Le chemin parut interminable en dépit du galop rapide des chevaux, mais enfin on fut à Versailles et l’on gagna l’ancien appartement des Bains par une porte de service. Onze heures sonnaient à l’horloge du château. On trouva Mme de Thianges faisant les cent pas, visiblement nerveuse. Sa sœur lui demanda où l’on en était.
— Le cérémonial du coucher vient de commencer. Nous pouvons la préparer à loisir.
— Il n’y a pas grand-chose à faire sinon remettre de l’ordre dans ses cheveux.
Assise devant la table à coiffer qu’éclairait un bouquet de bougies, Charlotte contempla dans le miroir son image sans vraiment se reconnaître. Etait-elle réellement aussi pâle ? Seuls ses yeux semblaient vivre dans ce visage figé de douleur dont le velours noir de la robe accentuait la blancheur. Jamais elle n'avait été aussi terrifiée de sa vie parce qu’elle représentait un fil fragile auquel était lié le sort d’Alban. Qu'allait-elle dire au Roi ? Réussirait-elle à articuler une parole ?
— J’ai peur, murmura-t-elle tandis que Cateau plaçait quelques épingles et posait une légère touche de rose près des pommettes en expliquant qu’avec ses cheveux clairs, elle faisait par trop penser à un fantôme.
— Celui de La Vallière évidemment, mais je doute de l’accueil... Il faut toucher le cœur, non susciter des cauchemars...
Cateau parachevait son œuvre quand un garçon bleu armé d’un chandelier apparut dans la glace :
— M. Bontemps m’envoie dire à Madame la marquise que le moment approche...
— Nous y allons ! répondit Mme de Montespan non sans vérifier son aspect dans la glace. Venez, ma chère !
Charlotte se leva pour la suivre.
Bien qu’à l’époque où elle était seconde dame d’atour de la Reine elle eût pris connaissance des pièces de service doublant en quelque sorte les appartements, elle découvrit avec stupeur les couloirs et passages secrets qui truffaient les murs du palais :
— Cela va nous permettre d’arriver directement dans la chambre royale, souffla Mme de Montespan comme Charlotte s’en inquiétait.
— Le Roi ne s’en fâchera-t-il pas ?
— Non... ou à peine ! J’ai l’habitude...
Et l’on continua de progresser en silence dans ce dédale plein de trous d’ombre que les flammes du chandelier éclairaient brièvement...
Dans la chambre royale, la cérémonie du coucher poursuivait son rite immuable. Après s’être débarrassé de son chapeau, de ses gants, de sa canne, de son baudrier et de son épée, Louis XIV était allé prier dans son alcôve puis avait indiqué à son aumônier à quelle heure il voulait entendre la messe le lendemain. Ensuite, il avait nommé le duc qui recevrait ce soir l’honneur du bougeoir, puis avait ôté son cordon bleu, ses deux croix et sa cravate de dentelle, s’était assis afin que deux valets puissent détacher ses jarretières et deux autres ses souliers, ses bas et son haut-de-chausses pendant que deux pages présentaient les pantoufles. Ensuite il avait reçu du Dauphin sa chemise de nuit préalablement chauffée devant le feu. Il s’était alors relevé pour prendre ses reliques, sa camisole et sa robe de chambre et donner le bonsoir à ses courtisans avec un salut. Cela fait un huissier avait annoncé :
— Allons, Messieurs, passez !
Ce qui voulait dire : sortez... Après qu’ils se furent retirés, le Roi donna le « mot du guet » aux capitaines de ses gardes et au Grand Ecuyer. Ne restaient plus dans la chambre que les princes et les seigneurs qui avaient assisté le matin au petit lever.
À nouveau assis, cette fois sur un pliant, le Roi se laissa peigner et coiffer avant de recevoir son bonnet de nuit, deux mouchoirs sans dentelles et la serviette toujours présentée par le Dauphin. Après quoi, il ordonna qu’on le réveille à huit heures et demie et choisit l’habit du lendemain. Nouvelle sortie des derniers assistants à l’exception du médecin Fagon, passé au service du Roi après la mort de la Reine. Petite consultation et sortie de Fagon. Cette fois, le Roi était seul...
Il allait se diriger vers son cabinet pour lire un peu comme il le faisait presque chaque soir quand une porte s’ouvrit dans la boiserie et Mme de Montespan parut, plongeant immédiatement en une profonde révérence.
— Vous, Madame ? Mais quelle audace ! Je ne me souviens pas de vous avoir appelée.
— Non, Sire, et j’en demande humblement pardon à Votre Majesté, fit-elle avec un respect inaccoutumé chez elle. Mais que le Roi veuille bien considérer que je n’eusse jamais osé reprendre ce chemin qui me fut familier sans une raison des plus graves.
— Laquelle ?
— La vie d’un homme, Sire, et l’espoir de voir enfin s’achever une trop longue injustice.
— Expliquez-vous !
— Avec la permission du Roi, voici quelqu’un qu’une grande douleur rend digne de prier devant Votre Majesté...
Et elle s’effaça pour livrer passage à Charlotte, qui, au lieu de la révérence, se laissa tomber à genoux... mais avec une telle grâce que le visage sombre du souverain s’éclaira un peu.
— Sire, dit-elle d’une voix assourdie par les larmes difficilement contenues, c’est la mansuétude de Votre Majesté que j’implore. Je la supplie de ne pas ajouter à la honte qui m’accable le remords d’avoir causé sans le vouloir, outre la mort de mon époux, celle d’un homme coupable de m’avoir aimée et de n’avoir pu supporter le déshonneur qu’un autre m’a infligé...
Elle se prosterna ainsi qu’elle l’eût fait devant un autel, ce qui ne lui permit pas de voir Mme de Montespan se retirer et Louis XIV ôter vivement son bonnet de nuit... Il avait pâli lui aussi en raison des cheveux de la jeune femme qui s’étaient en partie dénoués et répandus sur ses pieds. Ce qui le fit frissonner. Le visage de Charlotte n’était plus visible. Seules restaient ces boucles soyeuses d’un si joli blond argenté qui lui en rappelaient d’autres. Il se pencha pour les effleurer d’une main un peu tremblante.
— Louise..., murmura-t-il si bas que lui seul l’entendit.
Charlotte, elle, poursuivait sa prière entre deux sanglots, suppliant que l’on épargne la vie de celui qui s’était perdu pour elle, mais il l’entendait à peine, repris par le mirage d’un tendre autrefois, celui des jeunes amours que l’on vit dans l’enthousiasme, sans réfléchir ni songer aux conséquences pour prolonger ces instants miraculeux où deux jeunes gens ne voyant plus qu’eux-mêmes chantent la même mélodie ponctuée de soupirs heureux. Il n’y avait plus de roi vieillissant, plus de trop jolie suppliante, mais l’éblouissement de voir revenir un temps que l’on croyait perdu...
Il y eut un silence troublé seulement par le crépitement du feu... Se penchant davantage, le Roi prit Charlotte par les épaules pour la relever :
— Ma douce, chuchota-t-il, ne pleurez pas même si vos larmes sont les plus belles du monde...
Il respirait avec délice le frais parfum de lilas d’antan - Mme de Montespan avait bonne mémoire et avait fait le nécessaire - et tout naturellement, ses bras se refermèrent sur elle. Il sentit son cœur battre la chamade et l’étreignit, caressant des lèvres la peau si douce, et chercha sa bouche qu’il prit enfin sans que Charlotte, quasi foudroyée par ce qui lui arrivait, tentât le moindre geste de défense. Si c’était le prix à payer pour sauver Alban, elle était prête à s’y soumettre. C’est alors que s’éleva une voix douce et ferme à la fois :
— Sire... vous ne pouvez faire cela. Ce serait mettre votre âme en trop grand péril !
La brutalité du retour à la terre fut telle que l’enchantement fit place à une colère qui s’abattit sur l’intruse:
— Ne deviez-vous pas ne rentrer que demain ? lança Louis tandis que Charlotte, libérée, reculait de trois pas, envahie d’une amère déception. Cette femme ! Encore elle ! Dont la haine patiente la poursuivait et qui allait voler à Alban sa dernière chance de salut !
Cependant, après une courte révérence, Mme de Maintenon ne se laissait pas impressionner :
— En effet, Sire... mais au fond de mon cœur j’ai senti que mon roi s’apprêtait à risquer la damnation !
Avec la parfaite mauvaise foi d’un mari pris en flagrant délit, Louis riposta :
— Vous voyez le mal partout ! Cessez donc, Madame, de me surveiller comme un gamin. Oui, j’embrassais Mme de Saint-Forgeat pour essayer de lui apporter quelque consolation...
— Consolation ? Celle-ci ressemblait davantage à un... prélude. Quand au cœur de la nuit, le Roi en robe de chambre embrasse une femme de cette façon et à deux pas de son lit, je sais d’expérience ce qui va suivre.
— Et après ? Vous n’êtes pas ma gouvernante, Madame! Je ne suis pas encore un vieillard cacochyme et il peut m’arriver de m’en souvenir... avec bonheur, ajouta-t-il, caressant Charlotte d’un regard plein de douceur. Une Charlotte fort encombrée de sa personne et qui ne savait plus où se mettre.
L’épouse secrète ne se laissa pas démonter. Sa voix cependant se fit plus posée, plus respectueuse, plus suave aussi: un vrai velours !
— Sire, reprit-elle, si j’ai évoqué un grand péril, ce n’était pas une parole en l’air mais une mise en garde majeure. Le Roi peut avoir des bontés pour n’importe quelle dame de la Cour... sauf pour Mme de Saint-Forgeat. Ou plus exactement Mlle de Fontenac.
— Finissons-en de ces mystères que vous semblez affectionner et dites-moi sans détour pourquoi ?
— Mais, Sire... parce qu’elle est votre fille !
Un silence accablant s’abattit sur la chambre somptueuse. Les yeux de Louis s’agrandissaient de stupéfaction cependant que Charlotte, assommée, se laissait retomber à genoux, ses mains pressées contre sa bouche, éprouvant la pénible impression que son univers s’écroulait autour d’elle.
Le Roi, cependant, se reprenait, mais sa voix était devenue sourde quand il demanda :
— D’où tenez-vous cette sottise ?
— Sa mère s’en est confessée à moi, humblement, et c’est à la suite de cet aveu que je me suis intéressée à elle. Sa fille est née de l’unique nuit que vous lui avez fait l’honneur de partager avec elle et c’est pourquoi, depuis que cette jeune femme est apparue dans la maison de Madame, j’ai fait mon possible pour la maintenir à distance du Roi... Je voulais à tout prix éviter ce qui arrive aujourd’hui...
— N’eût-il pas été plus simple de m’apprendre cette vérité dès le début ?
— C’était la lui apprendre à elle aussi. Comment imaginer alors qu’elle ne se serait pas targuée...
— Jamais ! S’insurgea Charlotte en se redressant et en s’asseyant sur les talons, submergée de chagrin. J’aimais infiniment M. de Fontenac qui fut le meilleur des pères. De tels élans de tendresse ne sont pas fortuits et, connaissant ma mère comme je la connaissais, j’en viens à penser... qu’elle a menti afin de s’assurer l’attention d’une personnalité dans une Cour où elle n’était plus reçue ! Elle était... capable de tout !
— C’était votre mère et elle est morte ! s’indigna Mme de Maintenon. Du respect, je vous prie !
— En a-t-elle eu pour la vie de mon père ? Pardonnez-moi, Sire, continua-t-elle en se relevant. Je devrais me sentir écrasée par l’honneur d’être peut-être de sang royal mais je ne cesserai de vouer à celui en qui je m’obstine à voir mon vrai père l’amour que je lui donnais et qu’il me rendait sans compter...
— Alors que vous n’aimez pas le Roi, se plaignit celui-ci, faisant montre d’une tristesse si profonde que Charlotte s’en émut :
— Je vénère mon souverain dont je me veux la plus obéissante sujette mais je ne peux changer mon cœur. Et mon cœur me dit que Mme de Fontenac a menti !
— On ne ment pas devant Dieu ! Gronda la Maintenon. Je ne suis pas aussi crédule qu’on le pourrait croire et je l’ai obligée à répéter son propos devant l’abbé Gobelin, mon confesseur, et dans l’église de Saint-Germain. Qu’avez-vous à répondre à cela ?
Charlotte allait riposter mais Louis s’interposa :
— Il suffit ! Nous touchons là au secret d’une conscience qui, depuis ses... révélations, a dû s’en justifier devant Dieu !... Nous n’avons nul moyen d’en déchiffrer l’énigme...
— Il demeure néanmoins que le doute persiste et que...
— Merci, Madame ! Je n’ai pas besoin de votre aide pour en venir à cette conclusion. Aussi vais-je - en vous remerciant d’avoir pris soin de mon âme ! - vous prier de vous retirer et de me laisser achever... l’audience que j’accordais à Mme de Saint-Forgeat !
Mme de « Maintenant » faillit s’étrangler :
— Là où je l’ai interrompue ? Mais, Sire...
Louis XIV rougit violemment : '
"La chambre du Roi" отзывы
Отзывы читателей о книге "La chambre du Roi". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La chambre du Roi" друзьям в соцсетях.