L’année aussi s’achevait au milieu des acclamations et des vœux. On se précipita aux fenêtres pour admirer le feu d’artifice que l’on tirait sur la perspective des jardins d’eaux et du Grand Canal. Les deux époux se séparèrent... Et ce soir-là, Charlotte ne revit pas Saint-Forgeat.

Le lendemain, ce fut la cérémonie des vœux du Roi où la famille royale échangea des cadeaux. Mme de Montespan se tailla la part du lion en offrant au père de ses enfants le livre le plus somptueux qui se puisse voir. C’était, relié en or enrichi de motifs de pierres précieuses, un volume contenant les vues en miniature des villes de Hollande conquises en 1672, le commentaire étant assuré par Racine et Boileau. Le tout avait coûté quatre mille pistoles et l’on se récria à l’envi sur la beauté de cet ouvrage que le Roi reçut avec un vif plaisir. La fastueuse favorite fût ce jour-là le centre de tous les compliments et l’on pût croire un moment que son ancienne gloire allait renaître... Mais les temps avaient décidément changé.

Quelques jours après, le palais retentissait de la plus violente colère qu’eût jamais exprimée Mme de Montespan. Sous un prétexte fumeux, on lui échangeait son magnifique appartement contre l’ancien appartement des bains que l’on venait de transformer. Malheureusement plus petit et situé au-dessous de celui qu’on lui enlevait. Les échos s’éteignirent vite d’ailleurs : ulcérée, la marquise commanda sa voiture et partit pour Clagny...

—    J’ai bien peur, commenta Madame, que ce soit le premier pas vers l’éloignement, sinon la disgrâce que la vieille ordure lui a préparée de longue main...

—    Cela me paraît difficile d’aller jusqu’à cette extrémité, protesta Charlotte. Le Roi ne peut chasser la mère d’enfants qu’il chérit tant ?

—    Mais qui, sachant de quel côté leur tartine est beurrée, lui préfèrent de loin leur ancienne gouvernante. Seul le dernier, le petit comte de Toulouse, lui est attaché parce qu’il est resté près d’elle. Je redoute que les autres ne soient que d’affreux petits hypocrites. C’est une vraie chance, croyez-moi, que la Dauphine soit prolifique. Cela évitera aux Français la honte de voir un duc du Maine, boiteux et méchant, sur le trône. Voyez-vous, Charlotte, on ne m’ôtera pas de l’idée que la mort de la Reine a sonné le glas des jours heureux.

—    Il est certain que c’est une perte immense...

—    Pis encore : c’est une catastrophe ! Oh, certes, le soleil royal semble rayonner sur toute l’Europe mais regardez où nous en sommes ! La Reine était pieuse mais pas bigote et c’est ce que sont en train de devenir le Roi et une Cour où il ne faut surtout pas oublier de faire ses Pâques ostensiblement si l’on ne veut pas être mal vu. Regardez où j’en suis moi parce que j’aimais un peu trop le rire et les plaisanteries ? En quasi-disgrâce alors que l’on fait grand cas de ces monstres que sont le chevalier de Lorraine et ses amis qui ont au moins sur la conscience la mort de Madame Henriette d’Angleterre ? Regardez où en est la France dont on a décidé tout à coup qu’elle serait catholique ou ne serait pas ! Regardez ce que subissent les protestants du Midi que l’on n’ose pas encore massacrer mais qui sont soumis aux pires sévices. Il m’est même revenu que le Roi songerait à révoquer l’édit de Nantes signé par le roi Henri IV, son grand-père. Auquel cas ceux qui refuseront de se plier devront s’enfuir pour éviter l’extermination ou les galères ! Et quand je pense que celle qui pousse à cette ignominie est née dans la religion réformée ! Alors ne me demandez pas pourquoi je la hais !... Cela signifie qu’un jour la guerre éclatera entre la France et mon pays natal. Et moi j’en crierai de douleur dans l’isolement où l’on m’aura laissée !

Il y avait des larmes dans ses yeux. Emue, Charlotte vint s’agenouiller auprès d’elle :

—    Jamais Madame ne sera seule et si néfaste que soit le chevalier de Lorraine, il ne pourra lui enlever l’amour de ses enfants à elle ni la respectueuse affection de ses amis au premier rang desquels est Madame la Dauphine. Jamais Maintenon ne portera la couronne et quand le Roi s’éteindra - c’est le sort commun et il n’est plus si jeune ! - c’est elle qui deviendra notre reine. Maintenon et les bâtards disparaîtront alors comme un mauvais rêve... et Madame retrouvera sa joie de vivre !

Au risque de bousculer sa coiffure, la princesse attira Charlotte contre elle pour l’embrasser :

—    Tant que j’aurai près de moi des gens de votre qualité, je ne pourrai être complètement malheureuse. Mais maintenant, je ne dois songer qu’à recevoir convenablement ceux qui vont arriver d’au-delà du Rhin. Quant à vous, je vous libère mais n’oubliez pas de revenir !

Le lendemain, Charlotte quittait Versailles pour rentrer à Saint-Germain, profitant lâchement de ce que Monsieur et ses « confrères » étaient partis festoyer une semaine à Fromont chez Philippe de Lorraine. Elle n'ignorait pas que son époux désirait faire un nouveau séjour chez elle, qu’il déclarait « le plus agréable du monde en hiver» et, très probablement, elle le verrait accourir un jour prochain, mais au moins elle allait pouvoir s’accorder un répit et retrouver sa maisonnée l’esprit libre.

Auparavant, elle s’était rendue à Clagny saluer Mme de Montespan qu’elle avait trouvée plus paisible qu’elle ne le craignait et plutôt satisfaite d’elle-même puisqu’elle avait eu suffisamment d’empire sur soi pour ne pas se précipiter derechef chez le Roi afin de lui assener son point de vue sur l’affaire de l’appartement.

—    Par chance, Mme de Thianges, ma sœur, était auprès de moi et c’est elle qui s’est opposée à ce que j’aille faire au Roi les reproches qu’il mérite. « Ce faisant, m’a-t-elle dit, vous risquez d’en dire plus long que vous ne pensez et de commettre peut-être l’irréparable dont on se hâtera de profiter. Partons pour Clagny, restez tranquille et attendons ! » Elle avait pleinement raison.

—    Et qu’en a-t-il résulté ?

—    Ce qu’elle espérait. Le Roi m’est venu voir dès le lendemain, l’air assez riant et un peu confit... Il m’a dit avoir besoin de mon appartement afin d’étendre les salles de réception. En outre, celui que l’on m’alloue sera absolument charmant quand les travaux seront achevés et nous serons tout aussi proches... Que voulez-vous répondre à une telle générosité ?

—    Présenté de cette façon, il ne restait plus qu’à... remercier ?

—    Quoi d’autre, en effet ! Partez rassurée, ma chère enfant, la Montespan n’est pas à la veille d’être enterrée !

En rentrant chez elle avec le plaisir que l’on imagine, Charlotte trouva sa maison plus agréable que jamais. Non seulement il ne restait plus trace du saccage de l’été, mais les livres reprenaient leur place au fur et à mesure grâce aux soins conjugués de Mlle Léonie et d’Isidore Sainfoin du Bouloy. En bibliophile passionné, il avait entrepris d’en dresser le catalogue. Ce qui lui permettait de prolonger son séjour dans une demeure qu’il appréciait particulièrement et ce à quoi Mlle Léonie ne voyait aucun inconvénient, au contraire.

Lorsque Charlotte arriva, ils étaient encore à l'ouvrage. Debout au milieu des piles posées à terre, Sainfoin essuyait soigneusement le volume, annonçait auteur et titre que Mlle Léonie, attablée au bureau, transcrivait sur un épais registre, après quoi il le tendait à Janet, le petit valet, qui, perché sur un escabeau, replaçait le livre sur la planche préalablement nettoyée et cirée.

Naturellement, on fêta le retour de la maîtresse de maison à qui chacun vint présenter ses vœux. Elle remercia en distribuant de l’argent mais en faisant une exception pour Mathilde à qui, la sachant frileuse, elle avait acheté un joli mantelet bleu en laine des Pyrénées. Léonie eut droit à un magnifique bonnet de dentelles d’Alençon et le nouveau venu à un exemplaire du Voyage en Espagne d’un certain Brulart de Misery, illustré de vignettes pleines d’humour, qui l'enchanta :

—    Vous avez peur que j’oublie ce sacré pays?

Grâce à vous et à Mlle de Neuville, il m’est devenu cher et mes souvenirs noirâtres se sont parés de couleurs charmantes !

—    Nous avons aussi un cadeau pour vous, Charlotte, intervint Léonie, mais nous avons choisi de le laisser dans votre chambre. Vous le trouverez... sous votre oreiller. Je l’y ai placé en entendant arriver votre voiture !

—    Sous mon oreiller ? Cela veut dire que je dois monter me coucher. Vous piquez ma curiosité. Moi qui pensais prolonger un peu la soirée, voilà que vous me donnez l’envie d’aller au lit tout de suite !

—    Je ne sais pas si vous en aurez envie tout à l’heure...

—    Pourquoi ne pas au moins y aller voir ? suggéra Isidore. Mon petit doigt me dit que cela vous fera plaisir !

Elle les regarda l’un après l’autre en se demandant ce qui leur passait par la tête. Ils arboraient un sourire réjoui tellement identique qu’ils finissaient par se ressembler. Alors Charlotte releva ses jupes à deux mains, s’élança dans l’escalier, parcourut la galerie, se précipita dans sa chambre et, parvenue près du lit, souleva la gaine de velours vert qui contenait l’oreiller. En dessous, il y avait deux sacs de daim que l’on avait dû manier souvent parce qu’ils présentaient des parties brillantes, comme cirées. Le cœur serré parce qu’elle devinait ce qu’il y avait dedans, elle les regarda un ins-tant sans oser y toucher. Se pouvait-il ?....

Enfin, elle s’empara du plus grand, l’ouvrit et, le renversant, fit couler sur le lit un ruissellement d’étincelles multicolores. Il y avait là six rubis, de la taille d’une noisette et parfaitement assortis, six émeraudes d’un vert profond qui ressemblaient à des morceaux d’angélique emprisonnant un rayon de soleil, et six saphirs astériés exactement semblables. Mais ce fût presque en tremblant qu’elle vida le deuxième sachet sur la paume de sa main soudain emplie d’une lumière dorée. Celui auquel elle ne croyait plus, l’œil de Ganesha - le nom était inscrit sur un morceau de parchemin tombé du sac avec lui ! - la regardait d’un air triomphant.

Elle le contemplait encore un quart d’heure plus tard quand, inquiets de ne pas la voir redescendre, Mlle Léonie et Isidore vinrent la rejoindre après avoir frappé discrètement à la porte. Mais elle n’entendait pas tant elle était perdue dans sa rêverie.

—    Eh bien ? fit la vieille demoiselle. Que dites-vous de notre surprise ?

—    C’est fabuleux ! Plus magnifique encore que je ne l’imaginais ! D’ailleurs je n’imaginais rien du tout puisque je n’y croyais pas. Comment avez-vous fait pour le retrouver ?

—    Le mérite en revient entièrement à M. Isidore. Si vous consentez à vous arracher à la fascination de cette pierre, ranger ces cailloux très soigneusement et redescendre avec nous, on vous expliquera...

Incapable de se séparer sur l’instant de ce trésor tellement inattendu, Charlotte le fourra dans une des poches de sa jupe et les suivit jusque dans la bibliothèque dont, pour plus de précautions, le vieux conseiller d’ambassade ferma la porte soigneusement en tournant deux fois la grosse clef.

—    C’était donc ici, en définitive ? Questionna Charlotte en se dirigeant vers l’image de Clio.

—    Oui, mais pas là ! Et pas davantage derrière aucune de ces dames, expliqua Mlle Léonie, car, souvenez-vous Charlotte, nous avons examiné si le même mécanisme ne se répétait pas.

—    En effet. Où alors ?

—    Je vais vous le montrer ! dit M. Isidore visiblement enchanté de l’effet qu’il allait produire. Mais, s’il vous plaît, ne vous asseyez pas là, conseilla-t-il en voyant la jeune femme s’apprêter à s’installer sur la vieille chaise à cousine de cuir qui était devant le bureau.

—    Pourquoi ?

—    Simplement parce que si vous vous asseyez sur la cachette je ne serai pas en mesure de vous la montrer. Tenez !

Écartant le meuble, massif d’ailleurs, qui se composait d’un siège épais porté par des pieds chantournés relativement courts, et d’un haut dossier, il fit tourner l’une des sculptures rudimentaires du bandeau de bois supportant le coussin usagé et fit sortir un tiroir dont rien, ni même la moindre rainure, ne laissait supposer la présence.

—    Voilà ! fit-il triomphalement. C’était là !

—    Mais comment avez-vous eu l’idée de faire jouer ce mécanisme... ou même de supposer qu’il y en avait un ?

Le vieux monsieur se rengorgea :

—    Oh, je n’y ai aucun mérite ! Pendant des années, j’ai été assis sur sa sœur jumelle à l’ambassade de Madrid et un collègue m’avait montré le mécanisme qui, soit dit en passant, ne servait plus depuis longtemps. J’en usais pour dissimuler mes petites faiblesses : du touron et du chocolat