— Hé quoi ? Mon frère n’est pas chez lui ?
Le duc de La Rochefoucauld, resté des intimes de Sa Majesté, s’approcha, offrant les marques du plus profond respect :
— Non, Monseigneur ! Le Roi s’est senti souffrant et prie Votre Altesse Royale de recevoir à sa place !
— Il aurait pu le dire plus tôt ! Et où est-il en ce moment ?
— Chez Mme de Maintenon qui lui prodigue les soins nécessaires !
— Les soins ? Ricana Son Altesse. Je me demande quel genre de soin elle peut bien lui administrer !
Ce qui fit beaucoup rire dans son entourage. On en riait encore comme s’il avait fait la meilleure plaisanterie du monde tandis qu’il allait s’installer à une des trois tables de jeu de la chambre royale[14]. Madame, n’aimant pas jouer, avait refusé de remplacer la Dauphine aux prises avec les malaises d’un début de grossesse, la table de la Reine demeura donc vide et tout le monde se massa autour de Monsieur.
Charlotte, après avoir répondu de la main au salut de son époux - éclatant dans un habit jaune soleil débordant de rubans dorés -, observa qu’il ne prenait pas part au jeu, se contentant de rester debout derrière le siège du prince. Mais peut-être n’attendait-il que son départ pour s’attabler ? Elle se promit de revenir vérifier !
Pour le moment, elle suivit sa princesse partie grignoter quelques pâtisseries avant d’aller entendre un chanteur italien qui faisait alors courir Paris, mais s’éloigna pour saluer Mme de Montespan et Mme de Thianges. La marquise la reçut avec un chaleureux sourire :
— Eh bien, vous voilà remise à neuf, dirait-on ? Le séjour à Saint-Germain semble vous réussir. Dommage que certains yeux préfèrent ce soir contempler un spectacle moins rafraîchissant ! Mais vous êtes jolie comme un cœur et je gage que plus d’un s’en apercevra...
— Gagez, Madame, vous gagnerez !
La silhouette épaisse de Louvois venait de se matérialiser auprès d’elles. Il les salua et s’inclina devant Charlotte :
— Me ferez-vous la grâce, comtesse, d’accepter mon bras pour rejoindre Madame... à moins qu’un verre de rossolis ne vous tente ?
Charlotte effectua un mouvement de recul instinctif mais se ressaisit rapidement. Il était impossible de refuser, surtout sous l’œil observateur de Mme de Montespan dont le sourcil se fronçait. D’ailleurs elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour s’interposer, mais le ministre reprenait sur un ton plus sérieux:
— Je vous supplie d’accepter. Il faut que je vous parle et cette chère marquise aura la bonté de nous excuser.
D’une brève inclinaison de la tête, Charlotte indiqua qu’elle acceptait et posa sa main sur celle qu’on lui offrait, heureusement gantée comme la sienne. Ce qui lui évita de toucher une peau pour elle aussi répugnante qu’une peau de serpent... Ils s’éloignèrent en direction du concert où les violons faisaient rage pendant que les chanteurs prenaient le temps de respirer... Ils avaient un public nombreux mais qui ne se croyait pas tenu au silence et les conversations particulières allaient bon train. Cependant, au lieu de prendre place sur deux chaises encore libres, Louvois entraîna Charlotte dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur le parc illuminé. Là, il lâcha sa main mais comme à regret.
— Voilà ! dit-il en s’arrangeant pour tourner le dos aux courtisans. Je pense qu’ici nous pourrons parler en paix. J’aurais... de beaucoup préféré vous conduire dans les jardins mais...
La réaction de Charlotte fut immédiate :
— Je ne vous aurais point suivi ! Que voulez-vous ?
— Je voudrais obtenir votre pardon...
— Jamais !...
— Permettez-moi au moins de plaider ma cause. Vous êtes jeune et je ne le suis plus guère et il vous est sans doute difficile de comprendre à quelles extrémités peut conduire une passion chez un homme tel que moi
— Une passion ? rétorqua la jeune femme, un sourire de dédain au coin des lèvres. Quel grand mot pour masquer l’assouvissement des plus bas instincts !
— Et pourtant je n’en vois pas d’autre. En vous ôtant de la Bastille je n’avais en vue que votre bien. Vous étiez malade et je ne pouvais accepter de vous laisser vous étioler indéfiniment entre ces murs rébarbatifs alors que vous n’étiez en rien coupable... sinon d’avoir surpris une conversation qui aurait dû rester un secret d’État mais sur lequel a soufflé le vent de la malignité publique. Cette mort avait été trop rapide en un moment encore trop proche de la scandaleuse affaire des Poisons. J’ai donc pris sur moi de vous ramener à la lumière du jour ! Mais sans courir le risque des confidences qui auraient pu vous échapper...
— J’avais juré ! Assena Charlotte toujours aussi raide.
— C’est peut-être une manie chez les hommes de douter de la parole des femmes. Le Roi est l’homme Ie plus méfiant qui soit et j’avais déjà osé considérablement en vous extirpant de la Bastille.
— Que de précautions tout à coup ! Vous êtes capable d’oser le pire pour assouvir vos appétits. J’en ai fait l’expérience !
— Me refuserez-vous indéfiniment votre pardon ?
— On peut pardonner devant un regret sincère... mais mon intuition me dit que vous ne regrettez absolument rien !
Il darda sur elle un regard dur :
— Non, répliqua-t-il, je ne regrette rien ! J’ai vécu auprès de vous des heures divines dont le souvenir brûle mes nuits...
— Et il l’avoue ! Il faut être un fieffé sauvage pour se repaître des larmes, des supplications et de la défense impuissante d’une pauvre fille que l’on force en l’attachant pour éviter ses griffes ! Quant à ce pardon que vous implorez, je crains fort qu’il ne soit que la permission de réitérer. Vous n’êtes qu’un misérable et je vous haïrai ma vie entière !
Sous l’insulte il retrouva son arrogance :
— Est-ce ma faute si votre corps est un pur délice ? Une invite à l’extase ? Je ne vous cache pas qu’à l’origine mon intention était de vous offrir au Roi dont les regards ont dû vous dire que vous ne lui déplaisiez pas, loin de là ! Maintenon ou pas ! Je le lui ai dit d'ailleurs...
— Pour le coup, j’ai l’impression que vous êtes fou ! M’offrir au Roi ? Vraiment ? Nous sommes dans un sérail et moi une esclave achetée au marché ? En vérité, Monsieur, vous êtes odieux et nous allons en rester là !
Elle voulut quitter l’embrasure de la fenêtre mais il ui opposait l’épaisseur de son corps :
— Pas encore. Nous n’avons pas tout dit.
— Je pense, moi, en avoir assez entendu !
— Non. Non, vous n’avez pas le droit de refuser d’écouter ce que fut mon calvaire...
Elle lui rit au nez :
— Votre calvaire ? C’est impayable et, en vérité, je regrette de n’avoir personne pour vous entendre. Votre calvaire ? Et moi, ce que je subissais, qu’était-ce selon vous ? Une partie de plaisir ?
— Cela aurait pu l’être si vous l’aviez voulu. Je ne suis pas un mauvais amant et je peux être infiniment doux, mais que faire contre une chatte en colère prête à vous éborgner ?
— C’est l’excuse que se donnent, en Languedoc, vos dragons en violant les femmes et les filles des huguenots ! Quelle honte !
— La guerre est la guerre ! Ne vous en mêlez pas !
— Ce n’en est pas une ou plutôt c’est pis puisque ce sont des Françaises que vous livrez à vos soudards.
Le ton s’élevait. Comprenant qu’il n’avait aucun intérêt à la pousser à bout, Louvois se voulut apaisant :
— Nous nous égarons ! Vous devriez vous souvenir qu’au-dessus de moi il y a le Roi...
— Auquel vous prétendiez m’offrir ! Ce serait grotesque si ce n’était lamentable ! Vous oubliez Mme de Maintenon ! Cela m’étonnerait qu’elle vous eût laissé faire.
— Ce n’est pas elle qui règne ! En outre je serais fort surpris que Sa Majesté lui ait juré une fidélité éternelle ! Mais j’ai renoncé à mon projet. C’était vraiment trop bête aussi ! Et quand je me suis aperçu que je vous aimais, l’idée m’est devenue intolérable Plus encore à présent que j’ai goûté... Je ne renoncerai jamais !
— Nous voilà bien loin de la repentance de tout à l'heure. Et je pense que pour ce soir, cela suffit.
— Je le pense aussi ! fit soudain près d’eux une voix haut perchée. Je ne vous savais pas si fort amis, tous les deux ? Mais, à présent, marquis, ayez la bonté de me rendre mon épouse !
— Tiens ! Monsieur de Saint-Forgeat ? Est-ce que vous n’êtes plus féru du jeu ? fit Louvois en regardant dédaigneusement les splendeurs « bouton d’or » du jeune homme.
— Pas, ce soir, Monsieur le Ministre, pas ce soir ! Relevant de maladie, je préfère jouir paisiblement des plaisirs qui s’offrent à nous ! J’adore les soirs de Grand Appartement! Cela dit, veuillez m’excuser mais Madame demande Mme de Saint-Forgeat !
Louvois s’écarta et Adhémar put prendre la main de Charlotte et l’entraîner vers les buffets après un bref échange de saluts. La jeune femme remarqua :
— Où m’emmenez-vous ? Madame était dans la galerie des Glaces où elle écoutait les chanteurs...
— Elle n’y est plus ! Sans doute a-t-elle ressenti une petite faim ! En outre... elle ne vous réclame pas !
— En ce cas pourquoi...
— Vous avoir tirée des grosses pattes de ce butor ? Parce que depuis votre réapparition miraculeuse, on n'a que trop tendance à vous associer à lui. Et... je n'apprécie pas ! Je me dois de veiller sur vous !
Ça, c’était nouveau ! Tellement même que Charlotte retrouva le sourire :
— Par tous les saints du Paradis, Adhémar, je commence à croire que vous pouvez vous comporter en bon mari !
— Cela vous étonne ?
— Oui, je vous l’avoue ! Mais ce n’est pas désagréable vous savez ?
Il lui retourna ce fameux sourire en demi-lune qui l’amusait tant avant leurs épousailles.
— Au fond, il nous faut admettre que nous ne sommes faits ni l’un ni l’autre pour le mariage et j’ai pensé qu’à défaut d’un couple modèle nous pourrions être deux camarades ?
— Vous ne pouviez rien dire qui me fasse plus plaisir !
Ils approchaient de Madame occupée à déguster un biscuit au chocolat couronné de meringue à la crème quand les pas des Suisses précédant un bref commandement et l’annonce « Le Roi » arrêtèrent net le brouhaha ambiant. Et Louis parut. Magnifiquement vêtu selon son habitude, il s’avançait seul, souriant, appuyé sur une haute canne mais sans la moindre escorte, se conformant ainsi à l’étiquette quasi inexistante des soirées de Grand Appartement. Cette apparition inattendue charma la Cour justement parce qu’il était seul : aucune robe noire ne froufroutait à l’horizon. Ce dont Madame fut si aise qu’elle lâcha :
— Si seulement il pouvait en être toujours ainsi !
Et sous le choc de l’émotion elle faillit rater sa révérence quand son beau-frère s’approcha d’elle. Ce qui la fit enrager car la perfection avec laquelle elle l’exécutait en dépit de son embonpoint était célèbre :
— Eh bien, ma sœur ! Sourit le Roi, décidément d’humeur guillerette. Que vous voilà émue.
— Il suffit que je voie sourire mon Roi !
— Il faudra que j’y pense quand nous nous rencon-trerons ! Ah! Madame de Saint-Forgeat! Avez-vous finalement décidé de nous revenir ?
— Madame m’a fait l’honneur de me convier aux noces de Mademoiselle. Je n’aurais eu garde d’y manquer !
— Ce sera vite passé. Vous devriez rester plus long-temps ! Je suis certain que Madame ne demande que cela et le Roi en serait ravi ! Possédez-vous quelque autorité, Monsieur de Saint-Forgeat ?
— Euh !... Guère, Sire, je le crains !
— Alors essayez la prière ! Nous tenons impérativement à l’éclat de notre Cour et Versailles ne saurait se passer d’une aussi jolie dame ! Surtout à un moment où il va perdre une des plus chères à son cœur au bénéfice de la Savoie.
Devenu écarlate de contentement, Adhémar s’inclina en bredouillant que son épouse comme lui-même n'avaient d’autre but dans la vie que de complaire en toutes choses à Sa Majesté.
Et le Roi passa son chemin.
— Eh bien ! fit Madame en le regardant entrer dans le salon où se trouvait son billard. Voilà du nouveau !
La vieille guenipe ne se montre pas et notre Sire vous fait presque ouvertement la cour ! Y aurait-il de la brouille dans le ménage ? Ce serait divin ! Qu’en pensez-vous, Charlotte ?
Celle-ci ne répondit pas. Son regard aussi s’était attaché à la silhouette du Roi mais avec inquiétude parce que avant de pénétrer dans le salon du billard, il avait appelé Louvois d’un geste de la main et que lui restait dans les oreilles sa confidence précédente, le je voulais vous offrir au Roi », qui l’avait si fort courroucée. Moins cependant que le «je ne renoncerai jamais » qui l’avait suivi. Comment cet homme qui s'était permis l’inqualifiable en donnant pour excuse une folle passion allait-il réagir si son maître lui ordonnait de lui mener - autant dire pieds et poings liés ! - la femme dont il se prétendait si follement amoureux ? Et elle-même, quel comportement adopterait-elle si, une nuit ou une autre, on l’introduisait dans la chambre du Roi ? D’un côté comme de l’autre elle ne voyait aucune issue sinon, peut-être..., le suicide!
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