—    Que des voleurs ont pillée, nous l’avons appris.

—    En effet, mais j’avoue que lorsque Madame souhaite ma présence, je ne peux résister à la joie d’être auprès d’une auguste princesse qui a toujours fait montre de bonté pour moi...

Pendant ce temps, cette dernière se remettait de son émotion et jugea qu’il lui fallait s’en mêler :

—    Venez, ma chère, nous avons assez retenu l’attention du Roi en l’empêchant de poursuivre sa promenade !

—    Non pas, ma sœur, non pas ! Mais je vous pensais souffrante, osa-t-il déclarer, faisant preuve d’un royal dédain pour la vérité et sans hésiter à se contredire. Mais si vous souhaitez vous joindre à nous ?...

— Nous voulions seulement faire une courte marche dans le parterre du Midi, reprit Charlotte, rendant mensonge pour mensonge. En fait, Sire, je plaide coupable : c’est moi qui, après l’église, ai convaincu Madame d’aller respirer l’air des jardins alors qu’elle voulait rentrer directement...

—    Ma foi, elle n’avait pas tort ! s’exclama la voix joyeuse de Mme de Montespan. Je sens un peu de frais et si Madame veut bien me faire la grâce de m’offrir une tasse de son délicieux chocolat, je rentre avec elle !

—    J’en serai ravie ! fit celle-ci, sa bonne humeur retrouvée devant la tournure que prenait l’incident. Sire, mon frère, j’implore le pardon du Roi de l’avoir détourné un instant de ses plaisirs !

Avec un bel ensemble, les trois femmes plongèrent dans leurs révérences dont elles ne se relevèrent qu’une fois le Roi éloigné. Ce qu’il ne parut faire qu’à regret...

—    C’est vraiment vous, Charlotte, qui avez obligé Madame à descendre ? demanda Athénaïs.

—    On ne peut plus vrai ! dit la princesse. En consta- tant que je n’étais pas priée à cette promenade, je refusais de m’y montrer. Elle m’a presque emmenée de force.

—    Elle a eu raison ! La qualité de Madame ne lui permet pas d’accepter d’être mise au piquet telle une petite fille punie. Et vous veniez réellement de l’église ?

—    Non, reconnut Charlotte. Cela aussi, je l’ai inventé afin que nous n’ayons pas l’air de courir après Sa Majesté !

Cette fois, la marquise éclata de rire :

—    Bravo ! Vous faites de grands progrès dans l’escrime de cour puisque vous vous êtes offert de donner une leçon à notre Sire !

—    Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Simplement, je ne supporte pas que l’on manque à Madame ! Venir se promener sous ses fenêtres avec toutes les dames en prenant soin de l’oublier, c’est intolérable ! Principalement de la part d’un grand roi...

Après le chocolat, tandis que Charlotte la raccompagnait jusqu’à son appartement toujours proche de celui du Roi et où d’ailleurs il venait la visiter presque chaque jour, Mme de Montespan revint sur le sujet :

—    Vous avez eu pleinement raison d’agir comme vous l’avez fait : la façon dont on traite Madame ces temps-ci est déplorable, mais ne réitérez pas trop souvent votre petit exploit. Surtout quand la Maintenon est dans les environs. Aujourd’hui, vous avez bénéficié de la surprise. Une surprise heureuse si l’on s’en réfère au visage du Roi. Il était visiblement charmé de vous revoir. Madame en a profité...

—    D’autant que vous m’avez prêté main-forte, Madame. Disons que nous avons gagné à nous deux !...

—    C’était à mourir de bonheur ! Je n’ai pas pu y résister, mais il convient de regarder la réalité en face : mon pouvoir s’amoindrit de jour en jour...

— On dit cependant que le Roi vous visite quotidiennement...

—    Non, ce n’est pas moi qu’il vient saluer, c’est la mère de ses enfants. Avant que cette femme ne s’empare de son esprit, ce n’était pas une malheureuse petite heure qu’il me consacrait : il me donnait tout le temps que lui laissaient l’État et ses devoirs envers la Reine... Pauvre femme ! ajouta-t-elle avec tristesse. M’a-t-elle assez détestée ! Et moi, folle que j’étais, je me laissais emporter par le tourbillon de la passion que je vivais. Je sais qu’elle me traitait de pute. Pourtant je n’ai pas conscience de mériter cette injure. Si le Roi ne m’avait pas désirée, je n’aurais jamais trompé Montespan. Je n’ai et n’aurai jamais d’autre amant. Ce qui n’est pas le cas, il s’en faut de beaucoup, de la veuve Scarron. Alors, qu’elle ait l’audace de se poser en parangon de vertu, je ne peux le supporter ! Si une pute est entrée dans le lit du Roi, c’est bien elle...

—    Sans vouloir être mauvaise langue, il me semble qu'elle n’a pas été la seule ?

—    De celles qui ont vraiment compté, si ! Laissons de côté les innombrables passades, dont la plus dangereuse fut peut-être la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui n’a pas duré, mais La Vallière - à qui vous ressemblez Dieu sait pourquoi - était pure ainsi que Fontanges et vous savez à présent ce qu’il en est de moi. Reste vous !

—    Je vous ai déçue, n’est-ce pas ?

—    Oui, mais je le regrette moins. Je vous aurais sans doute menée à votre perte. Et maintenant le conseil que je vous donne est de prendre garde. Il est évident que Louis continue d’avoir du goût pour vous, mais cette mégère ne lui tolérera plus de favorite ! ... Cela posé, conclut-elle en reprenant le ton enjoué du début, je reste votre amie et j’essaierai de vous éviter d’éventuels écueils...

Elle eut soudain conscience que l’attention de Charlotte lui échappait. Elles gravissaient alors l’escalier du Roi pour rejoindre le fastueux logis de la marquise. Un homme le descendait au même moment et le regard de la jeune femme se fixa sur lui avec une expression que sa compagne n’eut aucune peine à traduire. C’était de la peur et l’homme en question était Louvois.

—    Ah ! fit-elle seulement.

Il les avait vues d’ailleurs et, tout en restant attentif à sa mauvaise jambe pour éviter de glisser sur les degrés de marbre, il s’apprêtait à leur barrer le passage. Mme de Montespan mit son bras sous celui de Charlotte. Depuis qu’un des gardes avait rapporté du château une créature pitoyable et terrifiée, elle savait en gros le rôle que le ministre avait joué dans la disparition de la jeune femme. Sans toutefois en connaître le fin mot confié seulement à Mlle Léonie, mais la fine mouche sentait que Charlotte détestait cet homme et, en la sentant trembler, elle frôla la vérité. Cette fille courageuse n’était pas de celle qu’un geôlier peut effrayer... Et si...

Elle n’eut pas le loisir de préciser sa pensée, il se tenait devant elles et saluait surtout Charlotte :

—    Madame de Saint-Forgeat ! Mais quel plaisir inattendu ! Vous vous faites si rare que j’en venais à craindre de ne plus vous voir..., s’exclama-t-il en se contentant d’adresser un sourire à l’ancienne favorite.

C’était un tort ! Ce fut celle-ci qui se chargea de la réponse :

—    Auriez-vous oublié comment je m’appelle ?

—    Non, mais...

—    Outre que je suis plus âgée, j’occupe un rang que vous ne devriez pas oublier. C’était donc moi qu’il convenait de saluer la première !

—    Sans doute, marquise... et je vous présente mes humbles excuses, mais vous savez quelle amitié je porte à Mme de Saint-Forgeat et la rencontrer en ce lieu de façon si fortuite alors qu’on ne l’y a pas vue depuis des mois m’a fait oublier les règles de la bienséance. La joie...

—    Si joie il y a, vous êtes assurément le seul à l'éprouver. Je ne crois pas que... notre amie ait gardé un souvenir édénique de votre hospitalité ! Le moins que vous puissiez faire pour elle serait, à mon avis, de l’oublier...

—    Je n’en vois pas la raison ! D’ailleurs j’aimerais obtenir d’elle un moment d’entretien. Il semble qu’un... malentendu se soit glissé entre nous.

— Malentendu ou pas, un escalier n’est pas l’endroit où il convient d’en discuter. Veuillez nous livrer le passage !...

— Pardonnez-moi!    Je suis décidément bien maladroit...

Il s’écarta mais ce fut pour les suivre. Arrivée au grand palier, Athénaïs se retourna :

—    Où prétendez-vous aller de la sorte ?

—    Je... je viens de vous le dire : je désire que Mme de Saint-Forgeat m’accorde un petit moment. Vous n’aurez pas la cruauté de me le refuser !

Sans lui répondre, elle regarda Charlotte :

—    Vous avez envie de lui parler ?

—    Non... certainement pas! répondit celle-ci en détournant les yeux.

Se retrouver seule, même une minute, avec cette brute lui mettait le cœur au bord des lèvres. Elle s’en voulait sans doute de se montrer si faible mais c’était au-dessus de ses forces.

—    Vous avez entendu ? reprit la voix mordante de la marquise. Nous vous donnons le bonsoir, Monsieur le ministre... Ou plutôt non ! Venez donc bavarder un moment avec moi !

Puis, arrêtant un jeune gentilhomme qui passait en la saluant :

—    Monsieur de Bellecour, voulez-vous être assez aimable pour ramener chez Madame la duchesse d’Orléans Mme de Saint-Forgeat que voici. Je l’ai mise en retard pour son service et je ne veux pas qu’on puisse l’importuner sur le chemin du retour !

Le jeune homme prit la belle couleur pourpre d’une rose épanouie au soleil. Il en suffoqua presque :

—    Madame de Montespan me comble de bonheur ! Lui obéir est plus qu’un plaisir... Une joie !

—    Allons, tant mieux ! Mais ne l’accablez pas de compliments. Mme de Saint-Forgeat est un peu souffrante...

Un instant plus tard, la main de Charlotte reposait dans celle de Bellecour et la marquise entraînait Louvois dans son appartement dont elle lui fit traverser la majeure partie avant de s’arrêter finalement dans son cabinet d’écriture où elle lui désigna un siège :

—    Mettez-vous là et causons ! fit-elle en allant remplir deux verres de vin d’Espagne dans un charmant meuble Boulle contenant un service de cristal.

Elle en tendit un à son visiteur forcé, et s’assit en face de lui :

—    Nous sommes amis depuis longtemps, cher ministre. Le sommes-nous encore, je ne m’aventurerai pas dans les ornières des prédictions, mais, pour ma part, je continue à vous porter suffisamment d’intérêt pour tenter de vous éviter une sottise... si tant est que vous ne l’ayez déjà commise !

—    Si vous essayiez d’être plus claire? De quelle sottise voulez-vous parler ?

—    De celle que vous êtes en train de faire en poursuivant la petite Saint-Forgeat. Les potins de cour ont eu trop tendance à rapprocher son nom du vôtre ces temps derniers.

—    Moi, je la poursuis ?

—    N’essayez pas de m’en conter, j’ai des yeux pour voir. Or, mes yeux me disent qu’elle a peur de vous : donc vous la poursuivez ! Simple logique !

L’épais visage de Louvois s’efforça de prendre un air dégagé qui lui allait aussi mal que possible :

—    Que je m’intéresse à elle est plutôt normal, il me semble, et j’aimerais savoir où vous prenez que je l'effraie ? Vous oubliez que je lui ai presque sauvé la vie en la tirant de la Bastille où elle dépérissait pour la mettre en un lieu plus salubre. Et cela sans l’avis du Roi !

—    Comme si c’était la première fois ! Je jurerais qu’il ne connaît pas la moitié des sévices que vous avez fait subir à son peuple avec vos dragonnades !

—    Qu’en savez-vous ?

—    Je suis poitevine, mon cher, et j’ai reçu des nouvelles. Si le peuple en vient un jour à maudire son Roi, vous y serez bien pour quelque chose. Mais laissons cela pour le moment et occupons-nous de Charlotte ! D’abord, qu’est-ce au juste que cette maison où vous l’avez conduite pour la « soigner » ?

—    Un petit domaine que j’ai acquis en pleine forêt pour y déposer de temps en temps les charges du pouvoir et m’y délasser. Un ancien pavillon de chasse...

—    M’est avis que ce serait davantage une cage à oiselles où il vous arrive de dissimuler à la jalousie de Mme de Louvois les tendrons point trop farouches qui tentent votre... gros appétit ?

—    Où prenez-vous que ma femme soit jalouse ?

—    Ce n’est pas parce qu’elle est sotte qu’elle n’a pas le droit de l’être ! Il n’y a là rien d’incompatible. Je suis pratiquement certaine que le bras vengeur qui s’est abattu sur la malheureuse Charlotte pour l’expédier dans les ténèbres extérieures à la merci du froid, des loups et de Dieu sait quoi, était le sien.

—    C’est possible ! Je n’ai pas songé à approfondir...

—    C’est votre affaire, mais revenons à Charlotte ! Que lui avez-vous fait ?

—    Je l’ai sauvée, vous dis-je !

—    Dans cette affaire, le mérite du sauvetage revient surtout à celui de mes gardes qui l’a trouvée évanouie dans la neige. D’ailleurs, si vous vous étiez contenté de restaurer sa santé, elle vous considérerait en véritable ami et ses yeux brilleraient comme des étoiles en vous rencontrant. Or, non seulement ils ne traduisent aucune allégresse, mais je jurerais qu’elle est terrifiée Alors je répète : que lui avez-vous fait ?