La nuit était douce comme elle l’était autrefois et les odeurs de chèvrefeuille semblables à celles qu’elle avait respirées alors. En face, de l’autre côté de l’eau caressée par un rayon de lune, le palace brillait de mille feux… Il était trop loin pour que les échos de l’orchestre lui parvinssent, pourtant elle croyait entendre les violons jouer une valse jamais oubliée…

C’était quarante ans plus tôt, cependant elle revoyait choses et gens comme s’ils venaient seulement de se quitter en se souhaitant bonne nuit. Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel où elle était de passage pour quelques jours avec un groupe d’amis au cours d’un voyage de découverte des lacs italo-suisses dont Lugano était la dernière étape avant le retour vers Paris. La fête était charmante et tout le monde s’amusait… et puis il y avait eu cet homme qui s’était incliné devant elle en la priant de lui accorder une valse… Elle avait levé les yeux sur un inconnu dont le regard plongeait dans le sien avec tant de tendresse que drapant d’un geste gracieux sa traîne de dentelle givrée d’éclats de cristal sur son bras ganté, elle l’avait laissé l’emporter…

Elle ne compris jamais de quelle magie il avait usé pour qu’elle se sente si bien dans ses bras… Elle n’était plus une jeune fille à son premier danseur puisque, proche de la quarantaine, elle était veuve depuis dix ans et si elle avait toujours adoré danser, les cavaliers attirés par sa beauté et sa gaieté ne lui avaient pas manqué, mais ce qu’elle avait éprouvé à cet instant lui était inconnu. Elle n’avait même pas fait attention à son nom quand, en l’invitant, il s’était présenté. Seulement qu’il était anglais et possédait des yeux aussi verts que les siens. Et aussi pétillants.

Jeune ? Non, il ne l’était plus mais il était mieux que cela ! La cinquantaine argentait ses tempes en donnant plus de relief à ses traits réguliers. Taillés un peu à coups de serpe… mais dont le sourire était tellement séduisant !…

Ils avaient bissé la valse sans presque se parler, bu ensemble une coupe de champagne au buffet puis dansé de nouveau – deux fois ! – avant qu’il ne la ramène à ses amis en s’excusant de l’avoir confisquée et en faisant ses adieux : il devait partir très tôt le lendemain…

Quand il lui avait baisé la main – juste un peu plus qu’il ne convenait – elle avait éprouvé une sorte de douleur et, ne se sentant plus à l’unisson des autres qui s’adonnaient à leur soirée sans états d’âme, elle refusa alors de continuer d’y participer et se retira.

Délaissant l’ascenseur, elle remonta l’escalier lentement, refusa les services de la soubrette qui, au seuil de sa chambre, se proposait pour l’aider à se déshabiller, puis elle alla près de la coiffeuse… C’est alors que, du balcon par lequel il était entré, il s’encadra dans la fenêtre et son visage presque douloureux était celui-là même de la passion :

— Pardonnez-moi si vous le pouvez, murmura-t-il, mais il fallait que je vienne ! Il y a si longtemps que je vous attends !

Elle n’avait rien répondu. Simplement elle était allée à sa rencontre :

— Moi aussi ! fit-elle dans un souffle, tandis qu’il la prenait dans ses bras…

Ce que fut cette nuit, Amélie en frémissait encore après tant d’années mais personne n’en sut jamais rien. Elle aurait pourtant dû se renouveler. Il avait promis qu’ils se reverraient. Seulement il ne revint jamais. Quelques mois plus tard les journaux lui apprenaient que sir John Leighton avait trouvé la mort au cours de son expédition dans l’Himalaya…

Elle réalisa à ce moment qu’elle ne savait rien de lui, qu’un prénom. Lui ne devait pas ignorer grand-chose d’elle puisqu’il lui avait écrit de Delhi. Juste quelques mots signés de son prénom. Il l’aimait et, dès son retour, c’est près d’elle qu’il irait… Puis ce fut le silence, les années qui passent…

Le vent léger qui se levait la fit frissonner, pourtant elle resta là, les coudes sur la pierre tiède à contempler ce paysage qu’elle avait juré de ne jamais revoir. Aussi avait-elle hésité quand Plan-Crépin avait plaidé pour ce voyage à Lugano afin d’essayer d’aider Aldo à reconstruire sa vie et puis elle avait éprouvé une sorte d’allégresse… Ce serait au contraire merveilleux d’emplir à nouveau son regard du cadre enchanteur que la vie avait donné à cet amour de rêve !

Aussi, en descendant du train tout à l’heure, elle se sentait presque heureuse ! Pourquoi avait-il fallu que cet imbécile d’Hubert vînt se mettre à la traverse avec ses plaisanteries d’un goût douteux ?

Elle avait été à deux doigts de repartir mais, à présent, elle pensait que peut-être ce doux pays qui, une fois déjà, avait sauvé Aldo du désespoir(8) accomplirait un nouveau miracle !

Laissant sa fenêtre ouverte sur les senteurs de la nuit, elle alla se coucher sans rallumer la lampe et resta là les yeux grands ouverts jusqu’à ce que, minuit largement passé, le sommeil la prenne enfin…



11


Les douze coups de minuit

Quand, vers huit heures du matin, Plan-Crépin entra dans sa chambre précédant Boleslas qu’elle débarrassa de son vaste plateau, Mme de Sommières se demanda quel genre de nuit elle avait pu passer si l’on en jugeait la mine lugubre qu’elle arborait, contrastant avec le beau soleil que la fenêtre restée ouverte avait permis de s’étaler largement.

— Au moins avons-nous bien dormi ? s’enquit-elle avec sollicitude tout en déposant le petit déjeuner au pied du grand lit.

— Pourquoi « au moins » ? C’est comme si vous poursuiviez une conversation commencée ? Avec vous-même peut-être ?

Sans répondre, l’héritière des Croisés versa dans une tasse un café dont l’arôme embaumait, y ajouta du sucre et prit une tranche de brioche qu’elle entreprit de beurrer farouchement avant d’offrir le résultat à la marquise. Qui refusa :

— Plus tard ! Quand vous m’aurez dit pourquoi vous faites cette tête ! Vous avez mal dormi, vous vous êtes disputée avec Hubert, ou Boleslas, ou les deux ? Oh, je crois savoir ! Nous sommes à des centaines de kilomètres de Saint-Augustin et il n’y a pas d’église aux environs ?

— Il y en a deux… plus un couvent ! J’irai y faire un tour tout à l’heure pour demander au Seigneur de m’éclairer…

— Et que fait-il d’autre ? Regardez ce soleil ! En voilà assez des cachotteries ! Dites-moi ce qui vous tracasse ou vous refaites les bagages et nous rentrons par le premier train !

— C’est que, justement, je me demande si ce ne serait pas la seule chose intelligente !… Je m’en veux de vous avoir entraînée jusqu’ici alors que vous n’en aviez pas tellement envie ! Et pour y trouver quoi ? Une maison mal tenue par deux vieux garçons qui n’ont pas la plus petite idée du genre de vie d’une grande dame ! Qui trouvent tout naturel que ladite dame se change en professeur de cuisine pour un Polonais timbré ! Où il n’y a pas la moindre trace d’une femme de chambre et que, par-dessus le marché, je me suis oubliée, moi, jusqu’à la laisser sans assistance, se dévêtir et se préparer pour la nuit !

— Vous perdez l’esprit, Plan-Crépin ! C’est moi qui vous l’ai défendu en précisant que je voulais être seule ! Alors maintenant, servez-vous une tasse de ce délicieux café et ensuite videz votre sac ! conseilla-t-elle en entamant son petit déjeuner.

Avec un vif plaisir ! Ce matin, elle se sentait incroyablement sereine. C’était comme si son tête-à-tête avec le plus beau souvenir de sa vie l’avait plongée dans un bain de jouvence alors qu’elle avait eu si peur que ce retour à Lugano ne réveille l’ancienne douleur. Peut-être parce que l’âge qui était le sien et qui chaque jour la rapprochait de l’issue inéluctable lui faisait espérer qu’à cet instant une ombre chère viendrait lui prendre la main ?

En attendant, il y avait Aldo qu’elle aimait comme un fils. Aldo plus beau que John mais que sa silhouette et surtout son charme lui avaient parfois évoqué. C’était peut-être la raison qui l’avait incitée à montrer tant d’indulgence envers Pauline Belmont et son ardent amour ? Comment aurait-elle réagi elle-même si John, marié, avait vécu ?

— Alors ? fit-elle quand Plan-Crépin eut fini son café qu’elle avait accompagné d’une tartine. Racontez-moi votre nuit ! À votre mine, je suppose que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

— Un peu tout de même… dans la tour !

— En compagnie de Wishbone ? Tiens donc ! sourit la marquise.

— Non. Je l’avais prié de me laisser seule. Nous n’avons pas, et de loin, la même façon de voir les choses et je ne voulais partager mes premières impressions avec personne !

Et elle raconta que les débuts lui étaient apparus plutôt prometteurs. Quelqu’un jouait le deuxième Liebestraum de Liszt avec plus que du talent : une intensité mélodique qui l’avait transportée. Lui avaient succédé les éclats de deux voix : celles d’un homme et d’une femme qui se disputaient. Puis plus rien. Les lumières s’étaient éteintes mais une silhouette noire – véritable fantôme en robe à traîne recouverte d’un voile tombant jusqu’aux pieds ! – était apparue sur la terrasse une canne à la main. Traversant un rayon de lune, elle s’était avancée de quelques pas dans les jardins mais ne s’y était pas attardée. Elle était rentrée et tout s’était refermé sous une main masculine. Plus tard encore – environ deux heures après – il y avait eu un long gémissement… Une fenêtre s’était éclairée au premier étage et un second gémissement avait tourné court. Une fois encore tout s’était éteint et la guetteuse de la tour, vaincue par la fatigue, avait fini par s’endormir dans son fauteuil jusqu’à ce que le lever du jour la réveille…

— C’est assez intéressant ! commenta Mme de Sommières. D’où tirez-vous donc cette furieuse envie de rentrer à la maison ?

— De ce qu’en jetant un dernier coup d’œil avant de regagner ma chambre j’ai vu deux infirmières, l’une à l’un des balcons en train de secouer un linge blanc, et l’autre remontant le jardin venant de je ne sais où…

— D’où vous avez conclu ?

— Que la « vox populi » a raison, que la villa des derniers Borgia devient une clinique pour dérangés du cerveau, sans doute fortunés… et que je suis une idiote ! Les policiers sont repartis, nos deux lascars ne demandent qu’à les imiter… et nous serions beaucoup mieux au parc Monceau !

Elle reprit le plateau qu’elle alla poser sur une table. La marquise se leva, enfila ses mules et son déshabillé puis s’approcha de la fenêtre.

— Cela ne vous ressemble pas, Plan-Crépin, de jeter le manche après la cognée au bout de quelques heures !

— Il faut croire que je vieillis !

— En voilà une autre ! C’est bien la première fois que je vous vois rechigner devant l’ennemi sans avoir engagé le fer ! Je vous ai connue plus pugnace ! Ce qui est certain c’est que vous n’avez pas assez dormi… ni réfléchi, sinon il vous serait peut-être venu à l’esprit qu’une clinique psychiatrique pourrait être un paravent idéal pour masquer une affaire louche ? Moralité : allez vous coucher, faites un tour à l’église, tirez-vous les cartes et invoquez les mânes de vos glorieux ancêtres croisés… mais trouvez quelque chose, morbleu ! Quant à moi, je vais prendre un bain rapide ensuite j’irai donner un cours de cuisine à cet ectoplasme polonais qui a toujours l’air de flotter entre deux eaux !

Et comme Marie-Angéline, figée sur place, ne bougeait toujours pas, elle s’impatienta :

— Alors, que décidez-vous ?

— D’aller dormir une heure, puis de prendre une douche pour m’éclaircir les idées… et j’irai à l’église ! Nous avons tout à fait raison !


Le résultat fut encourageant. En prenant place à la table du déjeuner l’œil vif et la démarche assurée, Plan-Crépin demanda à Wishbone s’il aurait l’obligeance de lui servir de chauffeur vers quatre heures pour la conduire à la villa Malaspina. Habitué à ne s’étonner de rien, il acquiesça sans poser de questions mais Hubert, lui, réagit :

— Qu’est-ce vous avez l’intention de faire là-dedans ?

— Récolter des renseignements, voyons ! Le bruit court partout de la transformation en maison de santé. Or, fraîchement débarquée des États-Unis, afin de rendre visite à une tante adorée venue soigner sa mélancolie dans un pays qu’elle aimait particulièrement dans sa jeunesse, j’ai eu la douleur de constater qu’elle souffrait à présent d’une véritable dépression. Malheureusement elle vit seule, assistée de deux serviteurs légèrement dépassés par les événements, et ne pouvant m’attarder à Lugano plus d’un mois avant de rentrer à New York je viens voir si la nouvelle clinique pourrait la prendre en charge !

Le professeur soudain apoplectique bondit :

— Vous voulez envoyer Amélie chez les fous ? Mais c’est vous, ma petite, qu’il faudrait interner !