—    À un jeu fort peu amusant, je le crains ! Le commissaire venait apporter une très mauvaise nouvelle et ne savait pas trop comment s’y prendre.

—    Alors vous vous en êtes chargée. Sans plaisir si j'en juge votre mine. Voyons cette nouvelle !

— Peut-être devriez-vous vous asseoir ? suggéra Mlle Léonie soudain radoucie.

L’œil inquiet, Charlotte alla s’asseoir sur les mar-ches du perron :

— Elle est si mauvaise que cela ?

—Je sais qu’elle va vous toucher, Charlotte. Ce pauvre Saint-Forgeat est mort cette nuit.

—    Mort? ... Cette nuit? Mais de quoi? Un accident...

—    Non. Un duel ! Son adversaire a profité d’un instant d’inattention et l’a occis net...

Une cheminée se détachant du toit pour lui choir sur la tête n’aurait pas stupéfié davantage la jeune femme ;

—    Un duel ? Adhémar ?... Mais c’est aberrant !

Sentant venir la question inévitable, Léonie se hâta d’enchaîner :

—    C’était l’objet de la visite de M. Delalande et si j’ai dit qu’il ne savait comment s’y prendre c’est parce qu’il a été la cause indirecte de ce malheur. Cette nuit, en passant place Royale, il a constaté que deux hommes se battaient et il leur a aussitôt intimé l’ordre de remettre l’épée au fourreau au nom du Roi. Notre Adhémar, qui lui tournait le dos, s’est retourné instinctivement et l’autre en a profité.

Sous le choc, Charlotte sentit les larmes lui monter aux yeux :

—    Mon Dieu! Mais c’est affreux! Mon pauvre petit époux de papier ! Mais qui a pu ?

—    Un certain Laissac, officier de chevau-légers qui lui était totalement inconnu. Avec le chevalier de Lorraine, M. d’Effiat et deux ou trois compères, Saint-Forgeât festoyait dans un cabaret réputé rue du Pas-de-la-Mule. Ces messieurs ont bien ripaillé, bien bu, le ton est monté, s’empressa d’ajouter Mlle Léonie devenue volubile. D’un mot en est venu un autre et vous savez comment cela se passe quand la tête est chaude après trop de libations ?

—    Comme je n’en ai pas encore fait l’expérience, je peux seulement imaginer. Voilà donc la raison de la bizarre attitude de M. Delalande ? Il se sent responsable ?

—    Eh oui ! Il ne faisait pourtant que son devoir et, en débouchant sur la place Royale il ignorait l’identité de ces gens en train de violer de façon si criante les édits royaux. Quoi qu’il en soit, se dépêcha-t-elle de préciser pour endiguer la question tant redoutée, M. de La Reynie viendra demain : d’abord pour vous remettre le corps afin de lui rendre l’hommage qui lui est dû, ensuite pour vous apprendre tout ce que vous souhaitez savoir... Vous alliez chez Mme de Château-Landon ?

Charlotte se leva et ramassa le panier qu’elle avait préparé :

— Oui et il faut que je me presse. Elle doit m’attendre.

—    Alors, allez vite ! Moi je retourne à l’église examiner avec M. l’archiprêtre les dispositions à prendre et en rentrant vous me permettrez de donner des ordres pour que l’on mette la maison en deuil et que l’on prépare le retour - fugitif hélas ! - de ce malheureux garçon. Je suis rompue à ce genre de cérémonie, ce qui n’est pas votre cas. Occupez-vous seulement de vos vêtements. Ma pauvre Charlotte, vous voilà condamnée au noir pour un bon bout de temps !

—    Je lui dois bien cela. Vous savez Léonie, je crois, tout compte fait, que j’avais pour lui plus d’affection que je ne le pensais. Un peu comme s’il avait été mon frère...

Quand Adhémar de Saint-Forgeat revint à l’hôtel de Fontenac pour son dernier séjour, la maison était prête pour le recevoir. Les volets étaient clos. On avait descendu des coffres du grenier les ornements funèbres qui répandaient une exotique odeur de poivre à laquelle on s’habituait assez facilement même si, par moments, un éternuement se faisait entendre. Dans le salon de réception était disposé, sous un dais noir et argent, une sorte de catafalque entouré de porte-cierges fournis par la paroisse ainsi que les hautes chandelles de cire blanche et l’eau bénite versée dans un petit seau d’argent où trempait une branchette de buis destinée à servir de goupillon.

De son côté, Monsieur avait été vraiment princier en renvoyant son jeune compagnon de fête dans un coûteux cercueil d’acajou ornementé d’argent massif. Le fourgon mortuaire était arrivé escorté d’un peloton de ses gardes et les deux frères La Jumellière étaient chargés de présenter ses condoléances à Charlotte et de lui dire que Monseigneur maîtriserait la douleur causée par la perte d’un si bon ami en assistant, le surlendemain, à ses funérailles. Ils lui remirent aussi une lettre de Madame. Une de ces lettres affectueuses qu’elle seule savait écrire parce qu’elle y mettait tout son cœur. Naturellement, tout Saint-Germain était dans la rue.

Ainsi qu’il l’avait annoncé, La Reynie avait précédé le défunt d’une heure afin d’être auprès de Charlotte pendant ce moment pénible. Elle l’avait reçu dans la bibliothèque, sa pièce de prédilection, et il n’avait pu se retenir de lui sourire. Dans l’austère robe noire dont elle était revêtue, Charlotte, son teint si pur, ses lumineux yeux verts et ses cheveux d’un blond argenté, souples et soyeux, était plus ravissante que jamais Elle lui avait spontanément rendu son sourire, ayant trop d’honnêteté pour afficher un désespoir qu’elle ne ressentait pas.

Mlle Léonie, elle, avait été soulagée de le voir puisqu’il s’était réservé la tâche épineuse d’apprendre à la jeune veuve pourquoi elle l’était devenue.

Elle-même, durant les quelque trente heures qui s’étaient écoulées depuis sa rencontre avec Alban, avait été bien obligée, finalement, d’affronter une question dont la réponse était si délicate à formuler. Elle avait réussi à s’en dépêtrer par un mensonge parce qu’il n’y avait, sans aucun conteste, nul autre moyen de s’en sortir : elle ne savait rien et M. de La Reynie lui donnerait les précisions qu’elle requérait. A présent, on y était. Elle referma la porte de la bibliothèque sur eux non sans appréhender l’issue de l’entretien. Elle était consciente que Charlotte devait connaître la vérité afin que les mauvais bruits - inévitables encore qu’il y ait quelque indécence à clabauder sur un deuil ! Ne la prennent au dépourvu.

Ce fut Charlotte qui ouvrit le feu :

—    Je veux d’abord vous remercier du soin que vous prenez de moi. Mlle des Courtils de Chavignol m’a dit ignorer la raison pour laquelle M. de Saint-Forgeat, dont le caractère pacifique était connu, en est venu à se battre avec un officier. Elle m’a dit aussi que vous souhaitiez me l’apprendre vous-même. Je suppose donc qu’elle est... très grave ?

—    Quoi qu’on en dise, quand deux vies humaines se mettent en danger, surtout quand le Roi l’interdit, c’est toujours grave. À plus forte raison quand la mort en résulte. Ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui... d’autant que l’homme à la langue trop longue est indemne... si l’on excepte sa mâchoire inférieure tuméfiée... Ce qui...

Charlotte tendit une main qu’elle posa sur celle de son visiteur :

—    Par pitié, Monsieur le lieutenant général, cessez de finasser et dites-moi franchement pourquoi et pour qui mon époux s’est fait tuer !

—    Ce n’est pas la première fois que je constate votre courage. Il s’est battu pour vous parce que dans ce cabaret bourré de monde où il soupait avec des amis il a entendu des propos qui lui ont déplu. Que dis-je ? Déplu ? Mis hors de lui.

—    Touchant ma vertu ?

—    En quelque sorte. On faisait une allusion fort clair à ce séjour chez M. de Louvois. Ce Laissac - le bavard ! - racontait qu’il avait pris à son service l’un des deux serviteurs chassés, après vous, par Mme de Louvois...

—    Ainsi, c’était elle ?

—    Oui. Ce qui en a surpris plus d’un étant donné qu’on la tient généralement pour sotte, si ce n’est complètement idiote, et jusqu’à présent elle n’avait pas paru se soucier des aventures amoureuses de son époux. Il ressortait des assertions de ce Laissac que vous étiez devenue la maîtresse du ministre.

Charlotte, fustigée par le mot, se releva livide :

—    Moi, la maîtresse de cette brute ! Comment s’est-il trouvé quelqu’un pour ajouter foi à cette horreur ? Et ce domestique - Rolin, n’est-ce pas ? - qui ne doit rien ignorer de la réalité. Une réalité à ce point odieuse que je donnerais n’importe quoi pour l’oublier...

-— Ne l’avez-vous confiée à personne ?

—    À ma cousine Léonie, évidemment, et en exigeant d’elle un secret presque aussi honteux que les allégations de ce malotru !

—    Et à moi dont vous connaissez l’amitié fidèle, ne la confierez-vous pas ? suggéra gentiment La Reynie. Je sais d’expérience judiciaire que, pour défendre efficacement quelqu’un, il ne faut rien ignorer de sa cause... Je vous en conjure, dites-la-moi cette vérité !

Ne se sentant pas le courage de le regarder en face, Charlotte alla s’accoter à l’embrasure d’une fenêtre :

—    Au fond, pourquoi pas ? murmura-t-elle.

Puis, a peine plus haut :

—M. de Louvois m’a violée trois nuits de suite. La quatrième, j’ai été mise dehors. Il... il m’attachait au lit pour parvenir à ses fins... On me droguait.

—    Oh ! Émit La Reynie choqué. C’est révoltant. On le savait brutal et sans pitié mais comment un homme digne de ce nom peut-il en arriver là ?

—    Il répétait qu’il m’aimait... Il ne se lasse pas de le répéter d’ailleurs !...

—    C’est vrai, vous l’avez revu à la Cour. Comment se comporte-t-il ?

—    De manière innocente pour lui : il n’a fait que céder à la « folle passion » que je lui inspire et non seulement il n’éprouve aucun remords, mais il ne rêve que de recommencer! De préférence avec ma collaboration !

—    Je me doutais bien de quelque chose d’approchant ! Soupira La Reynie assombri. Ce n’est pas la première fois qu’il court des rumeurs de cet ordre à son sujet et malheureusement nous sommes impuissants. En dépit de ses vices, c’est un ministre hors du commun ! Il le sait... et le Roi aussi dont il a l’oreille et, à n’en pas douter, la connaissance de certains secrets d’État[23].

—    Avez-vous un conseil à me donner ?

—    Votre deuil vous écarte de la Cour, sinon je vous dirais de rejoindre Madame et de rester attachée à ses pas jour et nuit si possible. Notre Palatine sait défendre les siens et, en outre, elle exècre Louvois pour ce qu’il fait subir à ses anciens coréligionnaires, les protestants. Monsieur ne l’aime pas davantage, mais la perte de votre époux vous oblige à la claustration de rigueur, par conséquent vous ne devez pas bouger. Le mieux serait de faire surveiller cette demeure dont les derniers déboires démontrent que l’on peut y pénétrer comme dans un moulin. Reste une retraite dans un couvent. Voulez-vous rejoindre à Port-Royal Mme la comtesse de Beuvron, votre amie ?

—    Cher ami, vous savez que je n’ai jamais eu le goût des couvents même en compagnie de Lydie et puisque les convenances me cloîtrent chez moi, c’est, je crois, la meilleure solution. Je ne suis entourée que de gens dévoués. Il me suffira de prendre des précautions supplémentaires. Je vous promets de faire très attention. Cela vous va ?

—    Il le faudra. De mon côté, je verrai à vous apporter de l’aide.

—    Merci, mais vous ne pouvez mobiliser pour moi toutes vos forces de police... et, à ce propos, je voudrais vous poser une question, ajouta-t-elle après une légère hésitation.

—    Laquelle ?

—    Hier matin, de bonne heure, j’ai aperçu M. Dela-lande dont on m’a dit qu’il avait été chargé par vous de m’apprendre la mauvaise nouvelle.

—    C’est exact.

—    En réalité c’est à ma cousine qu’il l’a apprise. Je l’ai vu l’aborder, l’entraîner à l’écart, causer avec une certaine animation puis repartir sans même franchir le seuil de cette maison... On aurait dit qu’elle lui faisait peur. Alors je voudrais que vous me disiez ce qu’il sait de ce duel désastreux.

—    C’est lui qui l’a interrompu et ainsi causé la mort de votre époux. Aussi est-il bourrelé de remords. Mlle Léonie a été sa planche de salut. Celui lui évitait de vous parler.

—    Sait-il la raison du duel ?

—    Les amis de M. de Saint-Forgeat ne la lui ont point cachée.

—    Autrement dit, il me tient pour la maîtresse de Louvois. Et ce n’est pas parce que son rôle dans cette affaire le gêne qu’il s’est arrangé pour ne pas me rencontrer, mais assurément parce que je dois lui inspirer du dégoût, ou un sentiment approchant...

—    Allons ! Vous vous laissez entraîner par votre imagination...

—    Non. Je sais que j’ai raison. Alors, s’il vous plaît, M. de La Reynie, veuillez me garder le secret sur ce que je vous ai confié !...