—    Ne vous tourmentez pas. Le combat est un élément dans lequel je me sens à l’aise et ici vous n’avez plus rien à redouter. Ma sœur Thianges veillera sur vous pendant que je me rends au palais.

—    Vous voulez voir le Roi ?

— Pardieu oui ! Et ne faites pas cette mine terrifiée ! Il ne m’a jamais fait peur, à moi, et même si la robe noire de la Maintenon traîne dans le coin, il entendra ce que j’ai à dire...

S’il était un péché capital auquel Louis XIV ne s’était jamais laissé aller parce que ce n’était pas dans sa nature, c’était bien la paresse. Le Roi était un travailleur infatigable, ne sacrifiant son « métier de roi » à aucun de ses plaisirs, même au plus chaud de ses passions, et les lumières de son cabinet brillaient souvent fort avant dans la nuit. Depuis la révocation de l’edit de Nantes, c’était pis encore et Mme de Mon-tespan, sans cesse à l’affût des déplacements royaux, le savait mieux que personne. Il était tard, ce soir-là, quand elle fit demander audience par Bontemps, le valet du Roi qu’elle connaissait de longue date. Audience en tête à tête, avait-elle spécifié, ne tenant pas à trouver son ennemie calée dans un fauteuil et en train de tricoter. Elle l’affronterait un autre jour si le besoin s’en faisait sentir, mais pour le moment, ce qu’elle avait à dire n’était destiné qu’aux seules oreilles du Roi.

Afin d’être moins remarquée, elle portait un masque de dentelles noires, cachait sous une ample mante de taffetas à capuchon sa robe de velours noir et de satin blanc et n’avait pour seuls bijoux qu’un magnifique rubis au bout d’une chaîne d’or et des bracelets assortis.

Penché sur sa table de travail éclairée par un bouquet de bougies blanches effilées, Louis écrivait. Il leva les yeux en entendant le froissement du tissu qui lui apprenait qu’on lui faisait la révérence. Il se contenta de désigner un fauteuil en face de son bureau. Athénaïs attendit alors patiemment qu’il eût achevé sa lettre. Puis il jeta sa plume, fit tomber de la poudre d’or pour sécher le texte, plia le papier, le posa de côté et regarda sa visiteuse :

—    Vous avez demandé à me parler d’une affaire grave, Madame, et j’espère vous avoir fait plaisir en ne vous faisant pas languir. Me voici prêt à vous écouter. De quoi s’agit-il ?

—    D’un enlèvement, Sire, précédé d’un viol à répétition et qui eût été suivi d’une disparition définitive si je ne m’en étais pas mêlée.

—    Pas moins ? S’il me venait une envie de dormir, vous l’avez fait fuir en quelques mots. Maintenant, expliquez-vous !

—    Ce sera bref, Sire. Ce tantôt, je suis allée chercher dans certaine maison de Poissy Mme de Saint-Forgeat que l’on avait amenée dans la nuit sous l’empire d’un soporifique. Elle ne devait d’ailleurs y faire qu’un court séjour avant d’être dirigée vers une destination inconnue mais assez éloignée pour qu’on ne retrouve pas sa trace.

Le sourcil du Roi s’était froncé :

—    Mme de Saint-Forgeat ? Encore elle ?

—    Oui, Sire, encore elle, qui vit un cauchemar depuis des mois et dont nul ne paraît se soucier si ce n’était son malheureux époux qui y a laissé la vie. Après quoi Votre Majesté a jugé bon de disgracier cette pauvre jeune femme. Mais ce n’était pas elle qu’il fallait punir, Sire !

—    Qui alors ?

—    M. de Louvois, qui, après l’avoir extraite de la Bastille, enfermée dans une résidence à lui, l’y a violée à plusieurs reprises avant que son épouse ne lui rende une liberté un brin brutale. M. de Louvois, qui ne cesse de la poursuivre d’une passion impitoyable dont la pauvrette s’épouvante et qui, hier, l’a fait enlever de chez elle dans une voiture copiée sur l’une des miennes où avait pris place une servante que j’avais renvoyée. Elle a été conduite dans une maison près de Poissy d’où l’on devait venir la chercher pour... aller Dieu sait où. C’est pourquoi, Sire, je viens vous porter une double plainte : la sienne pour les sévices qu’elle a subis et la mienne pour avoir osé contrefaire une de mes voitures et soudoyer une ancienne domestique. Autrement dit : m’impliquer dans une affaire sordide !

—    Mais comment avez-vous été mise au courant ?

—    Un des vieux amis de Mme de Saint-Forgeat a pu suivre la voiture qui heureusement n’allait pas trop loin. Il est revenu nous prévenir et Charlotte a pu être délivrée à temps... et sans scandale !

—    Nous ? J’imagine en effet que vous n’étiez pas seule pour accomplir cet exploit. Qui ?

—    Si le Roi le permet, j’aimerais garder le secret encore un moment. En revanche, il existe un détail que je voudrais souligner. La maison de Poissy n’appartient pas à M. de Louvois mais à l’un de ses amis... surprenant et d’ailleurs tout récent.

—    Le nom ?

—    Le chevalier de Lorraine. Je sais, la chose a de quoi étonner et j’aurais eu peine à y croire si, il y a peu, je ne les avais vus s’entretenir d’une façon intime plutôt étrange en se tenant par le bras dans la galerie des Glaces.

Un éclair de colère traversa le regard de Louis :

—    Vous les avez vus vous-même ?

—    Je peux en jurer. Et je ne suis certainement pas la seule. Mme de Duras s’est retournée sur eux en donnant tous les signes de la stupéfaction, et aussi M. de Saint-Priest dont les sourcils sont tellement remontés sous son chapeau qu’ils ont disparu. Il faut avouer que le spectacle en valait la peine, conclut la marquise sur un sourire radieux que le Roi ne put s’empêcher de lui rendre, ce qui détendit l’atmosphère. Ce sourire partagé rappelait cet autrefois où ils vivaient une passion dévorante mêlée autant de fous rires que de soupirs de plaisir.

—    Cela ressemble à l’alliance de la carpe et du lapin dans la manière de M. de La Fontaine, dit le Roi soudain songeur. L’intérêt de Louvois me paraît évident : cette association peut détourner de lui les soupçons, mais je cherche en vain celui du chevalier ?

—    Je n’ai aucune réponse à fournir, Sire, mais vous ne pouvez pas douter qu’il y en ait un.

—    Où est Mme de Saint-Forgeat à cette heure ?

—    Chez moi, à Clagny. Les pires coups de vent semblent se donner rendez-vous un peu trop régulièrement dans sa retraite de Saint-Germain où, cependant, elle ne demandait qu’à vivre en paix et, surtout, qu’on l’oublie !

—    L’oublier? Ce serait difficile. Vous savez comme sont les gens de cour. Ce serait un laideron ou serait-elle d’une tournure commune, on aurait cessé d’y penser depuis belle lurette, mais elle est si ravissante ! Ce qui est mal vu de ceux de ce pays...

—    Une auguste volonté aurait pu l’imposer ? J’avais le sentiment qu’elle ne déplaisait pas au Roi ?

—    Je l’avoue, mais il faut bien en venir à renoncer aux folies de la jeunesse !

—    Apparemment M. de Louvois ne partage pas la sagesse de Votre Majesté. Il est, lui, à cent lieues d’être séduisant !

—    Nous allons le ramener à plus de modération. Vous avez raison en disant que cette affaire n’a que trop duré. Nous allons convoquer Louvois pour demain ainsi que le chevalier de Lorraine. J’aimerais votre présence ainsi que celle de Mme de Saint-Forgeat. Venez après la messe. Je vais faire prévenir le ministre !

Mme de Montespan se leva, plongea dans une révérence et avec un sourire épanoui :

—    Je rends grâce à Votre Majesté ! J’étais persuadée qu’en m’adressant à sa justice et à son noble cœur, je ne serais pas déçue !

—    A demain donc ! Je vais donner des ordres en conséquence...

La marquise rentra chez elle, soulagée. Demain on serait libérés de l’emprise de l’insupportable ministre et l’on s’en trouverait mieux. Surtout Charlotte qui se verrait quitter le camp des pestiférés et, délivrée, pourrait continuer à rendre visite à Madame. Elle remercia chaleureusement Mme de Montespan de son intervention. Et dormit, rassérénée, d’un sommeil qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps.

Hélas, ce ne fut qu’une nuit de répit. Le lendemain, un billet du Roi porté par un garçon bleu vêtu annonçait qu’il n’y aurait pas de rendez-vous. En sortant de l’Arsenal, tard dans la soirée, Louvois avait été agressé par un homme qui l’avait pris à la gorge en prétendant lui faire avouer l’endroit où il cachait quelqu’un. On avait sauvé le ministre de justesse, car il avait été fort malmené.

L’agresseur avait été enfermé à la Bastille. C’était un commissaire de Police, qui ne nommait Alban Delalande.

CHAPITRE XIII

LA NUIT DE VERSAILLES

La Reynie regarda tour à tour les deux visages tournés vers lui si dissemblables et que cependant une même angoisse faisait se ressembler. Elles avaient dû partir avant l’aube pour être là si tôt et, sans doute, à l’issue d’une nuit sans sommeil.

—    Pourquoi vous êtes-vous imposées ce déplacement ? Vous deviez bien penser que je viendrais vous voir ?

—    Vous avez tant à faire, fit Mlle Léonie, qu’il nous est apparu plus sage de venir ici... Et puis, en réalité, quand Mme de Montespan nous a appris la catastrophe, nous avons d’abord été effondrées. Après un si bel espoir c’était à peine croyable ! Trop cruel surtout ! J’ai vu Charlotte s’évanouir pour la première fois et cette nuit nous n’avons pas dormi. Il fallait que nous venions !

En dépit de l’épaisse mante noire qu’elle portait, La Reynie constata qu’elle frissonnait, Charlotte aussi d’ailleurs dont le visage blême et les yeux cernés étaient pitoyables. S’avisant qu’il faisait froid dans son cabinet de travail, le policier sonna pour qu’on apporte des bûches et que l’on tisonne le feu, qui, dans la vieille cheminée médiévale, était en train d’expirer. Il réclama en outre du lait, du chocolat ou n’importe quelle autre boisson à condition qu’elle soit chaude.

—    Que voulez-vous savoir ? demanda-t-il en revenant vers elles.

—    Ce qui s’est passé exactement. Et surtout...

—    Ce démon est-il mort ? Coupa Charlotte, farouche.

—    Non, mais il s’en est fallu de peu. Ce qui malheureusement ne changera sans doute pas grand-chose au sort d’Alban. Si on ne le lui avait pas arraché des mains, c’était affaire conclue. Depuis trois jours, mon cousin paraissait avoir perdu la raison. Mme de Montespan m’était venue voir et il a écouté, par malheur, notre conversation. C’est ainsi qu’il a connu la vérité concernant le sort que vous réservait Louvois. Il est alors parti en trombe pour Saint-Germain juste avant que nous nous mettions en route nous-mêmes. Mais, si rapides que soient les chevaux de la marquise, il est arrivé plus vite que nous, mais cela vous le savez. Depuis je ne l’ai plus revu. J’ignorais même ce qu’il était devenu quand mon autre adjoint, François Desgrez, m’est venu apprendre qu’il venait de tenter de tuer le ministre aux pas duquel il s’était attaché depuis le matin. Il l’a suivi jusqu’à l’Arsenal et ayant remarqué qu’il était seul, il a attendu sa sortie pour l’interroger. À l’origine, ce qu’il voulait c’était qu’on lui indique l’endroit où l’on vous avait emmenée, Madame de Saint-Forgeat. Les deux hommes se sont battus sous l’œil intéressé de quelques valets, d’ailleurs. Vous savez que l’on n’aime guère le ministre, qui a trop de sang sur les mains. Finalement,

Alban a eu le dessus assez facilement. Je ne sais s’il a appris ce qu’il venait chercher mais sa haine a été la plus forte. Il le tenait à la gorge et pensait sans doute que sa mort au moins vous libérerait. Si une patrouille n’avait pas fait sa ronde de ce côté, c’en était fait. Louvois aura des difficultés à s’exprimer pendant un bout de temps... et Alban a été arrêté.

—    Où l’a-t-on conduit ? demanda Mlle Léonie. Ici ? Au Grand Châtelet ?

—    Dans une geôle au-dessous de son bureau ? Grinça La Reynie. Certainement pas ! Il est à la Bastille. Ce qui est normal eu égard au rang de sa victime. Et il est bien traité.

—    Vous l’avez vu ? S’enquit Charlotte.

—    Pas encore, mais je ne vais pas tarder à y aller... Non, Madame, ajouta-t-il devant le regard soudain implorant de Charlotte. Vous ne pouvez pas en faire autant. Peut-être, quand le procès sera instruit et la sentence prononcée...

—    La sentence ? murmura Mlle Léonie d’une voix faible. Que pensez-vous qu’elle sera ?

Le policier détourna les yeux :

—    Je ne vois qu’une possibilité dans un cas d’une telle gravité...

—    La mort ?

—    Ce serait injuste ! Se révolta Charlotte. L’autre est toujours vivant !

—    La Justice ne fait pas d’aussi subtiles distinctions. Delalande voulait tuer le plus puissant personnage de l’État après le Roi. Les magistrats n’iront pas chercher plus loin... Préféreriez-vous les galères ? Lui certainement pas : il sait qu’un policier n’y résisterait pas longtemps...