—    Allez, Messieurs !

L’affrontement s’engagea, rapide, brutal même. À peine l’ordre donné, Saint-Forgeat chargeait son adversaire avec une violence inattendue, dirigeant sur lui un moulinet d’un style inhabituel qui aurait pu atteindre à la tête mais eut au moins le mérite de le déconcerter assez pour qu’il ne profite pas de l’ouverture ainsi offerte.

—    Où a-t-il appris cette passe ? demanda Effiat. Il fréquente pourtant la même salle d’armes que nous autres.

—    Tu as raison, il s’est servi de son épée comme d'un sabre. Je sais qu’il a un vague cousin dans la Marine. Il n’a pas dû le voir depuis un bail mais cela lui vient peut-être de lui ? ... Dommage que l’action ait échoué...

A son tour, le chevau-léger attaquait de plusieurs feintes rapides qui obligèrent Adhémar à prendre du recul mais il revint vite à la charge. Il faisait montre d'une fureur qu’on ne lui avait jamais connue et de la volonté évidente de tuer.

—    On dirait que notre mouton devient enragé ! observa Lorraine. Je ne l’aurais pas soupçonné capable d'une telle agressivité !

—    Preuve que nous ne le connaissons pas aussi bien que nous le croyions ! Mais il a affaire à forte partie ! Oh, mon Dieu...

Cette exclamation soulignait le faux pas que le jeune homme venait de faire en parant l’assaut et qui le déstabilisa légèrement, mais il n’en revint sur son adversaire qu’avec plus de hargne.

—    Cela risque de durer, commenta Effiat. Ils sont de force sensiblement égale...

Cela durait en effet sans qu’un avantage se précise. Mais soudain une voix puissante se fit entendre :

—    De par le Roi ! Cessez le combat, Messieurs !

L’ordre fut fatal à Saint-Forgeat. Surpris, il esquissa le mouvement de se retourner et l’épée de Laissac s’enfonça dans sa poitrine. Il tomba comme une masse. Effiat se précipita, s'agenouilla près de lui en criant à Louvigny de courir à l’hôtel de Rohan chercher du secours. Cependant le chevalier de Lorraine entreprenait le trouble-fête qu’il ajusta de son binocle

—    Voilà qui est fait ! Vous venez de tuer un homme et j’espère que vous êtes content ? Qui êtes-vous ?

—    Commissaire Delalande, assistant de M. le lieute-nant général de Police ! Si cet homme est mort il n'a qu’à s’en prendre à lui-même. Ne savez-vous pas que le Roi interdit le duel sous peine...

—    Nous le savons, mais pour nous autres gentil-hommes l’honneur prime même les ordres du Roi, M. de Saint-Forgeat venait d’être gravement attaqué...

—    Saint-Forgeat ?

Alban se pencha et prit la lanterne pour mieux voir et pâlit en constatant qu’il s’agissait effectivement de lui. Au même moment, Louvigny revenait au pas de course accompagné d’un homme en noir muni d’une sacoche...

—    J’ai trouvé monsieur qui rentrait chez lui après...

—    Inutile ! fit le policier d’une voix morne. Il est bien mort ! On vous a dérangé pour rien, docteur. Puis-je savoir contre qui il s’est battu ?

—    Moi. Sébastien de Laissac, lieutenant aux chevau-légers. Je regrette de l’avoir tué mais il m’avait obligé à venir sur le terrain. Ces messieurs peuvent en faire foi.

—    C’était pourtant un homme... pacifique ? Comment vous y êtes-vous pris pour lui mettre l’épée à la main ?

—    Oh... des plaisanteries sur les relations amoureuses de sa femme avec M. de Louvois ! Il est de notoriété que...

Il n’en dit pas davantage. Le poing d’Alban était parti à la vitesse d’une catapulte et Laissac tomba lourdement à côté de sa victime, sans connaissance. Lorraine se rapprocha et ajusta son binocle pour mieux admirer le phénomène :

—    Peste ! Quel coup ! Il vous arrive souvent de frapper les gens que vous interrogez ? En dehors de la question, évidemment ?

—    Jamais... sauf quand on se permet d’éclabousser le nom d’une femme respectable !

—    Vous êtes un enfant, mon cher, répliqua Lorraine en ricanant. Si deux hommes mettent flamberge au vent, c’est presque toujours pour une femme et, naturellement, plus elle est jolie et plus il y a de risque.

—    Où a eu lieu cette altercation ?

—    Chez Coiffier, là derrière !

—    Ce qui veut dire qu’il y a eu des témoins ?

—    Oui ! À ce propos, il serait peut-être convenable de les délivrer ? Pour qu’ils se tiennent tranquilles pendant le combat, nous les avons mis sous clef. Maintenant si vous voulez vous en charger.

—    Donnez-moi ces clefs ! Dans l’immédiat, je vais vous prier de me suivre au Châtelet où le corps doit être déposé...

—    Monsieur, intervint Effiat, ce genre de... procédure ne saurait s’appliquer à des gens tels que nous et vous êtes excusable de l’ignorer, mais voici M. le chevalier de Lorraine et quant à moi, je suis...

—    Le marquis d’Effiat. Je vous connais tous les deux et vous sais proche de Monsieur, frère de Sa Majesté. Aussi, ajouta-t-il avec un mince sourire de dédain, est-ce à M. de La Reynie en personne que je vais vous conduire eus égards à votre qualité. Moi je ne suis qu’un simple commissaire. Lui saura quelle suite il entend donner à une affaire autour de laquelle il y a déjà trop de bruit.

Et s’adressant à son sergent :

—    Jacquemin, toi et Dubois allez à la Fosse aux Lions libérer maître Coiffier et ses clients. Vous poserez des questions mais évitez de faire allusion à l’issue du combat. Laissez entendre au contraire que nous sommes arrivés à temps pour l’empêcher. Les échos de Paris se chargeront suffisamment tôt de rétablir la vérité. Deux hommes pour emporter M. de Saint-Forgeat ! Avec tout le respect dont ils sont capables !

—    Curieux langage pour un policier, ironisa le chevalier.

Ce n’était pas une bonne idée. Delalande laissa fuse un éclat de colère :

—    Pourquoi ? Me feriez-vous l’honneur de me prendre pour un rustre ? Outre que l’on peut seulement s’incliner devant la mort, il faut que ce malheureux, connu pour être des moins belliqueux, ait eu fort à souffrir pour en venir à cet éclat fatal. De même on ne le mettra pas à la Morgue parmi les corps que la Seine rejette ou les victimes des truands, mais dans une salle à part jusqu’à ce que M. de La Reynie ait pris une décision.

—    En ce cas, vos hommes n’ont qu’à le porter à ma voiture qui attend sous les arbres. Nous vous suivrons...

Quand on fut en vue du Grand Châtelet, Alban poussa un soupir de soulagement. Le cabinet du chef était éclairé donc il était là et on ne serait pas obligé de l’envoyer chercher. Dans le marasme où il se débattait depuis qu’il avait reconnu sans hésiter l’époux de Charlotte, Alban était conscient qu’en d’autres circonstances il eût incarcéré tout le monde jusqu’à ce que, le jour venu, on pût y voir plus clair, mais il se sentait désemparé, tel un gamin perdu devant l’accusation que Lorraine lui avait envoyée à la figure après son ordre de cesser le duel. En revivant la scène, il ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable puisque c’était son intervention qui, en le faisant se retourner, avait permis à l’épée de ce Laissac d’embrocher le pauvre Saint-Forgeat.

En le voyant surgir dans son bureau, essoufflé d’avoir monté les escaliers quatre à quatre et visiblement bouleversé, le lieutenant général se leva machinalement :

—    Que t’arrive-t-il ? Tu es malade ? Tu sembles ne te soutenir qu’à peine.

—    Non, je ne suis pas malade, mais Adhémar de Saint-Forgeat vient d’être tué en duel et je suis la cause indirecte de sa mort !

—    Saint-Forgeat ? En duel ? Mais ça n’a pas de sens ! Je n’imaginais même pas qu’il sût tenir une rapière !

—    Cela prouve seulement que l’on ne sait jamais ce que cachent un visage ou un comportement. Et le comble, c’est que c’est lui le provocateur ! Vous n’auriez pas quelque chose à boire ?

—    Bien sûr que si ! Tu sais où ça se trouve, alors sers-toi ! Et puis raconte !

Alban avala d’un trait un verre d’eau-de-vie, déballa son histoire et conclut :

—    J’ai laissé Jacquemin et Dubois s’occuper des clients de la Fosse aux Lions et je vous ai ramené la fine fleur des amis de Monsieur. Je dois dire que, pour une fois, ils ont fait preuve d’une certaine... docilité. Ce qui peut étonner de la part du chevalier de Lorraine, mais je pense sincèrement que ce drame l’a touché ainsi d’ailleurs que le marquis d’Effiat...

—    Tu as bien fait ! C’est au Roi qu’il me faudra rendre compte et je veux savoir en quelles dispositions sont ces jolis messieurs. Que cette tragédie les mettent mal à l’aise n’en est que préférable. Je leur ferai entendre raison plus facilement. Vois-tu, je désire surtout limiter le scandale - inévitable - que cette mort va déclencher. L’étrange disparition de Mme de Saint-Forgeat n’est sûrement pas effacée de l’esprit des courtisans. Dieu sait ce que va en dire la Maintenon !

—    Que pouvez-vous faire ?

—    Voir Monsieur. Cet homme était à lui, c’est donc à lui de s’exprimer. Lorraine et les autres l’auront vu avant moi, je le sais, mais c’est mon devoir.

—    Et... le Roi ?

—    On ne le dérange pour un banal duel ! Il en sera averti assez tôt... et la Maintenon aussi !

Il y eut un silence puis Alban demanda, presque inaudible:

—    Et... elle ?

—    Tu veux dire Mme de Saint-Forgeat ? Je la verrai à la remise du corps de son époux chez elle. Ce qui sera sans doute décidé puisqu’il a perdu au jeu la totalité de ses terres.

—    Il doit lui rester une chapelle où sont inhumés les siens ? Il s’y trouverait davantage à sa place qu’à Saint-Germain dans la chapelle des Fontenac...

La Reynie fit face à son commissaire pour le  regarder sous le nez :

—    En quoi cela te regarde-t-il ? Ce pauvre garçon est mort, tu ne veux tout de même pas lui refuser une sépulture convenable ?

—    Oh moi, je ne lui refuse rien. J’y aurais mauvaise grâce... et peut-être aussi mauvaise conscience! ... Mais permettez que j’en revienne à mon premier propos. Quand pensez-vous prévenir sa... veuve ?

—    Pourquoi ne t’en chargerais-tu pas ? Puisque tu es la cause directe de cette mort, ce serait l’occasion de lui demander pardon.

—    Que je...

—    Oui, que tu..., s’emporta soudain La Reynie. Prétends-tu rester ici toute la journée à danser d’un pied sur l’autre ? Tu y vas ou dois-je envoyer Desgrez ?

—    Ne vous fâchez pas, je partirai dès le lever du jour.

—    Bien... mais pas de confidences superfétatoires ! Si elle demande la raison du duel, tu n’en sais rien. Je me charge de le lui apprendre lorsque je lui rapporterai la dépouille ! C’est bien compris ?

—    Oui, monsieur. C’est compris !

Ayant dit, Alban salua et sortit.

CHAPITRE XI

JOURS DE COLÈRE

Tandis qu’au galop de son cheval il filait vers Saint-Germain dans un petit matin brumeux annonçant l’automne, Alban essayait de mettre de l’ordre dans ses idées mais surtout il se reprochait de ne pas avoir refusé catégoriquement la mauvaise commission qu’on lui donnait. Il aurait dû la laisser à Desgrez qui n’étant engagé en rien dans l’affaire aurait délivré son message sans états d’âme. Mais lui, Alban, qu’allait-il faire là-bas ? Annoncer à la femme qu’il aimait qu’elle était veuve en précisant qu’il était responsable de cette mort presque autant que celui qui avait embroché Saint-Forgeat ? Il se doutait bien qu’elle n’en éprouverait pas une peine extrême - encore qu’avec les femmes on ne soit jamais sûr de rien ! -, mais elle poserait des questions. Elle voudrait connaître la raison qui avait transformé un garçon pacifique en fou furieux. Or, cette raison La Reynie se la réservait alors qu’il brûlait de la lui jeter à la figure, de la brutaliser au besoin mais de lui arracher la vérité sur ce séjour bizarre chez Louvois et dont le bruit mettait si longtemps à s’éteindre. Quels avaient été les rapports du ministre boiteux et de Charlotte ? Nul n’ignorait son appétit pour les filles jeunes et belles et il aurait traité celle-là paternellement ? C’était déjà difficile à avaler, mais il y avait la perfide petite phrase : « C’est juste s’il lui permettait de se rhabiller durant ses absences mais elle était si bien faite »... Celle-là lui faisait voir rouge parce qu’il imaginait nettement la scène : Charlotte, légèrement vêtue de voiles d’une transparence telle qu’un valet avait pu apprécier les charmes de son corps, attendant le retour de son vainqueur mollement étendue parmi les coussins soyeux d’un lit de repos. Sans oublier les images trop précises de ces nuits pendant lesquelles lui-même se rongeait les sangs en essayant de deviner quel pouvait être le sort qu’on lui avait réservé... Jamais il n’avait été aussi malheureux et quand se profilèrent, posés sur leur plateau, le château, les murailles, les arbres et les maisons de la ville royale, il dut lutter violemment contre l’envie de tourner bride et de laisser La Reynie faire ses désagréables commissions tout seul ! Lui se sentait capable d'étrangler la jeune femme.