— En effet. De toute façon, ne vous tourmentez pas, Ulrich, ce que j’avais à lui dire peut attendre. C’est même préférable car cela me permettra de me calmer. C’est à lui que je dois cette matinée perdue. Alors ne lui parlez pas de moi quand vous le verrez… Vous me couperiez mes effets ! ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Je n’aurais garde ! sourit le portier avec un léger salut.
Aldo alla rejoindre Adalbert qui était allé l’attendre au bar en parcourant vaguement un journal :
— Alors ?
Aldo se hissa sur le tabouret voisin et commanda une fine à l’eau, attendit d’être servi et enfin lâcha :
— Lugano !
— C’est tout ?
— C’est mieux que rien, il me semble ! J’espérais qu’il avait le téléphone et…
— Ne te fatigue pas ! J’ai entendu le début de ta conversation. C’était pas mal ton idée ! Tu aurais pu copier l’adresse en même temps que le numéro ! Je croyais que tu pouvais tout obtenir du portier ! Qu’il te mangeait pratiquement dans la main !
— Ce n’est déjà pas mal, non ? L’adresse directe c’était tout de même un peu délicat. Ulrich a dit à Plan-Crépin que c’était un « bon client » ! Cela oblige à une certaine retenue. Mais tu peux t’y coller toi si tu te sens plus malin !
Et Aldo avala son verre d’un trait… pour en commander un second. Quand il sentait ses nerfs prendre le dessus, il devenait facilement irritable et éprouvait le besoin de se réconforter. Adalbert posa sa main sur son bras :
— Excuse-moi ! J’ai parlé sans réfléchir… mais Lugano n’est pas un tout petit patelin…
— Pas loin de trente mille habitants, d’après le dernier recensement. Seulement comme ce n’est pas au bout du monde – c’est à un peu plus de deux cents kilomètres –, on déjeune et on file ! On y sera ce soir. Au Splendide Royal Hôtel on nous connaît et je te rappelle qu’en outre nous avons un ami là-bas. Ce qui nous donne deux chances de plus !
— Parle pour toi ! Ton ami Manfredi sera sûrement ravi de te revoir car il te doit une fière chandelle, mais je ne suis pas certain qu’il en sera de même pour sa femme vis-à-vis de moi ! Ça s’est arrangé par la suite mais elle m’avait sacrément pris en grippe quand on a voyagé ensemble jusqu’à Lucerne et retour ! N’importe comment, on ne risque rien d’essayer ! se hâta-t-il d’ajouter.
Deux heures plus tard, on quittait Zurich après une courte visite à la chocolaterie Sprüngli afin de rapporter à Tante Amélie et à Marie-Angéline une copieuse provision de ce qui était les meilleurs chocolats du monde et que, de toute façon, elles adoraient.
Le temps restait vraiment magnifique et le voyage à travers quelques-uns des plus beaux paysages de la Suisse – par Zug, le lac des Quatre-Cantons, Andermatt, le tunnel du Saint-Gothard et la descente sur Airolo pour arriver finalement à Lugano accompagné d’un superbe coucher de soleil – fut un vrai plaisir qui s’acheva en apothéose en découvrant par une température nettement plus douce qu’à Zurich le charme de la vieille ville, ses maisons à arcades, sa cathédrale San Lorenzo, ses nombreux jardins déjà fleuris qui semblaient couler des montagnes aux sommets encore enneigés, le tout servant d’écrin à l’immense saphir bleu de l’un des plus beaux lacs.
En arrêtant sa voiture devant l’ancienne villa Merlina érigée face au lac dans un parc d’une grande beauté, Adalbert soupira :
— Je sais bien qu’il est un peu tard pour y penser mais, au cas où on se trouverait nez à nez avec « Borgia », qu’est-ce qu’on fait ? On dit « bonjour », on part en courant ou on lui tape dessus ?
— Pourquoi le rencontrerait-on ? Je te rappelle que c’est un hôtel ici !
— Justement. Pourquoi n’y vivrait-il pas, après tout ?
— Avec toute sa bande ? Et alors que ce beau monde est recherché par Scotland Yard et la Sûreté française ? Tu rêves !
— Tu ne m’as pas compris. Je ne pense pas qu’il habite là mais vu la réputation – culinaire entre autres ! – du Splendide, il peut parfaitement y venir déjeuner ou dîner. À Zurich il ne se gêne pas pour se montrer dans le meilleur hôtel. Alors, je répète : que fait-on ?
— On improvisera ! Maintenant redémarre ! J’ai besoin d’une douche !
— … et moi d’un verre !
Moins d’une demi-heure plus tard, dans une suite ouvrant sur le lac où les reflets du soleil achevaient de mourir, ils étaient satisfaits l’un et l’autre. L’hôtel n’était pas plein mais l’eût-il été que l’on aurait fait l’impossible pour les garder. Ils y avaient déjà séjourné et avec l’infaillible mémoire des réceptionnistes on savait qu’ils étaient des clients de choix.
Aux approches de vingt heures, rafraîchis de toutes les façons et impeccables dans l’obligatoire smoking noir, ils effectuaient leur entrée sous les plafonds peints à fresque de la salle à manger, sur les talons d’un maître d’hôtel qui les guida vers une table voisine d’une des hautes fenêtres donnant sur le parc éclairé plutôt que sur le lac, contentant ainsi Aldo qui avait demandé un « coin tranquille ».
Après avoir consulté la carte et choisi leurs plats, ils commençaient à grignoter les amuse-gueule quand, soudain, l’œil d’Adalbert qui faisait face à la plus grande partie de la salle à manger devint fixe. Il reposa son verre, secoua la tête en fermant les yeux, les rouvrit…
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Aldo.
— Ce n’est pas possible, je rêve !
— Mais de quoi, bon sang ?
— Retourne-toi ! J’ai besoin de savoir si je ne suis pas devenu fou !
Aldo obéit et ses yeux s’arrondirent :
— Si tu l’es, moi aussi. Mais qu’est-ce que ces deux olibrius fabriquent ici… et ensemble ?
Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Les deux hommes en tenue de soirée qui venaient de faire leur entrée et se dirigeaient escortés par un maître d’hôtel n’étaient autres en effet que le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure et son Texan Cornélius B. Wishbone, ce dernier très reconnaissable bien qu’il n’arborât pas son chapeau de feutre noir en auréole et qu’il eût sérieusement raccourci sa barbe et ses moustaches. Tous deux paraissaient d’excellente humeur et s’entendaient visiblement à merveille.
— Ce n’est pas possible ! exhala Adalbert. Ils sont en voyage de noces ou quoi ?
— Tu as toujours l’esprit mal placé, fit Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Mais il est vrai qu’il y a là un mystère.
Il tira d’une poche un petit calepin de galuchat noir à coins d’or, griffonna dessus quelques mots, déchira la page, la plia puis fit signe à un garçon de s’approcher et le lui donna avec un billet de banque en désignant discrètement la table des nouveaux venus.
— Qu’est-ce que tu as écrit ?
— Notre numéro d’appartement, mon nom et onze heures. Observe la réception, moi je ne me retourne pas !
Ce fut au professeur que le garçon remit le papier. Il le lut, montrant une stupeur non feinte, ses sourcils blancs et touffus remontés jusqu’au milieu du front. À travers la salle, son regard et celui d’Adalbert se croisèrent. Il eut alors un large sourire, agita la tête en signe d’assentiment puis tendit le billet à Wishbone en lui demandant sans doute de ne pas bouger car il ne regarda pas de leur côté.
Bien que la route eût creusé leur appétit, aucun des deux hommes ne prêta beaucoup d’attention à ce qu’ils mangeaient. Pas plus à ce qu’ils buvaient tant ils grillaient de curiosité. Comment l’habitant de Chinon et le milliardaire texan en étaient-ils arrivés jusqu’à Lugano ?
— Ils doivent avoir déniché quelque chose, hasarda Adalbert. Tu as dû remarquer que le professeur est fouineur comme pas deux ?
— Et ils n’ont pas dû arriver ici par hasard ! Ce que je me demande, c’est s’ils ont prévenu Langlois.
— On ne lui a pas annoncé davantage notre changement de programme. On s’est contenté d’envoyer un télégramme rue Alfred-de-Vigny… Reste à attendre qu’ils nous rejoignent… Mais bon sang de bois, pourquoi as-tu écrit onze heures ? Tu aurais pu indiquer…
— Ne rouspète pas ! C’est très bien ainsi. Ce n’est pas parce qu’on expédie un délicieux dîner qu’il faut les obliger à en faire autant ! Un peu de charité chrétienne, comme dirait Plan-Crépin !
— C’est bien la première fois que je t’entends l’invoquer ! grogna Adalbert en attaquant son risotto aux bolets comme s’il lui en voulait.
Aldo le considéra avec un léger dégoût :
— Prends tout de même le temps de déguster ! À notre dernier passage, tu avais adoré cette spécialité tessinoise et… on n’est pas pressés à ce point !
— Justement ! J’ai fermement l’intention d’en commander un second !
Battu, Aldo se consacra à sa propre assiette. La présence du « druide » de Chinon et de celui qu’il considérait comme son « Américain » lui causait une joie d’autant plus savoureuse qu’elle était inattendue. Ils ne pouvaient pas être venus à Lugano par hasard ! Il « fallait » qu’ils eussent saisi une piste. Et maintenant il avait hâte de savoir et commençait à regretter de ne pas avoir fixé le rendez-vous un peu plus tôt. Mais il ne l’eût avoué pour rien au monde !
Ce repas un brin chaotique enfin achevé sur un admirable café, on gagna la sortie par le fond de la salle à manger afin d’éviter de passer près des deux dîneurs… Dans le hall, Adalbert sortit de son gousset une montre plate(5) qu’il consulta :
— Dix heures un quart ! marmotta-t-il. On va fumer un cigare dehors !
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers l’entrée où le groom chargé d’ouvrir ou de fermer la porte l’arrêta :
— Si je peux me permettre, monsieur, il pleut !
— Il pleut ? Ici ?
— Cela arrive quelquefois, fit le jeune homme avec un bon sourire. Sans cela nos jardins ne seraient pas si beaux !
— Évidemment !
Résigné, il rejoignit Aldo qui l’attendait au pied du grand escalier.
— J’ai demandé qu’on nous monte une bouteille de champagne.
— Avec quatre verres ? Comme ça le personnel saura qu’on tient une réunion !
— Non, deux ! Nous on se servira de ceux qui sont dans le petit bar du salon !
— Et on fera la vaisselle après !
En fait le temps passa plus vite qu’Adalbert ne le redoutait pour l’excellente raison que les « visiteurs » sans doute aussi pressés qu’eux-mêmes apparurent avec un quart d’heure d’avance ! Ce fut d’ailleurs le professeur qui attaqua :
— Mais qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? On vous croyait encore en convalescence, cousin !
— La convalescence, c’est surtout un état d’esprit et ça ne vaut rien de traîner dans une chaise longue quand on se sent suffisamment en forme pour se remettre au travail. Donc nous voilà après un passage à Zurich où nous avons appris que le comte de Gandia-Catannei « habitait » Lugano…
— … villa Malaspina, sur les pentes du mont Brè… Un fort bel endroit qui présente l’avantage d’être très proche de la frontière italienne.
Assez content de son effet, le professeur alla s’asseoir dans un fauteuil proche de la table où le plateau était posé :
— Vous voyez, Cornélius, que vous avez eu raison de ne pas prendre de champagne ce soir ! J’étais sûr qu’on nous en offrirait ! On sait recevoir dans la famille !
— Comme si j’en doutais ! Vous êtes agaçant, Hubert, à toujours vouloir avoir raison… grommela Wishbone après avoir serré chaleureusement les mains de ses hôtes.
— Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’aura droit à un verre que quand il nous aura dit comment vous en êtes arrivés là ! En tout cas, félicitations, mon cher Wishbone ! Vous avez fait d’énormes progrès en français ! Allez, cousin, nous sommes tout ouïe.
— Oh, c’est simple : en fouillant dans ce qui restait de la chambre du vieux Catannei, au rez-de-chaussée de la Croix-Haute, nous avons découvert quelques papiers froissés et salis mais qui ne pouvaient provenir que d’un bloc de correspondance et nous avons réussi à reconstituer l’entête gravée : villa Malaspina et Lugano. On a décidé d’un commun accord d’y aller voir…
— Vous auriez pu commencer par prévenir le commissaire Langlois au lieu de venir jouer tout seuls aux petits détectives ! remarqua Aldo.
Aussitôt Hubert de Combeau-Roquelaure se rebiffa :
— Pourquoi ? Ses sbires ne sont pas plus intelligents que nous ! Et ils ne disposent pas des mêmes moyens ! On a pris le train, on s’est installés dans cet hôtel dont on nous a dit qu’il était le meilleur, on a loué une voiture et on a entamé nos investigations. On aurait pu s’adresser au réceptionniste mais c’est un Suisse de Lausanne et on n’avait guère envie de dévoiler le but de notre voyage. C’est alors que Cornélius a eu l’idée de génie de nous adresser à une agence immobilière…
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