonds et elle resta un moment à bercer Charlotte comme elle l’eût fait d’une toute petite fille. Les san-glots commençaient à s’apaiser quand elle entendit

—    Vous êtes... si bonne... alors que je devrais, vous faire horreur à vous qui avez la pureté d’une nonne !

Les Sourcils de Léonie remontèrent d’un seul coup jusqu’au milieu du front. À son tour elle toussota :

—    Eh bien... La perfection n’est pas de ce monde, vous savez? Et il arrive que les apparences..., murmura-t-elle.

La jeune désespérée n’entendit pas ou, trop enfoncée dans sa douleur, n’enregistra-t-elle pas. Elle ne vit pas non plus sa cousine sourire à un très lointain souvenir : celui de ce romantique coin des bords du Jaudy, près de Tréguier, sa ville natale, où, au milieu des genêts en fleurs, des ajoncs et des bruyères, deux jeunes gens éperdument amoureux s’étaient aimés pendant quelques jours en se jurant que c’était pour l’éternité, que rien ni personne ne pourrait les séparer. Il était si beau, Joël, si câlin et si tendre ! Mais il naviguait sur les vaisseaux du Roi et il partait... Ils s’étaient promis de se marier dès son retour. Seulement il n’était jamais revenu. Léonie avait seize ans et, par chance, ses amours si brèves n’eurent pas d’autres conséquences qu’une merveilleuse image gardée précieusement au fond de sa mémoire. Par la suite, le cœur qu’elle croyait mort avait battu pour Hubert de Fontenac, voué lui aussi à un sort tragique encore que beaucoup moins glorieux ! ... A la réflexion, il était préférable que Charlotte n’ait pas entendu sa phrase imprudente. Il n’y avait aucune commune mesure entre l’éblouissement de ce lointain été et le cauchemar vécu dans une prison dorée perdue au fond des bois... Elle demanda tout bas :

—    Cette abomination n’a eu lieu qu’une fois, j’espère ?

—    Non. Trois, accompagnées des pires menaces si d’aventure j’osais révéler cette honte à qui que ce soit ! Il prétendait qu’il était fou de moi, que j’aurais de lui tout ce que je désirerais... Je continuais à me débattre. Alors il employait sa force et me faisait violence... Je souffrais tant que je cherchais un moyen de me tuer... Mais il n’y a pas eu de quatrième fois. Un soir, une femme masquée est venue qui m’a accablée d’injures avant de me chasser dans la nuit en m’ordonnant de rejoindre mes pareilles. J’étais libre mais j’ai erré longtemps avant de tomber de fatigue et d’être retrouvée par les gens de Mme de Montespan dans le parc de Clagny...

—    Que lui avez-vous dit ?

—    Ce que vous venez d’entendre sauf les... dernières nuits... Personne ne doit savoir... J’en mourrais de honte.

—    N’ayez crainte, nul ne le saura. Maintenant ce qu’il vous faut c’est du calme et du repos jusqu’à ce que vous redeveniez vous-même et que nous ayons la certitude que ce malheur n’aura pas de « répercussions »... Vous comprenez ?

—    Vous avez peur que je sois enceinte ?

—    C’est l’idée générale !

—    Pour cela, je peux vous rassurer : le cycle normal ne s’est pas interrompu.

Le « ouf » de soulagement de Léonie aurait suffi à gonfler les voiles d’une frégate :

—    Dieu soit loué ! S’exclama-t-elle. Dorénavant il va falloir vous appliquer à oublier. Ce sera difficile, j'en suis consciente, mais je ferai le maximum pour vous y aider...

Charlotte se redressa et planta dans celui de sa cousine un regard que la colère venait de sécher d’un seul coup :

—    Oublier ? Non. Ce que je veux c’est me venger ! En apercevant cet homme l’autre soir à Versailles, j'aurais voulu lui cracher à la figure, l’accuser devant le Roi et sa Cour...

—    Si c’est votre ange gardien qui vous a retenue il a sagement agi ! Savez-vous ce que vous auriez obtenu ? Soit on ne vous aurait pas crue et vous passiez pour folle, soit on se serait arrangé pour vous faire disparaître à nouveau, temporairement si ce n’est définitivement. N’importe comment vous auriez été perdue de réputation. Et j’ai le sentiment que vous auriez fait une peine infinie à quelqu’un de ma connaissance. Si vous cherchez un vengeur, vous l'auriez trouvé, mais il y aurait laissé sa tête !