— J’ai dit audience, Madame! Pas badinage galant ! Veuillez nous laisser !
Il n’y avait aucun moyen de prolonger la discussion sauf à encourir une royale colère que la frustration pouvait rendre redoutable. Même pour une épouse ! Surtout pour une épouse!.... D’abord raide d’indignation, la robe noire dut s’incliner et repartit lentement par où elle était venue. Charlotte et le Roi restèrent face à face, se regardant sans rien dire. Enfin celui-ci sourit :
— Incroyable cette ressemblance ! Si l’on m’eût dit que vous étiez la fille de la duchesse de La Vallière, je l’eusse cru sans hésiter... et en ce cas vous ne pouviez être que de moi ! Il doit exister quelque part dans les obscurités du passé un lien quelconque entre votre famille et la sienne. Je ne peux que m’en réjouir.
Asseyez-vous, ajouta-t-il en lui désignant l’un des fauteuils qui encadraient la cheminée...
— Mais, Sire...
— Allons ! Obéissez sans discuter... pour une fois ! Volons quelques instants à l’Histoire pour imaginer que nous sommes ce que, justement, nous ne sommes peut-être pas. Mais que vous êtes pâle !.... Bontemps, appela-t-il sans élever la voix, sachant que le fidèle valet n’était pas loin. Et, de fait, il apparut presque instantanément.
— Sire ?
-—Apportez-nous du chocolat chaud... Et dites à Mme de Montespan qu’elle peut rentrer chez elle : vous lui ramènerez vous-même Mme de Saint-Forgeat dans un moment !
Ils restèrent silencieux. Louis regardait Charlotte avec un demi-sourire et elle ne savait que dire. Elle était en effet glacée jusqu’au cœur et la chaleur du breuvage la réconforta... Enfin le Roi reposa sa tasse :
— Venons-en maintenant à ce qui vous a conduite ici ce soir. Vous voulez que je vous accorde la vie de ce jeune policier ?
— Oh oui, Sire ! S’il doit mourir à cause de moi...
— Vous l’aimez, je pense ?
— Plus que moi-même et...
— Soit ! Il vivra...
Les yeux de Charlotte s’emplirent de larmes :
— Oh, Sire, comment remercier Votre Majesté ? Elle me rend la vie à moi aussi et...
— Doucement. Je vous donne seulement l’assurance qu’il ne sera pas exécuté mais je ne peux aller plus loin. Il devra rester en prison jusqu’à la mort...
La joie de Charlotte vacilla comme une chandelle dans un courant d’air, mais le Roi poursuivait :
— Quant à M. de Louvois, qui est déjà dépositaire de certains secrets d’État, nous allons lui en fournir un autre à garder en tenant pour vraie la confession de Mme de Fontenac, ce qui vous assure contre toutes ses entreprises. Oser toucher à la fille du Roi lui coûterait trop cher... Qu’en pensez-vous ?
— Que je ne peux qu’offrir ma gratitude au Roi...
Elle s’interrompit, laissant son regard se perdre dans le foyer incandescent de la cheminée. La réclusion à perpétuité ! Jamais elle ne reverrait Alban... à moins que, par on ne sait quel miracle, elle réussisse à le faire évader... mais on ne s’évadait guère des prisons du Roi. Autrement dit, elle aurait de toute façon brisé sa vie et causé sa déchéance. Que pourrait-elle lui apporter en - faible ! - consolation ? Soudain une idée lui vint :
— Puis-je demander, au moins, la permission de l’épouser? Être sa femme... ne serait-ce que trois petites minutes !
— Non.
Devant l’expression douloureuse, lourde de tristesse, qui s’inscrivait sur le visage de Charlotte, il expliqua :
— La condamnation à mort... ou à l’équivalent, entraîne la confiscation des biens d’un homme... et donc de ceux de son épouse au profit de la Couronne. De quoi vivriez-vous ? L’attente peut être longue.
Et comme elle plissait les paupières dans un effort de compréhension, il la rassura :
— Ce jeu cruel a assez duré ! Je voulais sonder la qualité de votre amour. Il y a un instant, j’ai dit « jusqu’à la mort » intentionnellement, car il ne s’agit pas de sa mort à lui mais de celle de Louvois... A condition, bien sûr, que vous ne le fassiez pas assassiner la semaine prochaine ! Hé la ! Vous n'allez pas vous évanouir ?
Sous le coup de l’émotion, Charlotte vacilla sur son siège qui la soutint heureusement, sans quoi elle se fût sans doute écroulée. Louis haussa la voix :
— Vous m’avez compris ?
— Oui, Sire, mais j’ai eu si peur ! Quant à M. de Louvois, je le hais mais je ne pourrai porter atteinte à une vie, fût-ce la sienne. Je saurai attendre... Le temps qu;il faudra, surtout si je n’ai plus rien à redouter de ses entreprises.
— Je vous ai dit ce qu’il en était. La sentence de ce jeune homme va recevoir en correction : «Tant qu’il plaira au Roi de le maintenir en geôle. »
— Oh, Sire! Vous me rendez la vie!... Cependant...
— Encore quelque chose ?
— Avec la permission de Votre Majesté. Je pense que M. de Louvois sera sans doute fort déçu de n’avoir pas vu tomber la tête d’un homme dont il sait à présent qu’il est son ennemi. Or - je suis la mieux placée pour en parler -, il peut agir à sa guise dans les prisons royales... et j’ai ouï dire qu’il existait au château de Vincennes une chambre « valant son pesant d’arsenic ». Aussi je redoute...
— Qu’il se débarrasse de lui discrètement? Il est certain qu’avec un homme de cette trempe on peut s’attendre à tout, admit Louis soudain songeur. Il cultive la rancune et ne connaît pas le pardon. En conséquence, il faudrait qu’il puisse le croire condamné à vie ? Réfléchissons ! Il ne faut rien négliger... Je vais remettre à M. de La Reynie un acte de ma main, sous sceau privé, qui libérera le prisonnier à une date qu’il ajoutera lui-même le moment venu... En outre, on retiendra votre amoureux à la Bastille au lieu de l’envoyer au château d’If, à Pierre-Encize, au Taureau ou à Pignerol, ce qui évitera les aléas des grands chemins. Il y bénéficiera d’un régime convenable. Quelle est votre opinion ?
— Que nous avons un souverain incomparable et je ne le remercierai jamais assez !
À nouveau elle était à genoux devant le fauteuil de Louis, qui caressa sa joue...
— Vous n’avez que trop souffert... et je ne peux faire moins pour... ma fille !... Non, ne protestez pas. Je trouve une douceur infinie à imaginer que ce peut être vrai... Malheureusement vous allez devoir continuer à vivre à l’écart de la Cour ! Avec peut-être une exception pour Madame qui vous aime et qui pourra vous rencontrer de temps en temps comme elle le fait pour Mme de Beuvron. Et puis, elle vous écrira, évidemment ! Aucune force dans l’univers n’aurait le pouvoir de l’empêcher de prendre la plume ! Allez, maintenant ! Bontemps va vous raccompagner chez Mme de Montespan.
— Elle aussi, je l’aime beaucoup, Sire !
— Je vous crois sans peine. Il peut lui arriver d’être très bonne.
— Le Roi !
L’huissier de la Chambre vêtu du tabard aux armes de France vint s’immobiliser à l’entrée de la galerie des Glaces, du côté du salon de la Paix où se font entendre les violons et les claquements de pieds des gardes du corps. Louis XIV paraît...
Son justaucorps est entièrement brodé d’or, mais contrairement à son habitude, il porte peu de bijoux. Pourtant un murmure d’admiration vole sur la Cour : fixant le plumet de son chapeau un splendide diamant jonquille irradie de mille feux... Personne ne lui a encore connu cette merveille...
Conscient - et sans doute ravi ! - de l’effet produit, Louis XIV s’avance de son pas majestueux, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Monsieur et ses gentilshommes le regardent approcher - en particulier l’un d’eux - avec une stupeur qui leur arrondit les yeux. Il accueille leurs saluts avec grâce.
— Sire, mon frère ! s’exclama le prince sans pouvoir retenir plus longtemps sa curiosité. Vous avez là un fort beau diamant ! Je ne vous le connaissais pas !
— Moi non plus, voyez-vous, et c’est ce qui en fait le charme... Ah, Monsieur le chevalier de Lorraine, je ne vous avais pas vu ! Vous semblez mal à l’aise ce soir ? Seriez-vous souffrant ?
— Le Roi est trop bon de s’inquiéter de ma santé mais je vais bien. Simplement, je suis dans l’éblouissement...
— Ce joyau ? C’est vrai qu’il est beau, n’est-ce pas ?
— C’est une acquisition récente ? demanda Monsieur après avoir avalé sa salive.
— Non, c’est un présent !
— Un présent ? firent-ils tous en chœur, mais...
— D’une dame! C’est pourquoi j’ai pour lui un faible tout particulier !
— Il faut qu’elle soit... fort riche ! Hoqueta Monsieur.
— Ou fort affectueuse! J’en ai été d’autant plus heureux que j’ignorais jusqu’à il y a peu l’existence de cette belle pierre. Sinon, j’aurais sans doute essayé de l’obtenir. Et honnêtement ! Je n’aurais jamais eu l’idée, par exemple, d’envoyer des estafiers fouiller une demeure de fond en comble comme j’en sais certains capables de le faire. Je l’aurais acheté, et sans lésiner ! Mais il se trouve que l’on me l’a donnée.
— Votre Majesté a beaucoup de chance, fit Lorraine sans réussir à dissimuler entièrement son dépit.
Le Roi darda sur le gentilhomme un regard d’où s’était effacée toute trace d’amusement :
— La chance se mérite, Monsieur. Il suffit parfois de faire le bien au lieu de son contraire. Quoi qu’il en soit, nous ne supporterions pas que cette dame si généreuse ait encore à pâtir de mauvais procédés. J’espère que c’est compris ?
Mais, comme chez tous les Guise, l’insolence n’était jamais loin chez le chevalier, ce dernier répliqua :
— Encore faudrait-il que nous connaissions la dame en question.
— Vous ne la connaissez pas ?
— Non, Sire.
— Alors continuez ! Ce sera mieux pour tout le monde...
Et comme on devait assister à un concert, le Roi alla s’asseoir dans son fauteuil et se fit remettre le programme de la soirée...
ÉPILOGUE
Cinq ans plus tard...
Au matin du 17 juillet 1691, Alban Delalande quittait la Bastille dans la voiture de M. de La Reynie, accouru en hâte dès que la nouvelle lui était parvenue : M. de Louvois venait de mourir ! La veille il avait été pris d’un malaise qui l’avait saisi dans le Cabinet même du Roi d’où il était sorti porté par deux valets.
Étrange malaise, d’ailleurs ! Certes, sa santé n’était pas des meilleures depuis quelque temps. L’accumulation de ses charges était écrasante et il travaillait sans discontinuer, aiguillonné par la crainte d’une disgrâce à laquelle, chuchotait-on, Mme de Maintenon œuvrait parce qu’il s’était opposé sans nuances à la publication de son mariage avec le Roi. Certes, il avait de fréquents accès de fièvre qu’il soignait en buvant force eau de Forges qu’il faisait venir, mais nul ne l’eût supposé à cette extrémité. L’homme semblait bâti pour durer et pourtant...
On le rapporta donc dans son appartement de la Surintendance, au bout de l’aile ancienne du château, le long de l’Orangerie. Mis au lit, il fut saigné et purgé. On lui appliqua des ventouses, on lui fit avaler de l’eau apoplectique, des gouttes d’Angleterre et des eaux divines et générales. Rien n’y fit : en un quart d’heure, il était mort...
— Naturellement, conclut La Reynie, le mot de poison court déjà un peu partout...
Mais Alban ne l’écoutait que d’une oreille. Penché à la portière, il dévorait des yeux le paysage parisien baigné de soleil ; il se laissait envahir par les cris de la rue, les bruits de la ville qui lui avaient tant manqué ; il respirait les odeurs - pas toujours suaves d’ailleurs !
— Mais qui étaient celles de la liberté retrouvée. Les murs énormes de la Bastille étouffaient tout cela...
— Où me conduisez-vous ? demanda-t-il.
— Chez toi d’abord pour que tu t’y débarrasses des senteurs de la prison. Ton logis a été entretenu par les soins de M. Sainfoin. Tu as besoin, je pense, de te retrouver toi-même ?
— Ô combien ! J’ai l’impression de renaître... Mais vous avez dit « d’abord » ?
— Ce qui annonce une suite ? Eh bien... ensuite, je t’emmènerai à Saint-Germain.
Le visage dont les traits s’étaient burinés s’illumina :
— Elle m’attend donc toujours ?
— Question idiote ! Elle t’aurait attendu l’éternité s’il l’avait fallu. Son cœur n’est pas de ceux qui se reprennent...
— Alors, allons-y vite, tel que je suis ! Elle s’en souciera peu... et j’ai trop espéré cet instant...
— Tu crois ?
Le trajet entre la Bastille et la rue Beautreillis était court. On arrivait. La voiture stoppa devant la maison.
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