Le plus difficile fut de retrouver la voiture. Non seulement la basilique mais la ville et même ses entours débordaient d’une foule à laquelle la longueur de la cérémonie avait largement laissé le temps de s’assembler pour aller dire une prière. Finalement ce fut Fromentin qui les récupéra après avoir rangé le véhicule dans une impasse. Il s’était hissé sur une borne de coin de rue pour leur faire signe.

Mlle Léonie se laissa tomber sur les coussins en exhalant un soupir de soulagement. Pourtant ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. Sortir de cette foule représentait un exploit et il était près de onze heures du soir quand ils revirent la rue Beautreillis.

CHAPITRE II

UNE MORT SUSPECTE

Une sérieuse déception attendait Mlle Léonie en se rendant, le lendemain, au Palais-Royal. Madame et Monsieur étaient partis non pour Saint-Cloud, ce qui eût été demi-mal, mais pour leur château de Villers-Cotterêts dont la belle forêt était l’un des terrains de chasse préférés de la princesse. Et c’était un peu loin pour elle... D’autant qu’ensuite ils devaient se rendre à Fontainebleau. Il allait falloir encore attendre !

Soucieuse, elle revenait vers la voiture obligeamment prêtée par M. Isidore quand elle aperçut son logeur. Debout près d’une grille du palais, Alban discutait sur un mode animé avec son chef, M. de La Reynie. Dans Paris où il était redouté, le lieutenant général de Police passait pour l’homme le mieux renseigné de France et la vieille demoiselle sentit soudain l’envie de bavarder avec un magistrat dont elle connaissait les capacités. Malheureusement, la présence d’Alban, à qui elle avait juré de ne plus prononcer devant lui le nom de Charlotte, l’en empêcha. Or, peut-être parce qu’elle aimait bien son hôte et appréciait la nouvelle chance qu’il lui avait offerte, elle n’osa pas transgresser son interdit d’aussi éclatante façon. Évidemment, elle pouvait se faire conduire au Grand Châtelet et demander une entrevue, mais qui pouvait savoir si le jeune homme ne serait pas là aussi ? Auquel cas c’en serait peut-être fait d’une belle amitié.

Elle était remontée en voiture et restait à regarder les deux hommes sans bouger quand Fromentin, qui n’avait pas quitté son siège, se pencha :

—    Qu’est-ce qu’on fait, Mademoiselle ?

—    Je ne sais pas ! Madame est partie pour Villers-Cotterêts et je vois là-bas M. de La Reynie à qui j’aimerais bien dire un mot ou deux mais...

—    ... mais c’est M. Delalande qui vous gêne et comme les voilà qui s’en vont ensemble, j’oserais proposer une idée à Mademoiselle. Si toutefois elle le permet !...

—    Dites toujours !

—    M. Delalande connaît beaucoup moins mon maître que Mademoiselle. Il ne fera peut-être pas le rapprochement s’il voit M. du Bouloy se présenter au Châtelet ? En admettant qu’il s’y trouve...

—    Vous avez entièrement raison, Fromentin, et j’aurais dû y songer la première. Je dois vieillir, conclut-elle tristement. Rentrons s’il vous plaît !

La proposition rencontra un écho d’autant plus favorable que M. Isidore y avait déjà pensé mais n’osait pas prendre une telle initiative sans l’accord de Mlle Léonie. Charlotte était sa cousine à elle, et même s’il gardait un charmant souvenir du voyage de retour d’Espagne en compagnie des deux jeunes filles rappelées en France, il n’osait pas s’immiscer dans une affaire de famille par crainte de s’entendre dire qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Or, il tenait à la bonne opinion de sa voisine !

Ainsi chargé d’une mission qui l’enchantait, il se fit conduire dans l’après-midi du lendemain au Châtelet, demanda si M. de La Reynie y était et, sur une réponse affirmative, après s’être assuré que M. Delalande, lui, n’y était pas, fit porter un court billet demandant à être reçu sur l’heure si cela était possible. Il savait d’expérience qu’avec les hauts fonctionnaires il convenait de se montrer respectueux. Quelques minutes plus tard, il faisait son entrée dans le cabinet toujours aussi médiéval du lieutenant général de Police.

Debout devant son bureau, La Reynie reposa le papier qu’il était en train de lire, offrit un siège et s’enquit de ce qui amenait chez lui un ancien conseiller à l’ambassade de France à Madrid. L’accueil était courtois mais laissait clairement entendre que le magistrat n’avait guère de temps à donner. Aussi M. Isidore ne s’encombra-t-il pas de circonlocutions superflues :

—    Je voudrais savoir où se trouve actuellement Mme la comtesse de Saint-Forgeat. Il me semble qu’on ne l’a pas vue depuis longtemps...

—    Et c’est à moi que vous venez le demander ? Elle a un mari pour répondre à votre question.

—    Certes, et pour ce que j’en sais il est toujours dans les entours de Monsieur mais on ne le voit jamais avec son épouse...

—    Cela vous étonne ? fit La Reynie, mi-figue mi-raisin.

—    Pas vraiment. Cependant, il faudrait en contrepartie apercevoir la comtesse ?... Or depuis la mort de Sa Majesté la Reine on ne l’aperçoit plus du tout. Pas même hier à l’occasion de la mise en terre de notre bonne souveraine. Aussi sa cousine, Mlle des Courtils de Chavignol, qui ne vous est pas inconnue, je crois, commence-t-elle à s’inquiéter.

—    Ah, c’est elle qui vous envoie ? Permettez-moi de m’en étonner mais elle... cousine aussi avec mon collègue Delalande qui m’est proche, elle habite même chez lui et je suis surpris qu’elle ne s’adresse pas à lui.

—    Vous me gênez, Monsieur le lieutenant général, parce que je vais devoir révéler un secret qui n’est pas le mien. Au lendemain du mariage de Mlle de Fontenac... M. Delalande a fait jurer à Mlle des Courtils de ne plus jamais prononcer devant lui le nom de sa jeune cousine.

—    Pour quelle raison ?

—    Une raison élémentairement simple. Il est follement amoureux d’elle !

—    Je le croyais plus sensé. Il devait s’attendre qu’on la marie un jour et un mariage - surtout avec un Saint-Forgeat ! - ne tire pas vraiment à conséquence.

—    Justement ! Aussi y a-t-il autre chose. Cette union ne serait qu’un écran de fumée destiné à cacher une aventure que... qu’en haut lieu on souhaiterait garder secrète. Mme la marquise de Montespan en serait la... la cheville ouvrière...

La Reynie haussa furieusement les épaules :

—    C’est ridicule ! Mme de Montespan est trop intelligente pour rééditer l’affaire Fontanges !

—    Il me semble que ce serait au contraire de la dernière habileté. Elle s’était fourvoyée, n’ayant pas tenu compte de la stupidité de Fontanges. Mais Mme de Saint-Forgeat est, elle, pleine d’esprit. Tout juste ce qu’il faut pour barrer le chemin aux ambitions de Mme de Maintenon

—    Certes ! Il n’en demeure pas moins qu’un quart d’heure après avoir salué le catafalque de son épouse, le Roi, sans prendre la peine d’attendre les funérailles, est parti pour Fontainebleau où, peu de temps après, le duc de La Rochefoucauld lui a amené Mme de Maintenon !

—    Ce qui ne veut rien dire, Monsieur le lieutenant général. Exilé au fin fond de l’Espagne comme je l’étais, je n’ignorais pas qu’au plus fort de sa passion pour Mme de Montespan, le Roi s’offrait de brèves aventures avec quelques jolies sujettes, filles d’honneur ou autres. Son appétit en la matière est célèbre. Ce qui est certain c’est que le 30 juillet dernier, alors que la Reine venait de rendre le dernier soupir, Mme de Saint-Forgeat, au comble de l’émotion, a suivi le Roi jusque dans son cabinet en implorant une audience... et que nul ne l’a vue en ressortir !

—    Ils étaient seuls tous les deux ?

—    On y a vu aussi M. de Louvois...

—    L’homme des secrets ! Mâchonna La Reynie dans sa moustache. Et qu’en pense l’opinion publique puisque apparemment vous la représentez ?

—    Que la jeune femme a été conduite fort discrètement dans quelque lieu... agréable et bien caché où, en attendant l’arrivée peut-être intempestive de Mme de Maintenon, le Roi a pu cueillir une fleur que le mari légitime a certainement respectée. C’est cette idée qui a rendu - un temps qui n’a pas duré, je l’admets volontiers ! - M. Delalande à moitié fou ! Et c’est pourquoi il ne veut plus entendre parler d’elle !

—    D’un autre que lui je dirais que c’est normal, mais c’est un homme de courage, une âme solidement trempée, et je le vois mal se laisser réduire au désespoir par un de ces bruits de Cour dont il connaît l'inconsistance. Vous dites que M. de Louvois était en tiers, ce soir-là, chez le Roi ?

—    C’est ce qu’on prétend !

—    Lui aussi aime un peu trop les jolies filles...

Les mains dans le dos, La Reynie s’était mis à tourner en rond dans son cabinet, si profondément plongé dans ses réflexions que son visiteur n’osa pas les interrompre. Finalement, il arrêta sa promenade pile en face de Sainfoin du Bouloy :

—    Sait-on quel sujet urgent amenait cette jeune personne à entretenir Sa Majesté ?

M. Isidore écarta les bras dans un geste d’impuissance. La Reynie hocha la tête :

—    Bien ! Je vous remercie d’être venu, Monsieur ?....

—    Sainfoin du Bouloy, Monsieur le lieutenant général.

—    Je m’en souviendrai à l’avenir. En échange, je vous prie instamment de ne rien révéler de ce qui s’est dit ici. Tout au moins jusqu’à ce que je vous y autorise. Il se peut que derrière cette histoire... plutôt leste, se cache quelque chose de plus grave. Alors pas de bavardages intempestifs !

—    Oh ! Monsieur le lieutenant général ! protesta Sainfoin offensé.

—    Je ne vous accuse pas. Simplement ne confiez à Mlle des Courtils que le strict nécessaire : vous m’avez vu, je vous ai entendu et nous en sommes restés là ! C’est bien compris ?

—    C’est bien compris !

—    Merci. Je ne sais où se trouve Delalande mais j’aimerais, s’il était dans nos murs, que vous fassiez en sorte de ne pas le rencontrer. Il doit ignorer votre visite.

M. Isidore assura qu’il avait parfaitement compris, salua et quitta le Châtelet. Il était venu à pied et rentra chez lui du pas tranquille d’un badaud, ce qui était selon lui la meilleure façon de ne pas se faire remarquer. En outre, il eut beau tourner la tête de tous les côtés, il n’aperçut nulle part la haute silhouette du jeune policier. Alban n’était pas davantage au logis quand M. Isidore s’y présenta et celui-ci put restituer à son amie la partie la plus anodine de son entrevue avec La Reynie qui consistait principalement en ce qu’Alban ne sache rien de sa démarche.

—    Ça coule de source ! S’emporta Mlle Léonie. Ce que je veux savoir c’est si l’on vous a pris au sérieux ou...

—    ... pour un indiscret légèrement timbré ? Non, soyez rassurée. Il était très attentif à ce que je lui disais.

—    Et que pouvons-nous faire ?

—    Patienter !

—    Comme c’est facile !

Après le départ de son visiteur, Nicolas de La Reynie s’accorda encore quelques instants de réflexion. Il n’aimait pas cette histoire qu’à son avis on prenait un peu trop à la légère. La jeune Charlotte n’était pas du bois dont on fait les favorites. En outre, elle était bouleversée quand elle s’était précipitée à la suite du Roi. Bouleversée par quoi ? Par la mort de la Reine qui s’était déclarée si hautement sa protectrice, évidemment ! Mais que pouvait-elle avoir à dire de si urgent au Roi ? Pour oser une pareille démarche, il fallait que ce fût grave et plus encore si Louvois y avait été en tiers. Qu’avait-elle vu de si important pour avoir été aussi perturbée ? Ou aurait-elle été victime d’une imagination dûment nourrie par l’affaire des Poisons encore trop proche pour qu’on n’en parlât plus ? Lui-même avait recueilli des échos, assez naturels à la suite de la mort étonnamment rapide de la Reine. Ce qui était sûr c’était que Charlotte avait suivi le Roi en implorant une audience privée et qu’elle l’avait obtenue. La Reynie savait combien la jeune fille avait changé ces temps derniers. Elle était devenue incontestablement ravissante et le désarroi de cette beauté en pleurs - donc quelque peu en désordre ! - avait-il éveillé l’envie du Roi, le conduisant à des caresses consolantes telles que prendre la belle désolée dans ses bras d’abord puis, dans l’impossibilité d’assouvir son désir dans l’immédiat, avait-il donné à Louvois des ordres pour qu’elle fût conduite dans un lieu discret facile à rejoindre puisque lui-même quittait Versailles quelques minutes plus tard ? Ou alors... mais cela il n’osait pas y penser parce que ce serait le signe d’une telle cruauté !...

Quoi qu’il en soit, l’affaire était trouble et il fallait en avoir le cœur net ! Allant à sa table de travail, il agita la cloche qui lui servait à appeler son secrétaire. Le métal vibrait encore que celui-ci était déjà là. Au service du magistrat depuis plus de dix ans, ce subalterne réservé, incolore, d’une quarantaine d’années, savait qu’il n’était jamais bon de le faire attendre. Surtout lorsqu’il avait, comme aujourd’hui, sa tête des mauvais jours. En fait, La Reynie était perplexe.