— Quel drôle de garçon ! fit-elle enfin. Il refuse l’idée que l’on clabaude sur vous et sur cette brute mais pas celle de vous dépouiller de vos biens y compris la totalité de vos bijoux, réels ou supposés. Si l’on ajoute qu’il vous a jadis sauvé la vie dans les jardins de Fontainebleau, on arrive à un résultat qui donne à penser. Peut-être n’est-il pas, comme nous le pensions, l’obéissant toutou du chevalier de Lorraine ?
Elle aurait sans doute apprécié à sa juste valeur l'explosion de colère qu’au même moment ledit Saint-Forgeat était en train de déverser sur la tête de son « grand ami » dans un bosquet écarté du parc de Saint-Cloud. La nouvelle du saccage subi par l’hôtel de Fontenac, si elle ne l’avait pas poussé à accompagner sa femme sur les lieux, l’avait mis hors de lui :
— Ne t’avais-je pas dit, chevalier, que je m’étais attaché à cette maison où je me trouvais bien et toi, sous le prétexte de chercher une poignée de pierres précieuses, tu la mets au pillage de la cave au grenier ? La description qu’on en fait est proprement scandaleuse ! Sans compter ce que ta bande de truands s’est octroyée ! Peut-être encouragée par toi ? ...
Assis sur un banc, le beau Philippe haussa ses larges épaules admirablement accommodées de brocart corail et, du bout de sa longue canne, se mit à dessiner sur le sable de l’allée :
— Si tu avais fait ce qu’il fallait pendant que tu étais là-bas nous n’aurions pas eu à en venir là ! Tu as eu largement le temps alors que nous ne disposions que d’une nuit à peine...
— Nous ? Parce que tu y étais ?
— Naturellement ! On ne lâche pas une dizaine d’hommes de main dans une maison sans les surveiller. Je tenais - pour t’être agréable ! - que les domestiques ne soient pas molestés. On s’est contentés de les ficeler et de les enfermer dans la cuisine. Après quoi...
— Le mot d’ordre était « En avant le carnage » ? Et non seulement on a fait chou blanc, mais on s’est servis copieusement sur les plus beaux objets ! Dont une magnifique argenterie aux armes qui me plaisait infiniment ! Il y avait aussi...
— Il suffit ! J’en sais autant que toi à ce sujet ! Il faut te mettre dans la tête que les bons garçons que l’on emploie dans ce genre d’ouvrage doivent être payés. Et tu n’aurais pas voulu que j’en sois de ma bourse ? Essaye de comprendre qu’il fallait faire vrai afin que La Reynie et ses sbires aillent se perdre dans les bas-fonds de Paris et non à la cour de Monsieur. En outre, j’ai eu une idée géniale...
— Laquelle, mon Dieu ?
— J’ai fait en sorte que l’on attribue ce méfait à la bande qui est allée pendre haut et court ta belle-mère et son coquin. Même nombre, mêmes costumes et, comme le chef de ces gens dont j’ai copié la vêture, je portais l’épée et assistais d’une canne à pommeau d’argent une boiterie fort convaincante ! J’étais vraiment parfait ! Se rengorgea-t-il avec la satisfaction d’un comédien sortant de scène.
— Je n’en doute pas mais comment t’es-tu débrouillé pour obtenir ces renseignements ?
— Mais je me suis adressé à toi, mon bon ! Tu as posé une kyrielle de questions sur les circonstances du trépas de ta belle-mère, ce trépas qui t’effrayait tant !
Le reste, c’est ton valet qui s’en est chargé. On cause dans les cuisines...
— Anatole ? Poser des questions ? Il a l’innocence d'un veau nouveau-né !
— Il l’est peut-être moins que tu ne l’imagines. Mais baste ! Je te rassure : il t’est totalement dévoué et ne veut que ton bien !
— Mon bien ? Il faudrait savoir comment vous l'entendez, toi et lui ? Pour l’heure, non seulement je n’ai pas les joyaux, mais, si j’ai bien compris, je suis démuni «de tout sauf d’un toit, de murs et d’un tas de décombres !
—Mais non ! On n’a pas brisé les meubles... enfin pas tous !
— Parce que vous en avez démoli quelques-uns ?
Lorraine lui offrit un sourire moqueur :
— Seulement ceux dont on ne pouvait voir ce qu’ils avaient dans le ventre ! Rassure-toi ! Ce n’est pas dramatique et un ébéniste habile devrait réparer sans peine... Il y avait juste, dans la chambre où tu as couché, un délicieux petit cabinet florentin en écaille et ivoire auquel je n’ai pas pu résister...
— Mais il me plaisait à moi aussi ! Brama Saint-Forgeat.
— Je l’ai mis dans ma chambre. Tu pourras le contempler à ta convenance, sourit le chevalier en guise de consolation. Il était normal que j’eusse un dédommagement de ce rude labeur...
C’était peut-être un peu énorme même pour un garçon un peu lent comme Adhémar. Le petit cabinet en question était parfait pour y ranger des bijoux, des lettres, une foule de ces menus objets auxquels on s’attache... Ce nouveau coup du sort réveilla sa méfiance :
— Tu es sûr de n’avoir pas mis la main sur le diamant ? Pour ce que j’en sais, il aurait dû te plaire encore plus qu’un joli meuble !
Lorraine cessa de sourire. Son beau visage se couvrit d’un nuage douloureux...
— Tu doutes de moi qui suis ton ami depuis tant d’années, qui n’ai pas cessé de chercher à t’aider et qui t’ai poussé à ce mariage ?
— Pour ce qu’il me rapporte !
— Allons, essaie de voir la réalité en face ! Ta femme n’est pas ruinée parce qu’on lui a enlevé son argenterie, bousculé son mobilier et prélevé environ cinq cents livres abandonnées dans un tiroir ? Son notaire aura vite fait de réparer le préjudice et, le jour où elle disparaîtra - on a tendance à mourir jeune dans la famille ! -, il te restera un bel héritage pour te consoler.
Cette fois la coupe déborda ! Le mouton devint enragé :
— Ah non ! Ça suffit comme ça et je te défends même d’imaginer une chose pareille ! C’est une gentille fille et, d’une certaine manière, j’y suis... attaché ! Sur mon honneur, je te jure que s’il lui arrive malheur, je vais voir le Roi et je lui déballe tout !
— Tu es fou ! Ce serait ta perte plus que la mienne parce que moi la Maintenon m’est redevable...
— C’est possible, mais ça ne te rapporterait rien. Tu n’es pas mon héritier que je sache ! Moi mort, mes biens - en admettant qu’il m’en reste ! - reviendraient à la Couronne puisque je n’ai pas d’enfants ! Alors je veux ta parole de prince lorrain qu’il ne lui arrivera rien ! De ton fait du moins !
— Bon, calme-toi ! Tu as ma parole et d’ailleurs ce ne sont que propos en l’air ! Dans cette histoire, seul ce fichu diamant m’intéresse !
— En admettant qu’il soit encore à Saint-Germain ! Ce dont je commence à douter...
— Eh bien, vois-tu, moi je n’en doute pas ! Je sens qu’il n’a pas quitté cette maison. Pour ce genre de choses, j’ai une sorte de sixième sens...
— Et alors, que proposes-tu ?
— Que tu réintègres le domicile conjugal... d’ici peu de jours, le temps que l’hôtel redevienne habitable. Il est normal que tu ailles soutenir le moral de ton épouse dans l’épreuve qu’elle subit. Tu n’as guère à perdre, le mariage est passé, la Cour est au diable pour plusieurs semaines et Monsieur va les passer à Fontainebleau pour s’occuper de ses collections... Tu peux te donner les gants de jouer les époux attentionnés !
Suivant les conseils de M. de La Reynie, Charlotte et sa cousine acceptèrent de séjourner, durant les travaux de réfection de leurs chambres, à l’auberge du Bon Roy Henry où il leur avait retenu le meilleur appartement. La vieille demoiselle surtout dont la dernière nuit passée ligotée dans la cuisine nécessitait un vrai retour au confort...
Ce fut une halte bienvenue. Maître Grelier leur avait réservé ses deux plus belles chambres donnant sur le château. Il fut aux petits soins pour la fille et la cousine de l’ancien gouverneur. On les servit chez elles afin de leur éviter le contact avec les clients et il donna des ordres stricts à son personnel pour opposer un mutisme absolu à toute curiosité d’où qu’elle vienne. De son côté, Alban Delalande avait mis le jeune Jacquemin Lesourd à leur service pour les accompagner dans leurs sorties et écarter les importuns éventuels Pendant ce temps, à l’hôtel de Fontenac, tout le monde travaillait ferme.
Une semaine plus tard, le retour était possible, les meubles remis en place, les tapisseries raccrochées, les tapis nettoyés, les chambres réinstallées. Seule la bibliothèque avait été évitée, sur l’ordre de Charlotte qui se réservait de la ranger avec Léonie, sachant mieux que personne l’emplacement des livres. Elles s’y attelèrent sans plus tarder mais avec calme et méthode, conscientes que la précipitation n’arrangerait rien et les fatiguerait.
Mais ce qu’elles avaient retrouvé avec le plus de plaisir, c’était le jardin. Il n’était pas immense mais le printemps y éclatait en un véritable foisonnement de roses succédant aux lilas dont les hampes embaumées commençaient à pâlir. Quelques beaux arbres couverts de jeunes feuilles ménageaient un coin de fraîcheur mais Hubert de Fontenac, qui l’avait aménagé à son retour des Indes, l’avait consacré presque exclusivement à la rose dont il avait ramené des spécimens. Tel qu’il était, ce carré de verdure faisait l’orgueil de Frelon, l’homme de l’art, et les délices de Charlotte.
En cette fin d’après-midi, le rangement d’un panneau entier achevé et après avoir fait un brin de toilette pour se débarrasser de la poussière, Charlotte alla se reposer sous les tilleuls avec un livre... que d’ailleurs elle ne lisait pas, distraite par le froissement d’une brise légère dans les feuilles et le bruyant enthou-siasme de deux abeilles à demi avalées par des corolles de fleurs. L’instant lui paraissait paradisiaque et elle fronça le sourcil en voyant accourir Merlin dépouillé de sa gravité habituelle. Ce devait être une visite. Charlotte en effet croyait bien avoir entendu le portail s’ouvrir. Elle se redressa à son approche :
— Qu’y a-t-il, Merlin ?
— C’est... c’est M. le comte de Brécourt qui demande à parler à Madame la comtesse !
— M. de Brécourt ?
— Oui Madame ! Dois-je lui dire que Madame est souffrante ?
— Surtout pas ! Quand on s’excuse pour un malaise il n’est pas rare qu’il se présente aussitôt après ! Non, Merlin, allez le chercher ! Je vais le recevoir ici !
Elle se sentit soudain fébrile et prit une profonde inspiration. Le souvenir pénible de leur dernière entrevue lui revenait et avec lui un début de colère. Il l'avait traitée de façon indigne, l’accusant d’être la cause directe de la mort de sa mère[15] et allant jusqu’à lui dire qu’elle n’était qu’une bâtarde parce que la baronne avait trompé son mari avec on ne savait trop qui. Et voilà qu’il osait se présenter chez elle ? Quelle avanie lui préparait-il encore ?
En le voyant apparaître au bout de l’allée, elle constata qu’il n’avait pas changé. Toujours la même irréprochable et sobre élégance, le même beau visage froid. Seule sa démarche avait subi une modification. Il avait dû être blessé au combat parce qu’elle n’avait plus vraiment cette souplesse et ce léger balancement propre aux hommes de mer habitués à vivre sur le pont des vaisseaux et à compenser le roulis. Il l’étayait d’une canne sur laquelle il ne semblait pas réellement peser et qu’il maniait avec désinvolture.
Quand il fut devant elle et balaya le sable des plumes noires de son chapeau, elle ne se leva pas, ne répondant à son salut que par une simple inclination de la tête et, bien sûr, ne l’invita pas à s’asseoir :
— Charles de Brécourt chez moi ? Mais quelle étrange merveille ! Ironisa-t-elle. Auriez-vous par hasard oublié quelque chose ? En ce cas, il fallait me l’écrire et ne pas vous astreindre à vous déplacer.
— Pour ce que j’ai à dire, il valait mieux venir. Je ne le regrette pas d’ailleurs car vous avez beaucoup changé. Vous êtes devenue admirablement belle ! Et je vous dois bien des excuses pour vous avoir traitée comme je l’ai fait au moment de la mort de ma mère. J’ai compris depuis qu’il était injuste de vous en rendre responsable et que, comme elle, vous étiez une victime, mais à cette époque j’étais fou de rage et bou-leversé et il me fallait décharger mon ressentiment et ma douleur sur quelqu’un. Le malheur a voulu que ce soit sur vous ! Aussi je suis venu d’abord vous dire que je le regrettais profondément !
— Le service sur les vaisseaux du Roi n’offre-t-il donc plus assez d’affrontements avec un ennemi mieux armé qu’une jeune fille pour passer sur lui sa colère ? Je suppose que oui... ou n’est-ce pas là que vous avez été blessé ?
— Un coup de sabre hollandais qui aurait pu être plus grave puisqu’il ne m’a pas renvoyé à terre, mais ce n’est pas l’objet de ma visite...
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