QU’EST DEVENUE CHARLOTTE ?

Gouverneur de la Bastille depuis quarante-cinq ans, M. Baisemaux de Montlezun n’avait rien de ces geôliers féroces chers à l’imagerie populaire. C’était un homme paisible, aimable, tout rond et d’un naturel volontiers casanier, porté à considérer sa redoutable forteresse comme son bien propre et ses prisonniers - auxquels il se serait gardé de vouloir le moindre mal ! - comme des invités qui, au lieu de lui coûter de l’argent, lui en rapportaient. Le Roi, en effet, lui payait une certain somme, dégressive évidemment selon qu’il s’agissait d’un duc, d’un haut personnage ou d’un valet indélicat. Étant lui-même amateur de bonne chère et de bons vins, il veillait à ce que la cuisine de la Bastille fût délectable et se sentait vaguement offensé quand les plus riches de ses pensionnaires faisaient venir leurs repas de chez les traiteurs du quartier. La chère chez lui était aussi abondante que variée et il n’était pas rare qu’il fît profiter les plus misérables du trop-plein des nantis, ajoutant par exemple un pot de bon vin, une aile de poulet, une belle tranche de pâté ou des confitures. Veillant même à ce que ses geôliers ne fissent main basse au passage sur ces aubaines. Il pouvait se montrer alors d’une extrême sévérité. Mais c’était bien rare sous la houlette de ce brave homme qui, s’il n’avait pas fait de sa puissante place forte le meilleur hôtel de France, n’en avait pas fait non plus le plus mauvais[4]. Rien de comparable avec ce qui se passait sous son prédécesseur, le sévère M. du Tremblay, frère du père Joseph, éminence grise du cardinal de Richelieu, ou ce qu’il adviendra sous son successeur, M. de Saint-Mars, attaché surtout au plus mystérieux prisonnier de ce siècle, l’homme au masque.

Depuis plusieurs années déjà, Baisemaux entretenait les meilleures relations avec La Reynie. Même si les recrues n’étaient pas des plus recommandables, le lieutenant général de Police n’en avait pas moins rempli la totalité de la Bastille voisine de l’Arsenal où siégeait alors la Chambre ardente, et les finances de Baisemaux s’en étaient trouvées confortées. Du coup, s’était nouée entre eux une forme d’amitié sur laquelle comptait La Reynie pour le renseigner.

Il le trouva dans la grande cour de la forteresse. C’était jour de grand ménage : on nettoyait les escaliers des huit tours, les deux cours, la grande et celle du puits, on briquait les canons sur le couronnement et cela créait une agitation peu propice à la conversation, sans compter les odeurs que cette opération soulevait.

— Je suis venu, lui dit-il après l’avoir salué, vous demander un verre de votre vin de Tonnerre... et un petit renseignement !

—    Tout ce vous voudrez, mon cher ami, mais allons plutôt chez moi. Nous y serons plus à l’aise.

Le gouverneur habitait une maison, ni vaste ni fastueuse, hors des murs noirs de la prison, nichée dans les bâtiments où se logeait la garnison - généralement composée de vieux soldats plus ou moins invalides - jouxtant les magasins et ce qui était nécessaire à la vie d’une forteresse. Elle se situait dans la cour du Gouvernement, se composait d’une petite salle, d’une chambre, et de quelques dépendances, mais bénéficiait d'une terrasse plantée d’arbres dont la vue était franchement plus récréative que l’intérieur lugubre de la prison d’État. Le cadre était modeste comparé à l’agréable demeure que se construiraient les gouverneurs du siècle suivant, mais Baisemaux était célibataire, de mœurs paisibles, et s’en contentait. C’était simple : il aimait son métier et du moment que sa table et sa cave fussent convenablement approvisionnées, il ne demandait rien de plus au Créateur. L’automne s’annonçant humide et froid, un feu revigorant flambait dans la vieille cheminée devant laquelle on s’installa pour goûter le fameux vin qu’accompagnaient des craquelins au fromage.

On parla du temps qu’il faisait, on commenta les dernières nouvelles de la Cour rapportées par La Gazette, puis La Reynie, jugeant que le préalable avait assez duré, entra dans le vif du sujet :

—    Dites-moi donc, mon cher Baisemaux, si vous avez en ce moment beaucoup de femmes dans vos logis ?

—    Non. Depuis que les sentences de la Chambre ardente ont disséminé mes sorcières dans des forteresses lointaines, je n’en ai plus que deux ou trois. Pourquoi, il y en aurait une qui vous intéresserait ?

—    Oui. Une jeune dame, la comtesse de Saint-Forgeat. Elle aurait eu le malheur de déplaire à Sa Majesté le Roi... On vous l’aurait amenée le soir même de la mort de la Reine, le 30 juillet dernier.[5]

—    Je n’ai pas ce nom-là. Vous pensez ! Une noble dame, je m’en souviendrais. Ce triste soir, j’ai effectivement reçu une prisonnière envoyée par M. de Louvois. Elle était très jeune, très en colère... ce qui ne l’empêchait pas d’être très mignonne. Au point que je me suis demandé comment une aussi jolie fille avait pu déplaire au Roi si amateur de belles personnes !

—    On ne vous l’aurait pas déclarée sous le nom de Fontenac ?

—    Eh si ! Tout justement ! La voyant si jeune, je lui avais donné une bonne chambre au second étage de la tour de La Bazinière et j’ai veillé à ce qu’elle ne manquât de rien.

—    Et vous avez bien fait. Voyez-vous, je ne suis pas certain que Sa Majesté ne regrette pas un peu de s’être fâchée et je pense qu’elle ne restera pas chez vous longtemps.

—    Ah ça c’est sûr ! Elle est déjà partie...

—    Partie ? On lui a rendu sa liberté ? Cela m’étonne. Je l’aurais su !

—    Oh non ! On l’a seulement changée de prison. Je ne sais pas trop pourquoi mais ceux qui l’avaient amenée sont venus la chercher pour la conduire ailleurs. À Vincennes, je pense.

La Reynie fronça le sourcil :

—    Et on ne vous a pas donné d’explications à ce transfert ?

—    Absolument rien. Sinon que le donjon étant en forêt l’air y est plus sain... Croyez bien que je suis désolé, mon cher ami, de ne pouvoir vous obliger. Vous savez l’estime que j’ai pour vous...

—    Et que je vous rends grandement ! En ce cas, il ne me reste plus qu’à vous remercier, mon cher Baisemaux, de votre accueil dont je n’ai jamais douté ainsi que de ce vin délicieux.

—    Revenez en boire quand il vous plaira. Vous devriez même venir souper un de ces soirs. Nous sommes en pleine période de gibier et mon cuisinier l’accommode à merveille !

—    Soyez assuré que je m’en souviendrais ! À bientôt mon ami et encore merci !

Pour les jambes nerveuses des chevaux du lieutenant général, la distance entre la Bastille et le formidable donjon construit au bois de Vincennes par le roi Charles V n’était pas longue. La Reynie y fut en une demi-heure après avoir quitté Baisemaux, plus soucieux qu’il ne l’était en arrivant à la Bastille. Le gouverneur du château, le marquis du Châtelet, n’était pas fait du même bois que son collègue parisien.

Vaillant soldat autant que homme du monde élégant et lettré - ce qui était rare ! -, il avait reçu le gouvernement du château royal, à la fois place forte et prison, comme un honneur. Aussi n’avait-il guère apprécié la volée de magiciens, sorcières et avorteuses diverses qui s’était abattue dans une résidence où s’étaient succédé les porteurs des noms les plus illustres tels que le maréchal d’Ornano, le duc de Beaufort, le Grand Prieur de Vendôme, son frère, et une foule d’autres. Et cela en dépit de la détestable réputation de l’une de ses « chambres » dont on disait qu’elle valait « son pesant d’arsenic » parce que Ornano et le Grand Prieur y avaient trouvé une mort plutôt suspecte. On y restait cependant entre gens de bonne compagnie n’ayant rien à voir avec cette pléthore de suppôts de Satan.

Ce qui ne l’avait pas empêché d’apprécier La Reynie à sa juste valeur. Celui-ci, d’ailleurs, s’était fort excusé de lui imposer ce genre de voisinage en arguant la nécessité. Une loi intraitable ! Aussi le reçut-il avec son habituelle courtoisie :

—    Je suis heureux de vous voir, Monsieur le lieutenant général de Police, en espérant toutefois que vous ne m’apportez pas un nouveau contingent de racaille nauséabonde !

—    Rassurez-vous, je n’apporte rien du tout, Monsieur le gouverneur. Au contraire, je viens vous enlever une prisonnière !

—    Une prisonnière ? Mais je n’en ai aucune en ce moment !

—    Aucune ? Vous êtes certain ?

—    Sur ma parole ! Qui cherchiez-vous donc ?

—    Une demoiselle de Fontenac ou une dame de Saint-Forgeat comme vous voudrez. Elle était à la Bastille depuis la mort de la Reine et elle aurait été transférée chez vous. C’est du moins ce que m’a appris Baisemaux de Montlezun. On vous aurait amené cette jeune femme parce que le climat est plus vivifiant chez vous qu’à la porte Saint-Antoine.

—    Mais je la connais ! C’est la fille d’Hubert de Fontenac, jadis gouverneur de Saint-Germain ? Elle était entrée d’abord au service de Madame, puis de la reine d’Espagne, et finalement de la Reine qui l’a mariée à ce benêt de Saint-Forgeat. Et elle était à la Bastille ? Sous quel chef d’accusation ?

—    Elle aurait déplu au Roi...

—    Tiens donc ? La dernière fois que je fus à la Cour c’était pour un bal à l’occasion du retour du voyage dans les provinces de l’Est et j’avais cru remarquer qu’elle lui plaisait assez. Se serait-elle refusée à lui ?

—    Pas que je sache. La Reine venait de s’éteindre et la jeune Mme de Saint-Forgeat, apparemment bouleversée, a couru après le Roi pour lui demander audience sur-le-champ. Elle est entrée dans le cabinet et personne ne l’a vue ressortir. J’ai su par la suite qu’un peloton de la Prévôté l’avait conduite à la Bastille sans passer par la Cour d’honneur. Je crains qu’elle n’ait vu ou entendu ce qu’elle n’aurait dû ni voir ni entendre...

Le marquis du Châtelet sortit une tabatière, l’offrit à son visiteur puis, sur son refus, prit une pincée qu’il huma tout en chassant les traces de poudre sur son habit. Il semblait devenu soucieux :

—    Je ne vous cacherai pas qu’en vous voyant arriver j’ai cru que votre visite préludait à une reprise d’activité des sorciers. Je ne sais pas si vous en avez eu connaissance mais un bruit - léger sans doute mais réel - court Paris. On chuchote que Sa Majesté aurait été empoisonnée par ses médecins...

—    Quelle idée ! Émit distraitement La Reynie perdu dans ses pensées.

—    Pas si folle que ça ! Son chirurgien, Gervais, se serait suicidé. Pour quelle raison ?

—    C’est ce que je serais fort aise de savoir ! Dans un sens ces commentaires sont presque naturels : l'affaire des Poisons est encore trop proche pour qu’une mort un peu rapide ne pousse le peuple à y faire référence. Le bruit, je l’espère, s’éteindra de lui-même.

Il aurait aimé y croire mais ce n’était pas le cas et, tandis que sa voiture le ramenait vers la capitale, il se sentait envahi lentement par ce qu’il redoutait le plus : le découragement. Allait-il falloir tout recommencer : les arrestations, les interrogatoires plus ou moins cruels, les exécutions, les condamnations aux lourdes peines de prison et dans les pires conditions ? Inutile de chercher à se leurrer : les rumeurs malveillantes, la mort de Gervais, la disparition de Charlotte. Ces faits étaient liés, ils procédaient d’un acte effroyable : on avait bel et bien assassiné la Reine de France au milieu de son palais et quasiment sous les yeux d’un époux que cette disparition ne semblait pas toucher outre mesure. Quant à Charlotte, il était évident qu’elle avait dû voir ou entendre quelque chose, d’où un désarroi qui l’avait poussée à vouloir en informer le Roi. Alors on l’avait fait taire : la Bastille d’abord et ensuite ? Une forteresse lointaine où, entre des murs sordides, elle mourrait lentement à l’exemple de la fille de la Voisin ? Ou... plus radical encore mais peut-être plus souhaitable : le coup de pistolet ou de couteau puis l’enfouissement dans un trou boueux ou au fond de la Seine un boulet aux pieds ?....

Son imagination lui montra une image si précise qu’il en serra les poings et qu’un grondement de colère monta du fond de sa gorge. Il fallait la retrouver, la retrouver coûte que coûte, dût-il la réclamer à Louis XIV en personne, quitte à encourir sa disgrâce !

Mais avant d’en venir à cette extrémité, Nicolas de La Reynie pensa qu’il y avait peut-être mieux à faire... et d’abord se calmer ! Il sentait que l’affolement menaçait de s’emparer de lui. Il ne pouvait qu’envenimer la situation sans apporter le moindre secours à la jeune fille qu’il voulait aider. Ensuite, prendre conseil. De qui ? ... De ceux sur la discrétion de qui il savait pouvoir compter parce que la disparue les intéressait au premier chef !