—    À vos ordres, Monsieur ?

—    Qui se trouve à cette heure au bureau des inspecteurs?

—    M. Desgrez et M. Delalande.

—    Tous les deux ? Ma police a-t-elle décidé de se croiser les bras ?

—    Je ne le pense pas, Monsieur. Desgrez vient juste de rentrer après en avoir fini avec le tripot de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à l’inspecteur Delalande, il... il se ronge les ongles !

—    Vraiment ?

—    Dame ! Quand on n’a rien à faire !...

—    Eh bien qu’il continue ! Je le verrai ce soir. Envoyez-moi Desgrez !

Le plus célèbre policier de Paris après La Reynie se matérialisa l’instant suivant. C’était un homme d’environ trente-cinq ans dont la belle prestance et la mine avenante plaidaient en sa faveur et avaient déjà rendu des services appréciables à son chef. Notamment dans l’affaire de la Brinvilliers qu’il était allé séduire au fond du couvent flamand où elle s’était réfugiée et qui, croyant aller vers le bonheur, s’était retrouvée quelques semaines après entre les mains du bourreau. Ce n’en était pas moins un homme plus sérieux que l’on pouvait le croire, sachant sur le bout des doigts un métier qu’il aimait et très attaché à la notion de justice. Son sang-froid était en outre à toute épreuve.

—    J’ai à vous confier, dit La Reynie, une enquête délicate qu’il va s’agir de mener avec circonspection et, surtout, sans états d’âme !

—    Si elle est tout cela c’est qu’elle est intéressante et je ne vois pas ce qu’un état d’âme aurait à y faire...

—    Le nom de la comtesse de Saint-Forgeat vous interpelle-t-il ?

Un sourire en demi-lune éclaira le visage sérieux du policier :

—    La petite Fontenac dont la tante a été assassinée, que l’on a mariée à l’un des mignons de Monsieur et que la défunte Reine avait prise sous sa protection ? Il faudrait être sourd pour ignorer son nom ! Que lui arrive-t-il ?

—    C’est ce que je veux apprendre. Elle a disparu de Versailles le jour de la mort de la Reine ! Et personne n’a l’air de savoir où elle est passée...

Et comme l’inspecteur fronçait les sourcils et ouvrait la bouche, il ajouta :

—    Asseyez-vous là et écoutez-moi ! Sans m’interrompre s’il vous plaît !

Desgrez ayant exprimé d’un geste qu’il se tiendrait coi, La Reynie rapporta fidèlement la visite de l’ancien conseiller d’ambassade sans oublier les éventualités qu’il avait avancées en guise de conclusion.

—    Si je vous ai compris, fit Desgrez, notre Sire, dont on voyait qu’il avait une attirance pour cette charmante jeune personne, aurait mis à profit son état de veuf pour se la faire mettre de côté, si j’ose dire, afin d’en jouir à son aise à l’écart des grandes oreilles de la Maintenon - et pourquoi pas à Clagny chez Mme de Montespan ? - ou alors M. de Louvois s’est arrangé pour profiter de l’aubaine... ou alors... elle a dit quelque chose qu’elle aurait dû garder pour elle et l’on s’est assuré de son silence ! Et là, ça devient diantrement... épineux!

—    Vous avez parfaitement résumé la situation. À présent il faut songer à une solution. Quelles sont vos intentions ?

—    Me rendre à Versailles, pour commencer, flâner du côté des Petites Écuries où je me suis ménagé des intelligences. Il faut partir du principe que nul n’a vu cette jeune femme sortir de chez le Roi, ce qui ne veut pas signifier qu’elle y soit encore mais qu’on l’a fait partir par une issue peu fréquentée : en l’occurrence celle qui donne sur l’une des cours intérieures. Quel que soit l’endroit où elle s’est rendue, il a fallu qu’une voiture vienne l’y chercher.

—    On a pu la dissimuler jusqu’à la nuit ?

—    Pour quoi faire ? Le départ du Roi a dû capter tous les regards, toutes les attentions, les détournant ainsi d’un attelage anonyme. Je veux savoir s’il est sorti au même moment ou après... En outre, la mort de la Reine a suscité pas mal d’agitation.

—    Elle a pu avoir pris place dans le carrosse de M. de Louvois ?

—    Si on a cherché la discrétion, il y a mieux ! C’est juste s’il ne se fait pas précéder par des trompettes tant il se veut glorieux ! N’importe comment, une visite aux Petites Écuries ne peut porter à conséquence.

—    Faites donc et revenez me rendre compte... Ah, pendant que vous baguenauderez à Versailles, tâchez de savoir où est Mme de Montespan !

En bon policier, Desgrez s’était attaché des informateurs dans les lieux les plus divers. Les belles écuries neuves - la Grande et la Petite - déployées en éventail face à l’entrée du château avaient pris naturellement le relais de celles de Saint-Germain en y adjoignant seulement du personnel supplémentaire. Mais comme elles étaient beaucoup plus vastes, il perdit du temps à retrouver l’un des deux chefs palefreniers qui se relayaient à la Petite. C’était un dénommé Riboud, qui  aimant le jeu, était en permanence plus ou moins en manque d’argent, et le policier savait se montrer généreux. Il fut donc accueilli par un large sourire. Qui s’épanouit encore davantage quand il sut de quoi il était question :

—    Le jour de la mort de la Reine ? Il y a eu en effet une sortie un peu inhabituelle, surtout un jour pareil. À la tombée de la nuit, la Prévôté a fait chercher une voiture fermée que six cavaliers devaient escorter. Ma curiosité étant éveillée, je suis sorti pour voir de quel côté ils se dirigeaient, mais ils ont franchi les grilles du château pour gagner sans doute une des cours intérieures. Comme je n’ai pas pu attendre plus longtemps, je ne l’ai pas vue repartir...

Desgrez sentit un frisson désagréable glisser le long de son échine :

—    La Prévôté ? Ils ont dû aller chercher quelqu’un mais pour l’emmener où ?

—    Ce pourrait ressembler à une arrestation.

C’est aussi ce que pensait le policier. Il continua :

—    Sais-tu quand la voiture est revenue ?

—    Le lendemain matin... Ils n’ont pas pu aller bien loin...

Ça suffisait amplement pour la Bastille ou Vincennes, mais le policier ne commenta pas... En revanche, pensant tout haut, il murmura :

—    Si seulement on pouvait savoir qui a signé l’ordre...

—    Y a qu’à demander, lâcha Riboud sur le mode triomphant. Louvois en personne ! Tu te rends compte ?

Il s’en rendait compte ! Joint au fait qu’il s’agissait d’une voiture fermée, cela ne présageait rien de bon. Quant à savoir la destination, cela relevait de l’impossible, les gens de la Prévôté étant tenus à la discrétion absolue. A moins de connaître ceux de l’escorte et d’en saouler un à mort, autant interroger les chevaux !

Ayant convenablement remercié Riboud, Desgrez rentra à Paris ventre à terre. Plus il réfléchissait et moins il aimait le résultat de sa visite à la Petite Écurie. L’hypothèse de Charlotte subrepticement conduite dans quelque thébaïde inconnue pour y être livrée au Roi s’effaçait d’elle-même dès l’instant où six cavaliers entouraient le véhicule. De même pour le bon plaisir du ministre. Encore qu’une mise en scène ne fût pas à écarter. Restait la plus vraisemblable : l’arrestation. Mais pourquoi et pour quelle destination ?

Cet avis fut partagé par La Reynie quand Desgrez lui fit le rapport de son expédition :

—    Si l’on s’en tient à l’arrestation, j’en cherche en vain le motif... La seule chose avérée c’est que la mort de la Reine a plongé Mme de Saint-Forgeat dans le désespoir et qu’elle a jugé utile d’en faire profiter le Roi sans plus attendre. Qu’avait-elle de si urgent à lui communiquer ?

—    Peut-être était-elle indignée par le chagrin plus que mesuré du Roi et son désir pressant de filer à Saint-Cloud ?

—    Ce dernier point ne tient pas : la règle veut que le Roi ne reste pas dans une demeure où la mort vient de faucher. Il est vrai que ses larmes n’étaient guère convaincantes et qu’il eût été affectueux de consacrer un laps de temps convenable à celle qui nous quittait.

Mais de là à aller implorer une audience dans le seul but de montrer à Sa Majesté ce qu’était un chagrin sincère, il y a un monde et je n’y crois pas. Elle a dû voir ou entendre quelque chose qui l’a révoltée ou désemparée et lui a fait perdre le sens commun ! Mais quoi ?

—    Difficile de répondre dans l’état actuel de la question. Ce sont les gens de la Prévôté qu’il faudrait interroger. A condition, évidemment, de savoir qui escortait la voiture. Je pourrais peut-être...

—    Rien du tout ! Coupa sèchement La Reynie. Je vous défends de vous livrer à la moindre tentative que ce soit !

—    Mais... pourquoi ?

—    Il n’y a pas si longtemps, M. Colbert avait présenté un projet au Roi visant à joindre la Prévôté à la Police en m’en donnant le commandement. Ces messieurs n’ont pas apprécié et Colbert est mort. Je n’en estime pas moins l’actuel Grand Prévôt qui est le marquis de Sourches, un homme distingué et un fin observateur, mais qui, à mon avis, serait plus à sa place à la tête de la diplomatie royale. Bref, on ne nous aime pas chez lesdits messieurs. Alors ne perdez pas votre temps !... Qu’est-ce ?

Un planton apparut, tenant à la main un pli cacheté :

—    On vient d’apporter ça pour Monsieur le lieutenant général, fit-il en saluant.

— Qui est-on ?

—    Je l’ignore, Monsieur. Un courrier à cheval sans aucun signe distinctif. Il est reparti sans attendre de réponse.

Le papier était de belle qualité, élégamment plié et cacheté de cire bleue où une rose remplaçait les armoiries.

—    Une dame ! Apprécia La Reynie en respirant la lettre avant de l’ouvrir. Tiens donc ! ajouta-t-il après avoir pris connaissance d’un texte aussi court qu’inattendu :

« Monsieur le lieutenant général de Police, j’aimerais m’entretenir avec vous en privé ici même l’un de ces trois soirs à venir à votre choix... Je pense ce délai suffisant et je vous attendrai. Peu importe l’heure. »

La lettre venait de Clagny et était signée Mme de Montespan.

—    Eh bien ! Soupira Desgrez, qui avait lu pardessus l’épaule de son chef, voilà du nouveau !

—    Et sûrement de l’important ! On ne la fera pas attendre. J’irai dès ce soir...

Construit tel un joyau dans son écrin entre Versailles et Montreuil pour le caprice d’une favorite passionnément aimée, le petit château de Clagny1 était si charmant que Mme de Sévigné l’avait surnommé le château d’Armide. Ses jardins - toujours Le Nôtre ! - étaient enchanteurs avec leur bois d’orangers dont les caisses étaient dissimulées par une profusion de tubéreuses, de roses, de jasmins et d’œillets composant une étonnante symphonie d’odeurs exquises... L’intérieur valait l’extérieur, ne renfermant rien qui ne fût précieux ou rare et il était normal que Mme de Montespan aimât délaisser pour lui son grand appartement.

Lorsque la voiture de La Reynie franchit la grille, vers onze heures du soir, Clagny baignait dans la pénombre, éclairé seulement par quelques candélabres allumés dans le vestibule, l’un des salons du rez-de-chaussée et, à l’étage, le boudoir et la chambre de la marquise. Ce fut dans le premier qu’un valet apparemment muet introduisit le visiteur. La maîtresse des lieux lisait à demi étendue parmi des coussins du même bleu que ses yeux. Elle laissa tomber le livre et désigna un siège :

—    Merci, Monsieur de La Reynie, de ne vous être point fait attendre... mais peut-être obéissez-vous à une certaine curiosité ? Qu’est-ce que cette Montespan qui devrait vous haïr pourrait bien avoir à vous dire ?

—    J’avoue ma curiosité, Madame. Pour le reste...[3]

—    Vous n’avez fait que remplir votre devoir et il serait injuste de vous garder rancune parce que vous êtes un homme intègre et droit.

—    Je sers le Roi et le royaume !

—    Je sais et c’est pourquoi j’ai voulu vous voir. Ce n’est pas, je pense, manquer à votre maître que vous confier l’inquiétude où je suis du sort d’une jeune dame à ce point poursuivie par le mauvais sort que je me suis prise d’amitié pour elle.

La Reynie retint un soupir de soulagement et même un sourire. L’entretien allait valoir le déplacement...

—    Dois-je comprendre qu’il s’agit de Mme de Saint-Forgeat ?

—    Exactement... Elle semble s’être volatilisée depuis la mort de la Reine sans que quiconque s’en inquiète... À la seule exception de Madame la duchesse d’Orléans. Je souligne, la seule, car l’époux de cette pauvre petite s’en soucie comme d’une guigne...

—    Puis-je vous demander ce que Madame vous en a dit?

—    C’est moi d’abord qui lui ai appris quelque chose. Je n’étais pas à Versailles quand la Reine s’est éteinte mais toujours surintendante de sa maison tant que son corps se trouvait encore au palais, je me suis rendue au logis de ma protégée afin d’interroger les servantes. Sa camériste m’a appris qu’après avoir passé la nuit du 29 juillet au chevet de Sa Majesté, la comtesse était venue faire toilette et changer de vêtements avant d’y retourner. La fille a fait alors le ménage, rangé et refermé la porte à clef mais elle n’a pas revu Mme de Saint-Forgeat. En revanche, elle a constaté que manquaient plusieurs objets, un manteau, du linge, un sac de voyage...