De ses amis les plus chers, de ces vaillants compagnons de guerre souterraine, il restait peu. Presque tous avaient été exécutés en même temps que Marie ou s'étaient enfuis hors des frontières. Seul Ange Pitou demeurait, et c'était déjà beaucoup. Le jeune homme n'était plus garde national, mais il n'avait rien perdu de sa verve journalistique et collaborait à ce qui vivait encore de presse libre. Une sorte de don du Ciel ! C'est chez lui que Batz vécut les jours tumultueux succédant au 9-Thermidor, des jours où le monde se renversait, jetant à la guillotine ceux qui étaient les maîtres d'hier et les remplaçant par d'autres qui ne valaient pas plus cher. Des Barras, Tallien, Fouché dont deux, au moins, étaient des massacreurs de naguère à Bordeaux ou à Lyon mais qui s'efforçaient de se refaire une sorte de vertu ! Oui, c'était bon de se retrouver dans le petit appartement du gazetier, au contact quotidien de son inaltérable belle humeur, de son humour et de sa solidité ! Ensemble, ils pouvaient parler des absents, de Laura à qui Batz s'interdisait de penser pour ne pas entamer son courage ni sa volonté.
Un soir, ils étaient retournés à la maison de Charonne qui appartenait à Batz, bien que Marie en eût été propriétaire de nom. Ce n'était plus qu'une coquille vide : les pillards étaient passés par là, ne laissant que des débris dans le grand salon ovale où la jeune femme aimait tant se pelotonner au coin de la cheminée, dans le cabinet de travail où l'on avait fait du feu pour brûler les papiers, dans la grande salle du pavillon où les compagnons se réunissaient pour de joyeuses frairies entre deux coups de main, dans la chambre de Marie enfin, cette pièce exquise faite à son image où les narines sensibles de Jean croyaient retrouver son parfum mais où les miroirs brisés par une fureur imbécile ne conservaient plus son image...
Vide, la maison ? Pas tout à fait. Armés de chandelles découvertes dans la cuisine, les deux hommes descendirent à la cave. Elle aussi était dans un triste état : les précieuses bouteilles de Batz étaient envolées, vidées ou brisées, mais le mécanisme donnant accès à la partie secrète demeurait inviolé : la tremblante lumière des bougies révéla les presses à imprimer et les paquets d'assignats encore intacts comme la petite réserve d'or cachée dans un mur. Avant de s'enfuir devant les hommes de Vergne [viii], Batz y avait joint ce qu'il restait de la Toison d'Or de Louis XV, amputée certes du Grand Diamant bleu de Louis XIV et du rubis Côte de Bretagne mais représentant encore une assez jolie fortune. Il la prit avec lui ainsi que ce qu'il restait d'or, réparti entre les poches de Pitou et les siennes. Emplit d'assignats le sac qu'il avait apporté puis referma la cache avec beaucoup de soin et remonta à la surface où l'on souffla les chandelles.
- Où penses-tu cacher tout cela ? demanda Pitou - il avait fallu leur cohabitation pour le convaincre enfin de tutoyer son chef ! Pas chez... nous en tout cas. La logeuse a le nez trop sensible !
- Non. Chez Laura. Il y a un endroit que j'ai repéré. Tu iras demain demander la clef à Julie Talma...
- Tu penses que ça y sera en sécurité ? Une maison inoccupée, c'est tentant.
- Oui, mais la belle Thérésa Cabarrus, la maîtresse de Tallien que le peuple appelle Notre-Dame de Thermidor, habite à côté. C'est une bien meilleure sécurité qu'un bataillon de gendarmes.
Il leur fallait attendre l'aube et l'ouverture des barrières pour rentrer dans Paris. Ils allèrent s'installer dans la cuisine où demeuraient quelques meubles, s'étendirent chacun sur un banc et s'accordèrent quelques heures de sommeil, mais l'aube les trouva aux abords de la barrière de Bagnolet qu'ils franchirent peu après sans rencontrer de difficultés. On n'en était plus, grâce à Dieu, aux temps affreux de la Terreur et cela se sentait !
- A présent, dit Batz en se déshabillant pour faire un peu de toilette, il faut essayer de savoir ce qui se passe au Temple.
Et comme il en avait l'habitude lorsqu'il se trouvait embarrassé, il se rendit rue des Blancs-Manteaux pour consulter son vieil ami Le Noir.
L'ancien lieutenant général de Police devenu bibliothécaire du Roi pendant l'instruction de l'affaire du Collier de la Reine, parce qu'il faisait preuve d'un peu trop de perspicacité, n'avait guère changé depuis leur dernier revoir, un an plus tôt. Toujours impeccablement vêtu de noir et cravaté de blanc, il continuait de régner sur son univers de livres, de dossiers et de paperasses qui ne cessait d'augmenter de volume. Car, gardant la passion de son métier perdu, il avait su se constituer un petit monde d'indicateurs bénévoles qui le tenait au courant de bien des affaires discrètes. On le savait généreux et nombre de ces hommes, de ces femmes aussi lui gardaient de la gratitude parce que, de tous les lieutenants de police qui s'étaient succédé depuis Nicolas de la Reynie, il était sans doute le plus humain et le plus accessible à la pitié. Chez les truands c'était quelque chose que l'on n'oubliait pas.
- Eh bien, fit-il en se levant pour accueillir l'arrivant, voilà une visite que je n'attendais pas ! Je n'espérais plus vous revoir ! Que faites-vous à Paris ?
La joie qui pétillait dans son oil se mêlait à une certaine inquiétude et Batz nota que, sur le pommeau de la canne où elle s'appuyait, la main de Le Noir tremblait. Etait-ce l'excitation ou bien l'âge y était-il pour quelque chose ? Le vieil homme - il n'avait cependant que soixante-deux ans ! - lui paraissait plus maigre et de nouvelles rides marquaient sa figure de renard distingué.
- Je cherche le trésor qui m'a été volé en Angleterre, soupira le baron en se laissant tomber dans le vieux fauteuil de cuir qu'on lui désignait. Je crois savoir qu'il a été ramené à Paris...
Il s'interrompit pour sourire au valet - un ancien bagnard sauvé de la misère - qui entrait avec des verres et une bouteille de ce vin de Bourgogne que son maître offrait toujours à ses rares amis.
- Vous maintenez vos traditions, remarqua-t-il.
- Tant que ma cave le permet, ce serait dommage d'y renoncer, non ?
- Sans aucun doute ! Et ce n'est pas moi qui m'en plaindrai.
Ils trinquèrent puis accordèrent quelques instants au plaisir de savourer un grand vin mais le pli soucieux réapparut vite entre les sombres sourcils du baron et Le Noir reprit :
- Je ne vois pas bien ce qu'il y viendrait faire ? Il y a plus de six mois que rien n'a bougé à la tour du Temple.
- En êtes-vous sûr ?
- On n'est jamais sûr de rien, mon cher baron ! Mais si vous me racontiez ?
Batz s'exécuta à sa manière rapide mais calme et précise. Le Noir resta songeur un moment puis suggéra :
- Vous pensez qu'on l'aura réintégré ?
- C'est ce que j'ai cru comprendre des paroles saisies par le vieux soldat à l'auberge de Skegness.
- Cela me paraît difficile sans éveiller des curiosités. L'enfant a été quasiment emmuré jusqu'au 12 thermidor où Barras s'est fait ouvrir, et l'état dans lequel était celui qu'il y a trouvé ne s'acquiert pas en cinq minutes. Ni d'ailleurs en quelques jours. Procéder à un échange avant cette ouverture me semble impossible...
- Autrement dit, celui que Barras a vu est toujours ce jeune Normand que nous avons substitué au Roi ? Pauvre gamin d'ailleurs ! Je n'imaginais pas qu'on lui ferait subir ça ! C'est infâme !
- Qu'est-ce que vous imaginiez ? Qu'on allait crier bien haut que Louis XVII s'était envolé ? Il y avait de quoi y laisser sa tête et les gens de là-bas ne sont pas fous. Ils ont fait en sorte que l'on ne puisse plus le voir afin que nul ne s'aperçoive de la substitution...
- Et Barras ? Pourquoi n'a-t-il rien dit quand il l'a vu ? La ressemblance n'était pas frappante. Et de loin !
- Il n'avait aucun intérêt à dévoiler la supercherie. N'oubliez pas qu'il est entré dans l'éclairage violent de l'Histoire et que lui et ses complices doivent faire face à une situation difficile. Amputée d'une partie des députés qu'elle a remplacés de son mieux, la Convention va cahin-caha et nul ne peut dire où elle ira ainsi !
- Elle ne devrait plus exister du tout ! gronda Batz. J'ai fait ce qu'il fallait pour la détruire au point de m'y ruiner.
- Pas tout à fait, n'est-ce pas ? fit Le Noir avec un clin d'oil moqueur. Et d'ailleurs ce serait dommage. Vous aurez encore pas mal à dépenser si vous poursuivez votre tâche...
- Vous n'en doutez pas j'espère ? fit Batz presque machinalement car il poursuivait son idée. De deux choses l'une : ou bien les ravisseurs ont réussi à réintégrer le Roi...
- Je vous dis que c'est impossible !
- ... ou alors Barras ne l'avait jamais vu quand il était le Dauphin.
- Ne dites pas de sottises ! Je peux vous assurer, moi, qu'il l'a vu à plusieurs reprises. Il était à Versailles au moment des états généraux puis lors de cette insigne folie que fut le banquet des gardes du corps qu'il n'eut pas assez de mots pour fustiger. Il a vu la famille royale ramenée de force aux Tuileries lors des journées des 5 et 6 octobre 1789. Ensuite il est parti se marier dans sa Provence mais il est revenu, et je crois qu'il a été fort heureux de ne pas être député au moment du procès de Louis XVI. Cela l'aurait mis dans l'embarras parce qu'il ne souhaitait pas la mort du Roi. Il est vicomte, après tout !
- Pourrait-il être des nôtres ?
- Vous voilà devenu bien naïf ! L'homme est pourri jusqu'à la moelle. Quel que sort le côté où il penche, ce ne peut être que par intérêt. Il a trop tiré le diable par la queue et il songe avant tout à faire une grande fortune ! Mais laissons-le pour l'instant : lui seul pourrait répondre aux questions que vous vous posez. Encore un peu de vin ?
- Volontiers ! Il est merveilleusement propice à la clarté des idées...
- A condition de ne pas en abuser, le chamber-tin devrait être la boisson de tous les hommes d'esprit ! Mais... tout à l'heure vous avez prononcé un nom à propos de l'affaire de Skegness. Vous avez dit Roques il me semble ?
- En effet. Cela vous inspire ?
- Peut-être...
Le Noir se leva et, appuyé sur sa canne, alla vers une armoire prise entre deux bibliothèques. Une impressionnante pile de dossiers apparut, rangée dans l'ordre alphabétique annoncé par des étiquettes. Il prit la série de la lettre R, la compulsa, en sortit une feuille de carton, la lut, la rangea, reporta le tout dans l'armoire et recommença avec la lettre M. Enfin, un mince dossier à la main, il revint s'asseoir en face de son visiteur :
- Voilà ! dit-il. Maurice Roques... de Montgaillard ! Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ?
- Montgaillard ? fit Batz abasourdi. Il existe encore celui-là ?
- Oh oui ! Et plus que vous ne l'imaginez ! Il a trempé dans toutes les affaires louches mais il s'est fabriqué des " souvenirs " qui lui assurent le meilleur accueil en Autriche comme en Angleterre.
- Comment est-ce possible ?
- Innocent que vous êtes ! Mais... en s'attribuant une partie de vos exploits ! Il prétend, outre frontières, avoir participé à la préparation de la fuite à Varennes -c'est peut-être vrai d'ailleurs et vous n'en étiez pas ! - il raconte aussi qu'il a prêté au Roi une forte somme - les cinq cent mille francs sans doute dont le pauvre Louis XVI vous était si reconnaissant ! - et en outre il aurait achevé de se ruiner en tentant de faire évader la Reine du Temple puis de la Conciergerie...
- C'est insensé ? A qui pourrait-il le faire croire ? Il eût fallu qu'il soit en France ?
- Non seulement en France mais à Paris. Je l'ai appris depuis peu mais il y a circulé pendant des mois sans être inquiété par personne. Son nom a été rayé, mystérieusement, de la liste des émigrés. Qui sert-il, qui le protège ? Les Princes, des têtes de la Révolution ? Durant la Terreur, il se serait même montré près de l'échafaud, quand la " fournée " en valait la peine car il est doué d'un aplomb incommensurable ! Et il semblerait que pour lui aucune des contraintes, aucun des dangers créés par la Révolution ne l'ait gêné... un peu comme vous !
- Pourquoi ne m'en avez-vous jamais parlé ?
- Parce que c'est un faisan, un fabulateur assez génial et, tant qu'il ne s'approchait pas de vous, il était inutile de vous donner un souci supplémentaire. Tant qu'il se contentait de se faire des relations à travers l'Europe...
- Un proche de d'Antraigues, n'est-ce pas ? Je m'en souviens à présent...
Il revoyait, en effet, ce petit homme au visage pâle, aux joues creuses mais aux yeux pétillants sous de gros sourcils noirs. Un nez long, un menton en galoche n'arrangeaient pas les choses. Quelqu'un à cette époque avait dit qu'il avait l'air d'un juif portugais. Amusant d'ailleurs, assez spirituel, il semblait se donner à tâche de plaire un peu à tout le monde...
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