—    Elle joue ce soir, oui, mais elle ne m’attend jamais...

—    Aussi n’en sera-t-elle que plus heureuse de te voir ! Je te souhaite une belle nuit... mais sois au Châtelet à huit heures ! Nous avons à parler...

La Reynie n’ignorait rien de la relation de son cousin. S’il lui avait proposé de le ramener chez lui, c'était dans l’intention de l’entretenir de Charlotte, mais, sachant combien le sujet était sensible, il choisit de remettre la question au lendemain. Qu’au moins Alban profite pleinement de cette détente qu’il trouvait auprès de la comédienne avant de se retrouver plongé jusqu’aux oreilles dans les noirs méandres d’une affaire immanquablement dangereuse. Et pour sa paix intérieure et pour sa vie ! ... Étant veuf et sans enfants, il connaissait le prix, dans une vie humaine, de quelques minutes de bonheur...

Quant à lui, une bonne nuit serait la bienvenue !

Il s’en félicita quand, en arrivant au Châtelet vers sept heures et demie, il trouva sur sa table de travail un pli que fermait un large cachet de cire rouge aux armes de Louvois, son ministre de tutelle. C’était la seule indication de provenance car elle était signée d’un gribouillis informe. En revanche, le texte était aussi bref qu’inquiétant : « Pour sa famille et ses proches, il est bon que la dépouille de M. Gervais reçoive les consolations de l’Église mais il n’est pas souhaitable que l’on mène une enquête sur la manière dont il a trouvé la mort... Un corps sera retrouvé dans la Seine dans deux ou trois jours et l’affaire sera close. Ceci doit être détruit... »

Le lieutenant général de Police connaissait trop les façons brutales et sans nuances de Louvois pour garder le moindre doute sur la main qui avait tracé ces lignes. Il ne pouvait être question, évidemment, de contrevenir aux ordres qu’elles portaient. Cependant elles venaient jeter un éclairage nouveau... et sinistre sur le trépas de la Reine et par conséquent sur le sort de Charlotte. Se pouvait-il qu’elle eût découvert une chose si effarante qu’emportée par l’impétueuse indignation de sa jeunesse elle eût voulu la communiquer sans plus tarder au Roi ? Louvois seul se tenait dans le cabinet royal à ce moment... et les ordres émanaient de lui...

L’inquiétant billet étalé devant lui, La Reynie, avachi au fond de son fauteuil selon une vieille habitude quand il était seul, réfléchissait en se rongeant l’ongle du pouce quand Delalande fit une entrée visiblement si soucieuse que son chef se redressa :

—    Eh bien ? Moi qui espérais que tu aurais passé une nuit agréable.

—    Elle l’a été dans un certain sens mais, au théâtre, j’ai entendu une rumeur déplaisante. Que Gervais a tué la Reine et que le remords l’a conduit au suicide...

Sans répondre, La Reynie lui tendit la lettre :

—    C’est ce que l’on voudrait que l’on avale et mes conclusions n’ont pas l’air de plaire en haut lieu. En tout cas, ceci est fort clair : on ne recherche pas le ou les assassins de Gervais.

—    Ce qui veut dire ?...

—    Que la rumeur en question pourrait avoir raison et que Gervais suicidé est préférable à Gervais assassiné.

—    Il aurait tué la Reine ? Mais... pourquoi ?

—    Sur ordre, tout simplement.

—    De qui ?

—    Là est la question... qu’il ne faut surtout pas formuler. Mais laissons ce malheureux pour l’instant et tournons-nous d’un autre côté. Je sais que tu refuses farouchement que l’on prononce son nom mais moi, mon garçon, je ne vais pas me gêner. Il faut à tout prix

—  tu m’entends bien ? - retrouver Charlotte de Fontenac!

—    Mme la comtesse de Saint-Forgeat ! grogna Alban.

La Reynie lui lança un regard noir dans lequel entrait de l’incompréhension :

—    Je ne te savais pas stupide ! Si c’est le cas, je ne dirai pas un mot de plus et c’est Desgrez qui continuera de s’en occuper ! Va vaquer à tes activités habituelles...

—    Desgrez ? Pourquoi Desgrez ? Brama Alban. Et qu’a-t-il commencé qu’il devra continuer ?

—    Ce qu’il n’était pas question de te demander puisque tu ne veux plus entendre parler de cette jeune fille. Entre parenthèses tu as une drôle de façon d’aimer. On l’a mariée de force à un benêt dans le but de la mettre plus commodément dans le lit du Roi, je l’admets, mais personne n’a jamais dit qu’elle était d’accord. A commencer par Mme de Montespan, auteur de ce beau projet et qui, elle, s’inquiète d’une disparition trop soudaine.

—    Mme de Montespan ? Elle vous l’a dit ?

—    Elle m’a même fait venir à Clagny pour ça ! Et il y a aussi Madame qui se tourmente. Et tu vois comme le monde est bizarre : les deux qui refusent de s’en soucier, c’est le mari... et toi dont je sais parfaitement que tu en es amoureux depuis la nuit où tu l’as ramassée dans les buissons près d’une chapelle. J’ajoute que nous avons ce que Desgrez a appris à la Petite Ecurie où il a un contact : au soir de la mort de la Reine, à peu près à l’heure où Charlotte se trouvait encore chez le Roi, la Prévôté a emprunté une voiture fermée pour charger quelqu'un dans une cour du château et l’emmener on ne sait en quel lieu, sous escorte de six cavaliers. Leur absence a duré le temps nécessaire pour atteindre la Bastille ou Vincennes. Voilà ! Cela suffit ou est-ce que tu vas continuer longtemps à faire l’imbécile ? Tonna La Reynie hors de lui. Ah, j’allais oublier ! Mme de Montespan, à qui je tire mon chapeau pour son courage, s’est offert le luxe d’aller interroger le Roi.

—    Le Roi ?

—    En personne ! Avoir donné de beaux enfants à un homme vous donne tout de même des droits. Celui-ci allait lui répondre quand la Maintenon a surgi pour se charger de la renseigner : la jolie Charlotte aurait offensé Sa Majesté !

—    Offensé en quoi ?

—    Je ne vois que deux solutions : ou elle s’est refusée à lui, ce qui est hautement improbable dans l’état de trouble où elle était en réclamant une audience privée sans attendre, mais je pencherais plutôt pour ceci : elle a vu ou entendu quelque chose d’où elle a conclu que la mort si soudaine de la Reine n’était pas naturelle...

Pâle comme un mort, Alban regardait son chef avec épouvante :

—    Elle ? Jetée en prison pour n’en sortir jamais peut-être ? À moins qu’on ne la fasse discrètement disparaître ?.... C’est si facile là-bas où elle est sans défense...

—    Une fois de plus ! Je ne sais pas si tu l’as remarqué mais ses protections lui ont été enlevées l’une après l’autre... En revanche, la Maintenon semble avoir juré sa perte et ça c’est très mauvais, car la place qu’elle tient auprès du Roi est de plus en plus importante. Certains pensent qu’il pourrait aller jusqu’à l’épouser...

—    C’est un peu gros, non ? Le roi de France et la veuve Scarron. Cela ferait scandale...

—    Pas vraiment s’il s’agissait d’un mariage morganatique, la succession au trône étant assurée. En outre, et puisqu’on ne cesse de lui prêcher la vertu et l’horreur du péché, il pourrait la... sauter à longueur de journée sans contrevenir à la loi de l’Église et sans risque de se faire faire la morale du haut de la chaire épiscopale à chaque occasion solennelle ! Elle n’est plus de la première jeunesse, étant plus vieille que lui, mais elle a encore de beaux restes !

—    Et c’est pour en arriver là que l’on aurait tué la Reine ?

La Reynie ne répondit pas. Il semblait réfléchir puis, plantant soudain son regard sombre dans celui du jeune homme, il assena :

—    J’en suis persuadé ! Entendons-nous clairement ! Je ne dis pas qu’elle est l’instigatrice de ce drame ! Ni que la pensée l’en ait un jour traversé mais on s’en est occupé pour elle.

—    Qui ?

—    Comment veux-tu que je le sache ? Il pourrait même s’agir de plusieurs personnes. Je ne suis ni médecin ni apothicaire, mais il n’est guère compliqué de glisser dans un médicament un soupçon d’une mixture savante qui provoquera une maladie, ou achèvera un crime par quelques gouttes... dans un vin émétique par exemple. Il suffit seulement d’y mettre le prix... Sacrebleu, ne me regarde pas comme si tu tombais des nues ! Voilà des mois... plus de trois ans que nous nous battons contre les sorcières et empoisonneurs de tout poil! Je n’ai pas la prétention de croire que nous avons fait place nette et qu’il n’en reste plus ! Je peux t’en citer un ou deux, et non des moindres, qui continuent à s’épanouir au soleil de la Cour !

—    Vous pensez au marquis d’Effiat, au chevalier de Lorraine...

—    Bien entendu ! J’aurais donné cher quand instrumentait la Chambre ardente, qu’on a fermée un peu vite, pour trouver la preuve qui m’aurait permis de les traîner devant elle sur l’accusation de l’assassinat de la première Madame.

—    Même si vous l’aviez trouvée, on ne vous aurait pas laissé faire ! D’abord, ils sont tous les deux très riches et peuvent acheter n’importe qui. Ensuite, en admettant qu’on ait pu les inquiéter, on leur aurait fait passer une frontière ainsi qu’on en a usé avec la comtesse de Soissons. Mais vous pensez qu’ils pourraient être coupables d’un crime aussi incommensurable qu’un régicide ?

—    Effiat, on peut en douter, mais je mettrais ma main au feu que le chevalier de Lorraine trempe là-dedans jusqu’au cou. Tu ne trouves pas étrange cette subite entente qui s’est nouée entre lui et la Maintenon ? Entre le vice et la vertu ?

—    Est-ce seulement vrai ? répondit Alban, dubitatif.

—    Comment si c’est vrai ? As-tu oublié la fureur du Roi au moment du dernier scandale causé par les petits amis de Monsieur et leurs semblables ? Lorraine est loin d’être un imbécile. Il a senti le vent du boulet et s’est dépêché d’aller faire sa cour à la... conseillère. Et crois-moi, quand il le veut, il a énormément de charme. En échange de son aide, il s’engageait à rendre la vie impossible à cette pauvre Madame Palatine. Chaque fois que cette dernière écrit à sa tante Sophie de Hanovre, elle ne cache rien de ce qu’elle pense de la nouvelle favorite et en des termes fort éloignés de ceux de la carte du Tendre. Alors Lorraine et la Maintenon s’associent pour la perdre non seulement dans l’esprit du Roi, mais dans celui de son époux. La belle entente qui régnait entre eux depuis le mariage n’existe plus. Or, la Reine aimait bien Madame qui le lui rendait... et s’il n’y avait pas la Dauphine, la malheureuse serait traitée en pestiférée jusque chez elle.

—    Mais enfin, est-ce que l’on détournerait les lettres ?

—    On ne les détourne pas mais on les lit... au moins quelques-unes, après quoi on recolle les sceaux et elles reprennent leur chemin comme si de rien n’était.

—    C'est infâme !

—    Ça l’est ! Soupira La Reynie.

—    J’ose espérer que l’on n’ira pas jusqu’à...

—    La faire passer de vie à trépas ? Cela m’étonnerait et ce serait dangereux si tôt après la disparition de la Reine dont on commence à jaser. Et puis Madame garde une alliée en la personne de la Dauphine Marie-Christine. Et celle-là est la future reine de France. Non, on n’attentera pas à la vie de Madame. On se contentera de la lui rendre infernale... Dans quelque temps elle pourrait avoir un accident...

La phrase était à peine achevée que Desgrez effectuait une entrée houleuse en brandissant La Gazette :

—    Les mauvaises nouvelles continuent ! clama-t-il. Si ça continue, la Cour ne quittera le deuil qu’en de rares exceptions...

—    Que se passe-t-il encore ?

Le policier étala le cahier de feuilles sur le bureau de son chef, soulignant d’un doigt le titre principal :

—    Voyez plutôt ! Madame la duchesse d’Orléans vient d’avoir, à Fontainebleau, un accident de cheval1 !

—    Quoi ? s’écrièrent les deux autres à l’unisson.1

—    Eh oui ! Il semble que les sangles de l’animal aient cédé. Mal attachées ou trop usées... et si l’on considère son poids !

—    Elle est morte ? demanda La Reynie.

—    La Gazette dit que non. On l’a ramenée chez elle extrêmement secouée évidemment et pour l’instant on n’en sait pas plus.

—    Arrangez-vous pour en savoir davantage ! ordonna La Reynie. Filez à Fontainebleau et ramenez-moi des nouvelles !

Desgrez parti, Alban ramassa le journal d’une main qui tremblait.

—    Monsieur, pria-t-il, et sa voix était curieusement enrouée. Je vous en supplie. Il faut retrouver Charlotte ! S’il lui est arrivé malheur... je n’y survivrai pas un jour de plus !

—    Et moi, imbécile, j’aurai un policier de moins ? Bien sûr qu’on va s’y mettre ! Et sans lambiner !

CHAPITRE III