CHAPITRE VI
UN HÔTE INATTENDU
Cette nuit-là, Charlotte, ayant un peu allégé son cœur en se confiant, dormit mieux. Ce ne fut pas le cas de Mlle Léonie qui, elle, ne réussit pas à trouver le sommeil. Imprimée dans sa mémoire, la voix douloureuse de la jeune femme avouant la souillure de son corps ne cessait de résonner dans son cerveau et elle cherchait en vain à la faire taire. Avec cette monstruosité en fond de tableau, elle ne parvenait pas à penser clairement. Et quand il ne s’appesantissait pas sur sa jeune parente, son esprit s’en allait vagabonder du côté de la rue Beautreillis. Elle entendait alors distinctement le bruit des sanglots d’Alban. Simplement parce que l’on venait de marier celle qu’il aimait à un mari de carton. Que serait-ce si, par malheur, le hasard lui faisait découvrir le fond de l’histoire ? Il haïssait déjà l’inconsistant Saint-Forgeat. Il serait dans ce cas capable du pire, et puisque le duel était interdit à sa roture il pourrait aller jusqu’au meurtre avec ses conséquences, comme elle l’avait laissé entrevoir à Charlotte. Or, rien n’assurait qu’il l’ignorerait toujours. Outre les deux personnages concernés, il y avait à présent elle-même dont elle répondait sans hésiter mais il y avait également la femme masquée qui avait chassé Charlotte et aussi les serviteurs disparus dans la nature. Or, aucun de ceux-là n’était muet. Ils risquaient peut-être de parler par bêtise, pour le plaisir de raconter une histoire croustillante... ou pour de l’argent. C’était trop ! ... Et quand l’aurore s’insinua dans les ombres de sa chambre, elle finit par aboutir à cette conclusion : il fallait éloigner Alban et seul La Reynie en possédait le pouvoir. Des secrets, le lieutenant général de Police en gardait bien d’autres, beaucoup plus redoutables.
L’heure en étant venue, elle fit sa toilette et se prépara pour se rendre à l’église comme chaque matin.
EIle n’avait jamais été d’une piété excessive. Tant qu’elle avait vécu à Tréguier, elle y allait tous les jours avec sa mère mais surtout avec la conscience d’accomplir un devoir en accompagnant la vieille dame. Chose curieuse, elle ne gardait aucun souvenir d’une mère jeune. Étant venue sur le tard, elle avait toujours considéré sa mère comme une femme âgée et l’affection qu’elle lui portait se teintait dès l’enfance d’un instinctif respect.
Quand Hubert l’avait fait venir à Saint-Germain, elle avait en quelque sorte continué sur sa lancée mais à mesure que les mauvais jours s’installaient sur la maison du gouverneur, elle avait éprouvé la nécessité de se réfugier chaque matin dans l’ombre d’une chapelle où brillait une petite flamme rouge à laquelle elle se réchauffait. A Paris, elle avait fréquenté régulièrement l’église des Jésuites où elle avait rencontré Isidore Sainfoin. Une circonstance fortuite dont elle avait rendu grâces parce qu’elle avait débouché sur une amitié. Enfin, revenue à l’hôtel de Fontenac dans des circonstances ô combien dramatiques, il lui était devenu indispensable d’aller s’agenouiller tôt le matin pour recevoir sa dose de réconfort. Le retour de Charlotte en faisait à présent une nécessité impérieuse.
Après avoir reçu le Corps du Christ, elle s’attarda quelques instants agenouillée sur un prie-Dieu à réfléchir à la façon dont elle pourrait s’y prendre pour rencontrer La Reynie à l’insu de Charlotte ou sans que celle-ci se pose trop de questions.
Elle avait fini par trouver la solution du problème : écrire un mot demandant une entrevue forcément discrète puis, le moment venu, prétexter l’oubli d’un objet quelconque rue Beautreillis et gagner Paris par le coche d’eau, ce qui était le moyen le plus agréable pour accéder à la capitale à condition que la Seine consente à dégeler... L’hiver était si rigoureux cette année que le fleuve était encombré de glaçons. Accompagnés de cinglantes rafales de vent, ils avaient même réussi à emporter le pont Rouge, une passerelle en bois qui joignait les Tuileries au faubourg Saint-Germain[12]. Elle ne faisait guère confiance, en effet, aux voitures publiques dont les rotations se montraient souvent irrégulières par ce temps malgré les chevaux ferrés à glace.
Ses prières allaient recevoir la réponse, une réponse tellement inattendue qu’elle put se demander s'il n’arrivait pas au Seigneur de pratiquer l’humour noir,
Elle n’était plus qu’à deux pas de la maison quand elle se trouva nez à nez avec Alban Delalande.
« Sacrebleu ! jura-t-elle intérieurement. Qu’est-ce qu’il fait là et à cette heure-ci ? »
Elle aurait pu ne pas le reconnaître. Il était enveloppé jusqu’aux oreilles dans son grand manteau de cheval, bien qu’il fût à pied, et son chapeau était enfoncé jusqu’aux sourcils. Mais lui l’avait repérée. Il se montra enchanté de la rencontre :
— Mademoiselle Léonie ! S’exclama-t-il en laissant retomber le pan du manteau découvrant ainsi un visage illuminé de joie. Quelle chance de vous trouver dehors par ces frimas ! J’avoue que je l’espérais un peu sans trop y croire !
— Ce qui signifie que vous m’attendiez ? Mais à quelle heure êtes-vous donc parti de Paris ? Les portes ne devaient sûrement pas être ouvertes ?
— Aussi suis-je arrivé hier au soir et me suis-je logé à l’auberge du Bon Roy Henry.
— Et ce, uniquement pour me rencontrer ? Vous vous seriez évité des désagréments en venant me demander à l’hôtel de Fontenac, ajouta-t-elle étourdiment pour le regretter aussitôt parce qu’elle n’osait même pas imaginer ce qui en aurait résulté et les réactions de Charlotte...
— Vous savez que c’est impossible. Et c’est vous seule que je désirais rencontrer... Mais il fait vraiment très froid et je ne devrais pas vous retenir ainsi les pieds dans la neige. Voulez-vous venir à mon auberge partager avec moi une boisson chaude ? Nous serions lus à l’aise pour parler.
— Et ma réputation, hein ? Quant à la neige, vous pouvez constater que je m’en suis prémunie, fit-elle en montrant les socques dont elle était chaussée. Conclusion nous sommes parfaitement bien ici pour causer... à condition que ce soit bref ! Que voulez-vous savoir ?
— Comment va-t-elle ?
— Qui donc ? Celle-dont-le-nom-ne-doit-plus-être-prononcé ?
— Oui. Je...
— Vous savez que vous êtes ridicule ? Vous voilà aussi précautionneux que Saint-Forgeat ! Sachez que chez moi, mon cher « cousin », on appelle un chat un chat et quand on s’intéresse à quelqu’un c’est de la dernière hypocrisie de ne pas prononcer son nom ! Alors ?
— Vous êtes terrible ! Comment va Mme de Saint-Forgeat ?
— Comme elle n’existe que sur le papier, elle n’a aucune raison d’aller mal mais s’il s’agit de Charlotte ?...
Il parut tout à coup si malheureux ce grand garçon taillé ainsi que devaient l’être les chevaliers de la Table ronde qu’elle eut pitié de lui.
— Elle se porte comme on peut se porter après plusieurs mois de captivité.
— C’est de cela dont je voulais vous entretenir. Où l’a-t-on emmenée après la Bastille ?
— Vous auriez pu vous renseigner auprès de M. de La Reynie.
— Je n’y ai pas manqué. Il m’a dit qu’elle était tombée malade et que M. de Louvois, agissant au nom du Roi, l’avait fait transporter dans une maison forte isolée dans la campagne et où elle a pu recevoir les soins dont elle avait besoin. C’était où cette campagne ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? Un beau soir, quand elle eut recouvré sa santé et son énergie, elle a réussi à s’enfuir parce qu’elle ne supportait plus d'être mise en cage et elle s’est lancée à travers bois sans parvenir à s’orienter, ce qui eut pour résultat qu'elle a tourné en rond. Et comme sévissait déjà ce temps que nous avons, elle s’est égarée et, à bout de forces, elle s’est laissée tomber près d’un buisson. La chance a voulu que ce buisson fût chez Mme de Montespan et que celle-ci possède le courage qu’on lui reconnaît. Elle a soigné Charlotte, l’a prise par la main et ramenée avec une belle audace à la Cour le soir où Sa Majesté inaugurait sa galerie des Glaces. Mais M. de La Reynie ne vous en a rien dit ? Il était pourtant chez le Roi quand celui-ci lui a demandé des explications.
— Il m’a dit qu’on l’avait retrouvée perdue dans les bois et qu’en dépit de l’offre de Madame, elle avait préféré rentrer dans sa maison d’enfance pour prendre un repos bien mérité, vous ne trouvez pas ? Et il n’y a rien eu d’autre ? On a parlé d’enlèvement par quelque... galant?
Mlle Léonie considéra son ancien logeur avec une véritable stupéfaction :
— Vous êtes idiot ou quoi ? Voilà que vous vous mettez à écouter tous les potins ?
— C’est un peu mon métier, non ?
— Oui, mais je ne vois pas ce qu’il vient faire là-dedans, votre métier. Quand M. de La Reynie prend la peine de vous raconter ce qui s’est passé chez le Roi, vous pourriez lui faire l’honneur de le croire. En ce qui me concerne, vous me faites perdre mon temps et, comme je viens de communier, j’ai faim ! Aussi vais-je clore cet entretien en espérant vous avoir pleinement rassuré. Pour le moment, Mme de Saint-Forgeat - il ne faut tout de même pas oublier qu’elle est mariée - a surtout besoin de silence et de tranquillité. Tenez-vous-en à cela !
— Une façon comme une autre de m’envoyer promener! fit-il amer. Et je vous croyais mon amie !
— Je ne vous reconnais pas le droit d’en douter ! Mais la prison est une dure épreuve pour une si jeune femme. Il faut du temps pour s’en remettre. On doit le lui laisser.
— Je m’en souviendrai. Veuillez me pardonner de vous avoir retenue dans cette rue plus qu’il ne convenait.
Il salua, recoiffa son chapeau et s’éloignait quand elle le rappela :
— Commissaire Delalande, voudriez-vous vous charger d’une commission à l’attention de votre lieutenant général ?
Elle lui fit signe de se rapprocher pour éviter de crier et dit :
— Il aimerait sans doute savoir que, durant l’absence de sa femme, M. de Saint-Forgeat, assisté du chevalier de Lorraine, s’est rendu chez maître Maublanc, notaire, pour se faire remettre une avance sur son « héritage ». Il semblerait qu’il ait dilapidé au jeu la majeure partie de sa fortune. Cela devrait intéresser votre chef !
— Et pas seulement lui !
L’après-midi de ce jour, Charlotte eut soudain envie de remettre ses pas dans ceux de sa reine défunte en allant faire une visite à l’hôpital. Les malades nécessiteux ne devaient pas manquer par cet hiver rigoureux. Aller là-bas serait une façon de rendre hommage. Se rappelant à peu près de ce que Marie-Thérèse emportait à chaque visite, elle s’en alla trouver Mathilde pour lui demander de préparer deux paniers et de prévenir le jeune valet Pierret de se préparer à l’accompagner.
— Je vais aussi le prévenir de faire atteler, répondit la cuisinière.
— Non, c’est inutile. Le chemin n’est pas long.
— Voyons ! Par ce temps, Madame la comtesse devrait...
— Inutile de risquer les jambes des chevaux ou la glissade d’une voiture qui mettrait en danger les piétons.
— Très juste ! approuva Mlle Léonie qui arrivait. Seulement, moi, je vais avec vous. Il n’y a nulle raison pour que vous gagniez votre paradis seule.
— Vous êtes déjà allée à la messe aux aurores ce matin, fit Charlotte en riant. N’est-ce pas suffisant pour la journée ?
— Non. A mon âge il est préférable de mettre les bouchées doubles !
— Je vous ferai remarquer que ce n’est pas moi qui ai mentionné votre âge. Je ne me le serais pas permis.
Chaudement emmitouflées dans de grandes mantes à capuche garnies de fourrures, elles partirent d’un pas vif. Chemin faisant, Charlotte relata ce qu’avait été sa première visite à l’hospice dans la suite de Marie-Thérèse et la simplicité chaleureuse dont elle faisait preuve :
— Il fallait la voir, vêtue d’une robe de laine quasi monastique protégée par un tablier de grosse toile, donner à manger aux malades, aider à les changer sans se laisser rebuter par les plus répugnants. Un jour, j’en ai vu un vomir sur sa main pendant qu’elle le faisait boire. Et toujours si douce, toujours si soumise aux volontés de son époux ! En vérité, elle méritait une auréole !
— Au lieu de quoi on semble prendre à tâche de l’oublier le plus vite possible ! Mais qu’est-ce que nous avons là ?
Elles arrivaient à destination et, en franchissant le porche du vieil hospice, elles virent stationner dans l’enceinte une voiture de la Cour flanquée de deux gardes du corps.
— Qui peuvent-ils attendre ? murmura Charlotte, perplexe. Pas le Roi : le carrosse aurait plus d’éclat, mais peut-être un membre de la famille.
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