L’ambassadeur maudit intérieurement l’hidalgo qui l’avait précédé. Sa mission était déjà assez difficile sans que l’Espagnol se mêlât de venir la lui compliquer car il n’y avait pas à se tromper sur la bruyante gaieté du Béarnais. Il le connaissait suffisamment pour détecter l’agacement sous le rire. Il respira profondément et prit son courage à deux mains :

— Sire, commença-t-il avec toute la suavité dont il était capable, je crains fort d’être presque aussi importun que le seigneur de Tolède !

— Vous ? Allons donc ! Vous êtes l’un de ceux que j’ai le plus de plaisir à entendre. Qu’est-ce qui vous tourmente ?

— Un autre mariage, Sire ! J’ai grand peur de devoir prier Votre Majesté de me laisser ramener donna Lorenza Davanzati à Florence !

La flamme rieuse dans l’œil d’Henri s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle :

— Je croyais que nous étions bien d’accord ! Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— Deux choses. D’abord un courrier reçu ce matin en provenance du palais Pitti, mentit-il avec suffisamment d’aplomb pour être crédible. Le grand-duc – comme la grande-duchesse d’ailleurs – y exprime l’espoir qu’en envoyant ici leur jeune parente, elle y aura retrouvé la joie de vivre dont l’a privée la mort brutale de son fiancé. Son Altesse souhaite vivement que cette jeune fille n’ait pas fait l’objet d’un marché de dupes et que, en échange de sa beauté comme de la fortune qu’elle apporte, elle soit aussi heureuse que possible de devenir sujette de Votre Majesté...

— Avez-vous cette lettre ?

— Non, Sire. Votre Majesté doit comprendre qu’il s’agit d’un courrier interne où mon maître traite de diverses autres affaires...

Il se sentit rougir mais, par bonheur, Henri ne le regardait pas. Il lui tournait même le dos, s’étant dirigé vers une fenêtre donnant sur les Tuileries... Après un instant de silence, Giovanetti entendit :

— Votre maître fait-il allusion à son... déplaisir au cas où cette jeune fille serait mal satisfaite ?

— Pas formellement mais il n’en insiste pas moins sur le prix que la grande-duchesse et lui-même attachent au bonheur de donna Lorenza.

— Et vous venez de me demander de la laisser regagner Florence. Ce qui signifie qu’elle n’est pas heureuse ?

— Comment le serait-elle ? Le Roi a-t-il oublié que, dès le premier instant, elle a protesté en disant qu’elle refusait ?

— Et elle refuse toujours ?

— Plus que jamais. Elle me supplie de la renvoyer chez nous. Sans sa dot bien entendu. Consciente du désappointement qu’elle cause à son prétendant, elle estime normal de lui laisser ce dédommagement. Après tout, c’est une fortune que recherchaient surtout Messieurs de Sarrance !

— A l’origine, sans nul doute. Il n’en est plus de même à présent. L’éclat de ce tendron ne saurait laisser indifférent. Le marquis Hector en a été victime et comme son fils dédaignait...

— Dédaignait ? Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée lorsque donna Lorenza est apparue. Je sais que, auparavant, il était épris d’une autre mais depuis...

— ... il a repris sa parole et s’est autant dire enfui avec mon ambassadeur à Londres... où il tombera peut-être amoureux de nouveau de quelque jeune lady. Que voulez-vous, il aime les femmes et je reconnais que jusqu’ici il n’en a guère rencontré de cruelles. Hector de Sarrance connaît bien son fils et votre protégée...

— Une Médicis par sa mère, Sire ! Elle m’a été confiée mais ne saurait être ma protégée.

— Soit ! Mais donna Lorenza devrait être reconnaissante au marquis de lui avoir évité l’humiliation d’être refusée publiquement...

— Le Roi sait pertinemment qu’il n’en a rien été. Le visage du garçon s’est illuminé lorsqu’il l’a vue et a eu un mouvement vers elle. Malheureusement, son père, plus proche sans doute, a été plus rapide. Et voilà un bonheur détruit dès sa naissance !

Henri IV se retourna tout d’une pièce dardant sur le diplomate un œil soudain flamboyant :

— Vous autres Florentins aimez un peu trop les mots ronflants et le théâtre. Qu’est-ce que cette jeune personne reproche donc au marquis ? D’être trop vieux ?

Filippo se sentit pâlir. La question était un piège cachant un défi puisque l’âge que le Roi jetait sur le tapis était le sien. Il s’accorda quelques brèves secondes avant de répondre :

— Non, Sire. En aucune façon. D’ailleurs elle ne lui reproche rien... sinon de n’être pas celui qu’on lui avait promis, qu’elle avait eu l’occasion de voir et qui lui plaisait. Il faut comprendre, Sire ! Lorenza Davanzati est florentine jusqu’au bout des ongles. Or la richesse et la puissance de notre cité sont nées des tractations commerciales d’un homme de génie, Cosme l’Ancien...

— Vous paraît-il bien judicieux de le rappeler, Monsieur l’ambassadeur ? fit le Roi avec un petit rire.

Mais Giovanetti était lancé :

— ... elle fut propulsée au pinacle de la splendeur par un successeur lui aussi génial, Laurent le Magnifique, dont un roi de France s’honorait d’être l’ami au point de lui avoir offert, pour ses armes, une fleur de lys. Mais tout cela ne s’est fait que par le respect de la parole donnée !

Cette fois, le Roi partit d’un grand éclat de rire :

— Depuis ces temps héroïques, Florence a fichtrement changé. On y a joué de l’épée et du poignard plus souvent que de la plume d’oie ! On s’y est même étripé joyeusement durant plusieurs périodes troublées entre cousins ou autres parents !

— Comme partout ailleurs sans doute, Sire, mais donna Lorenza n’a que dix-sept ans. Elle a été élevée dans un couvent et se fie aux vertus de la parole donnée !

A cet instant, la porte du cabinet royal s’ouvrit à deux battants pour livrer passage à la Reine avant même que l’huissier puisse l’annoncer. Elle s’avançait même à une telle allure que le déluge de perles tombant de son cou et de son corsage cliquetait à chaque pas et elle arborait une mine à ce point triomphante que Giovanetti ressentit une vague inquiétude qui se précisa quand il comprit qu’elle savait de quoi il retournait :

— Elle a raison et ne doit pas se sentir déçue : on lui a promis qu’elle épouserait un Sarrance et elle va en épouser un ! Et le plus important. Et le plus tôt sera le mieux ! Par exemple... dans trois jours ?

Mal revenu de sa surprise, Henri ne trouva rien à répondre mais Filippo protesta :

— Que la Reine me permette de lui faire remarquer que c’est aller un peu vite. Je venais justement dire au Roi...

— Je sais ce que vous êtes venu dire au Roi, ser ambassadeur. Je l’avais prévu d’ailleurs, aussi ai-je pris mes précautions : Mlle du Tillet vient de se rendre chez vous avec un carrosse et un chariot de bagages pour en ramener Lorenza. Elle est désormais dans nos appartements où nous allons faire le nécessaire pour la cérémonie...

— Vous auriez pu m’en parler avant... ma mie ! remarqua Henri que cette hâte n’avait pas l’air d’enchanter.

— Pour quoi faire ? N’étions-nous pas tous d’accord avant de quitter Fontainebleau où je vous rappelle que je n’ai pas pu la garder chez moi faute de place ? Maintenant tout est rentré dans l’ordre ! conclut-elle avec satisfaction.

— Et... Mlle du Tillet n’a rencontré aucune résistance ? S’enquit le Florentin.

Marie de Médicis le toisa du haut de sa superbe :

— Il ne manquerait plus que cela ! Et pour quelle raison, je vous prie ?

Apitoyé peut-être, le Roi vola au secours du diplomate :

— Pour la raison que ce cher Hector ne plaît pas à votre filleule et qu’elle souhaite rentrer à Florence... en abandonnant toutefois sa dot à titre de compensation !

— Le beau prétexte que voilà ! Est-ce que vous me plaisiez quand nous nous sommes mariés ? Je ne m’en suis pas moins comportée comme une bonne épouse ! Quant à cette fille, elle me doit obéissance comme elle la devrait à sa mère ! Dans trois jours, elle sera mariée ici où la nuit de noces aura lieu également. Le marquis doit être à cette heure en train de préparer son hôtel parisien à la recevoir...

Sans rien ajouter, l’imposante Majesté tourna les talons pour repartir comme elle était venue mais Giovanetti, d’autant plus furieux qu’il venait de mesurer son impuissance, ne put se retenir :

— J’espère que Mlle du Tillet a pris la peine d’emmener aussi donna Honoria ! Pour ma part, je me refuse à la garder plus longtemps. Je rappelle respectueusement à Votre Majesté qu’elle est censée représenter la famille...

— Oh ! Cette femme ! Que voulez-vous que j’en fasse ?

— Lui donner la place qui lui revient, émit alors le Roi pas mécontent de contrarier son épouse. Il faudra vous en satisfaire, ma mie. Et Sarrance tout pareil : elle fait partie du lot ! Arrangez-vous comme vous le pourrez !

Filippo Giovanetti rentra rue Mauconseil hors de lui mais arrivé à destination, son humeur ne s’améliora pas. Ses serviteurs s’affairaient à remettre de l’ordre après le passage des gens de la Reine, trop expéditifs pour n’avoir pas été quelque peu dévastateurs. Cette Mlle du Tillet devait être fort pressée : on avait raflé sans discernement ce qui était censé appartenir à Lorenza et à sa tante. Celle-ci, n’étant d’ailleurs pas prévue à l’origine, avait ajouté au désordre en exigeant de faire partie du voyage et il avait fallu l’emmener sans plus de préparatifs, en camisole et bonnet de nuit sous un grand manteau à capuchon.

Laissant ses gens à leur ouvrage, ser Filippo Giovanetti chercha refuge dans son cabinet de travail où il trouva son médecin occupé à ranimer le feu, assis au coin de la cheminée :

— Rassure-toi, personne n’est entré ici. J’y ai veillé, dit-il sans le regarder.

— Il n’aurait plus manqué que cela. Cette femme se croit vraiment tout permis depuis qu’elle est reine. Elle pouvait envoyer chercher Lorenza en y mettant plus de formes...

— On devait craindre ton retour inopiné ! Si je comprends bien, ta démarche de ce matin n’a servi à rien ?

— J’aurais peut-être réussi si la grosse Marie n’était arrivée sans s’annoncer pour se vanter de son coup d’éclat. Le mariage aura lieu dans trois jours au Louvre, comme la nuit de noces, après quoi Sarrance pourra mettre sous clef dans son hôtel parisien une épouse trop belle pour que l’on souhaite la voir évoluer à la Cour ! Pauvre enfant ! Dans quel piège l’ai-je entraînée ! Si j’avais su !

— Tu ne te serais jamais donné tant de mal ! A propos, dans leur hâte de faire place nette, les ravisseurs – on peut difficilement les appeler autrement ! – ont oublié ou plutôt n’ont pas trouvé ceci qui était sous les oreillers du lit !

A plat sur sa main, Valeriano présentait la dague ornée d’une fleur de lys en rubis, instrument du meurtre de Vittorio Strozzi. S’il fut surpris, Giovanetti ne le montra pas sauf qu’un sourcil se releva légèrement :

— C’est donc elle qui l’avait ? Elle a dû se la faire donner par le grand-duc. Je ne vois pas d’autre explication... mais dans quel but ?

— En souvenir d’un fiancé qu’elle aimait... ou pour s’assurer un moyen de se défendre ? Ou bien d’échapper... à un sort déplaisant ?

L’étroit visage du diplomate pâlit brusquement :

— Contre elle-même ?... Non ! Ce n’est pas possible ! Elle n’était pas éprise du jeune Strozzi à ce point ! Et elle craint Dieu !

— Elle le croyait peut-être quand elle a pris l’arme. Depuis, les choses ont beaucoup changé puisqu’elle envisageait avec un certain plaisir d’épouser Antoine de Sarrance.

— Mais il ne s’agit plus d’Antoine et Dieu sait ce qu’elle avait dans la tête en gardant cette arme si près d’elle ! Qu’en penses-tu ?

— Qu’il pourrait y avoir un signe du destin dans le fait qu’elle n’a pas eu le temps de l’emporter ? Après tout, celui qui a abattu Vittorio menaçait quiconque oserait épouser donna Lorenza...

— La menace visait les candidats florentins. Ainsi du moins en a jugé Ferdinand.

— Conforté dans cette idée par le meurtrier, dit Valeriano. Il aurait été trop bête de laisser l’héritière des Davanzati se marier chez elle au moment où la femme d’Henri IV avait tant besoin de sa dot. Allons, ne me regarde pas ainsi ! Tu sais très bien que mon amitié pour toi est de celles qui ne faillissent jamais. J’ai toujours su que c’était ton œuvre et je ne peux que t’approuver ! Je ne t’en aurais jamais parlé d’ailleurs si je n’avais retrouvé la dague mais les circonstances sont telles que je me demande si elle ne pourrait pas servir à nouveau... Il me semble qu’il y aurait là une manière de justice à rendre à donna Lorenza. L’arme l’a empêchée d’être heureuse ; pourquoi donc ne l’empêcherait-elle pas d’être malheureuse ?