— Va les porter à la chapelle ! Moi je ne veux plus les voir !
Et elle resta là, immobile, devant l’admirable décor d’arbres, de plantes, d’eaux vives et d’œuvres d’art, incapable de faire un geste, incapable de pleurer. Ce qu’elle éprouvait était moins une douleur qu’une bizarre impression de vide. Elle ne souffrait pas mais c’était comme si le monde venait de perdre ses couleurs, ne laissant qu’une grisaille trouble. L’ange blond, ses rires, ses baisers, les chansons qu’il composait pour elle, avait emporté vers le ciel les rêves de celle qui lui avait donné sa main et promis d’être à lui. ! Que dire de plus ?
En s’approchant de la jeune fille pour l’embrasser, Christine vit que des larmes silencieuses glissaient vers les coins de ses lèvres sur un visage totalement immobile. Alors elle lui caressa la joue et se retira...
Dans les jours qui suivirent, Lorenza ne quitta pas sa chambre, suivant en cela les conseils de la grande-duchesse qui souhaitait lui éviter les condoléances plus ou moins hypocrites de la Cour. En vérité, elle ne savait plus que faire de sa personne. Regagner le palais Davanzati sans Vittorio lui causait une répugnance. La vie aurait pu être si gaie, si insouciante avec ce charmant compagnon ! Comment surtout s’accommoder de la présence d’Honoria qui ne manquerait pas d’accourir afin de jouer avec jubilation un rôle de porte respect qui n’avait plus sa place chez les Médicis et Christine – qui la détestait ! – lui avait déclaré sans ambages qu’elle-même suffirait à la tâche. Elle aurait aimé se retirer à Fiesole à condition d’y être seule. Cela voulait dire convaincre la tante de déménager vers le lungarno[4] familial, ce qui relevait de l’utopie. Alors ? Retourner aux Murate ? Si cher que lui fût le couvent de son enfance, Lorenza n’avait nulle envie d’y faire profession ou seulement de s’y installer ad libitum dans un rôle de demi-veuve qu’elle refusait. A mesure que coulaient les heures, elle découvrait que si la perte de son fiancé lui causait une lourde peine elle ne la plongeait pas dans le désespoir générateur des renoncements héroïques. Le jour où l’on avait porté Vittorio en terre, elle avait rendu au père du jeune homme l’émeraude dont elle avait été si fière et qu’elle avait portée si peu de temps. En un mot, elle avait encore le désir de vivre mais où... mais comment ?
Elle en était à ce point de ses réflexions quand un chambellan vint l’informer que le grand-duc désirait lui parler. Elle le suivit sans poser de questions auxquelles il n’aurait certainement pas répondu. C’était un homme imbu de sa dignité qui ne déplaçait sa vaste personne qu’avec une lenteur solennelle à laquelle il lui fallut bien se plier pour traverser les somptueux appartements du palais – salles de l’Iliade, de Saturne, de Jupiter, de Mars, d’Apollon et de Vénus – et atteindre enfin la salle des Perroquets où, devant un portrait de la duchesse d’Urbino par le Titien, le grand-duc examinait un remarquable bronze de Giambologna que l’on venait de lui livrer.
A cinquante-neuf ans, Ferdinand de Médicis était un homme corpulent doué d’une incontestable majesté due peut-être aux années qu’il avait passées sous la pourpre cardinalice. En effet, second fils de Cosme Ier, il était monté sur le trône à la suite de la mort tragique de son frère François, empoisonné avec sa seconde épouse, Bianca Capello, celle que les Florentins avaient surnommée la Sorcière de Venise et à laquelle ils ne pardonnaient pas la mort de Jeanne d’Autriche, la première femme. Jusque-là, Ferdinand avait mené à Rome une existence fastueuse de mécène éclairé dans l’admirable villa Médicis qu’il avait fait construire. N’ayant jamais été ordonné prêtre, il avait pu envoyer aux orties la soutane rouge pour convoler avec Christine de Lorraine.
Sous ses cheveux gris coupés court, le visage massif du grand-duc, embelli par l’éclat des yeux magnifiques des Médicis, allongé par une courte barbe et des moustaches tombantes, se fit plus souriant pour relever la jeune fille qui avait plongé dans sa révérence et la faire asseoir avec autant de sollicitude que si elle eût été une fragile porcelaine :
— Comment va ton cœur, Lorenzina mia ? s’enquit-il avec bonté.
Elle leva sur lui un regard désolé :
— En vérité, je ne sais, Monseigneur. Je me sens désorientée... perdue même. C’est comme dans un rêve. J’étais dans un jardin de roses, plein de parfums et de musique, et en me réveillant je me suis retrouvée dans un lieu obscur, triste et froid. Je ne sais plus où j’en suis, ajouta-t-elle avec franchise.
— C’est trop naturel mais si j’ai parlé de ton cœur c’est pour savoir si la mort de ton fiancé l’a brisé ou s’il peut battre encore ?
— Cela non plus je ne le sais pas. J’étais heureuse auprès de lui mais j’ignore si ce que j’éprouvais était vraiment l’amour. Peut-être ne l’ai-je pas connu assez longtemps ?
— Je préfère cela. Nous redoutions, la grande-duchesse et moi, que tu ne viennes nous demander de te faire nonne... bien que ce puisse être une solution.
— Je ne comprends pas.
— Tu vas comprendre. Lorsque j’ai retrouvé le corps de Vittorio, l’arme qui l’a tué avait fixé ceci sur lui.
Dans un des tiroirs d’un cabinet d’ébène et d’ivoire, Ferdinand prit un petit rouleau de papier et un poignard dont la vue inspira un mouvement de recul à la jeune fille.
— Est-ce avec cette arme ?...
— Oui. Comme tu peux le constater, c’est une très belle dague – la garde s’ornait en effet d’une fleur de lys en rubis – et celui qui l’a ainsi abandonnée doit être un homme riche, puissant aussi – ou qui veut le faire croire ! – puisqu’il a osé signer son crime de l’emblème de notre cité. Lis maintenant son message !
Avec stupeur, la jeune fille déchiffra : « Quiconque osera prétendre à la main de Lorenza Davanzati recevra la mort de ma main. » Pas de signature sur cette espèce de déclaration de guerre qui eut sur Lorenza une action répulsive. Elle se hâta de la rendre :
— C’est un fou, je pense, fit-elle avec dégoût. Qu’importe ses menaces d’ailleurs puisque je ne me marierai jamais !
— Tu es bien jeune pour en juger. Ils sont nombreux ceux qui, ici même, enviaient ton promis ! Reste à savoir lequel est capable de ne pas reculer devant le crime pour t’avoir...
— Moi ou ma fortune ? Quoi qu’il en soit je ne veux pas les connaître. Après Vittorio, aucun ne saurait me plaire !
— Cela peut changer ! Tu es si jeune ! Jusqu’à ce jour on a respecté ton chagrin mais je peux te prédire que l’émulation va être rude parmi les jeunes hommes de la Cour... et les moins jeunes peut-être !
— Ceci pourrait être dissuasif ? répondit la jeune fille en désignant l’arme.
— Tous les Florentins ne sont pas des lâches. En outre, tu es trop belle pour ne pas susciter des passions suffisamment fortes pour braver cet assassin. Je ne te cache pas que cela me soucie ! On a le sang chaud chez nous : des troubles pourraient se produire.
— Pourquoi ne pas d’abord chercher l’assassin ?
— Le Bargello s’y emploie et il ne manque pas de finesse. Les Strozzi aussi d’ailleurs mais les investigations peuvent demander du temps et...
— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais ne serait-il pas plus simple que Votre Altesse me fasse entendre clairement ce qu’elle attend de moi et que je crois deviner : que je me retire aux Murate... et n’en sorte plus ?
— Non !... Pas du tout ! Je souhaite au contraire que tu te maries ! Mais pas à Florence !
— Où donc alors ?
— En France ! Et tu apporterais à notre politique étrangère une aide précieuse.
— Moi ?
— Eh oui ! Laisse-moi t’expliquer. Filippo Giovanetti, notre ambassadeur auprès du roi Henri IV, est revenu quelques jours avant la mort de ton fiancé, envoyé par la reine Marie, notre nièce et ta marraine. En un mot, elle appelle au secours !
— Au secours ? La Reine ? Mais de quoi est-elle menacée ?
— De répudiation. Le roi Henri serait décidé à nous la renvoyer parce qu’il ne peut plus supporter son mauvais caractère !
— Après tout ce temps ? Ne lui a-t-elle pas donné d’enfants ?
— Quatre ! Le dernier est né au printemps. Il n’empêche qu’il ne veut plus d’elle parce qu’elle fait de sa vie un enfer !
— Il aura été long à s’en apercevoir !
Huit ans plus tôt, en effet, Henri IV, roi de France et de Navarre, avait épousé Marie de Médicis, nièce de Ferdinand, réalisant ainsi la meilleure affaire de sa vie. Après la mort d’Henri III, le dernier Valois qui l’avait courageusement désigné comme son successeur, il avait dû conquérir son royaume à la pointe de l’épée. D’autant plus durement qu’il était protestant et que les guerres de Religion faisaient encore rage. Il ne s’était converti que devant Paris[5] mais sur le plan financier la banque Médicis ne lui avait jamais fait défaut. Depuis Laurent le Magnifique et Louis XI, l’amitié liant Florence à la France avait perduré, cimentée par le mariage d’Henri II avec Catherine de Médicis et celui de Ferdinand avec Christine. En outre, la dot de Marie avait de quoi faire rêver un monarque impécunieux : 600 000 écus alors qu’il en devait déjà les deux tiers au grand-duc de Toscane ! Mais tout s’était arrangé au mieux et, en 1600, Marie partit pour Paris, escortée d’une suite imposante, avec un véritable trésor. Même la galère qui la portait était incrustée de pierres précieuses ! On devine l’effet sur les Marseillais et la traînée de poudre qui précéda la nouvelle reine au long de son chemin ! On annonçait une nouvelle de reine de Saba. Elle fut follement acclamée.
Tout cela Lorenza le savait comme le reste du pays, les murs d’un couvent étant plus perméables que l’on ne pourrait le supposer. Elle avait d’ailleurs assisté au mariage par procuration au Duomo[6]. Elle n’était à cette époque âgée que de neuf ans mais le faste déployé l’avait impressionnée. Sa marraine devenait une grande reine et voilà que maintenant on voulait la renvoyer comme une servante qui a cessé de plaire ? C’était intolérable et elle le dit, ajoutant que cela n’arriverait pas parce que le pape ne le permettrait pas ! Ferdinand sourit :
— Je ne crois pas que ses foudres pourraient arrêter Henri. Il s’est fait catholique du bout des lèvres et il n’y a pas si longtemps qu’un roi d’Angleterre, Henri VIII, a plongé son royaume dans le schisme afin de se débarrasser de son épouse, Catherine d’Aragon, pour convoler avec une jolie fille de sa cour, Anne Boleyn, qui lui avait mis le feu au sang !
— Et le roi de France a le feu au sang ?
— C’est chez lui un état permanent. On ne compte plus ses maîtresses et il leur permet trop souvent d’exercer sur lui une influence déplaisante. Avant d’épouser Marie, il était passionnément épris d’une très belle jeune fille, Gabrielle d’Estrées, qui lui a donné trois enfants, reconnus, et dont il aurait légalisé la situation si elle n’était morte fort opportunément la veille de la célébration du mariage.
— Par le poignard ?
— Non, un accouchement difficile et le poison... Henri l’a beaucoup pleurée... jusqu’à ce qu’il en rencontre une autre : Henriette d’Entragues dont il a fait une marquise de Verneuil, moins belle peut-être mais plus séduisante parce que bourrée d’esprit et sachant le manier avec une habileté diabolique. Il lui avait même signé une promesse de mariage – alors que les pourparlers d’union avec ma nièce étaient déjà engagés ! – si elle lui donnait un fils dans l’année. Par bonheur, l’enfant n’a pas vécu et Henri a épousé Marie. Depuis, il ne cesse d’aller de l’une à l’autre et les deux femmes se haïssent ouvertement. Marie accable Henri de scènes épouvantables oubliant un peu trop souvent qu’il est le Roi et le ministre Sully passe son temps à jouer les bons offices et à les réconcilier mais, cette fois, Marie a dépassé les bornes et Henri veut s’en débarrasser. On vient de me faire savoir qu’il a écrit au pape en ce sens. Voilà où nous en sommes !
Le grand-duc ayant terminé l’exposé de la situation, un silence s’ensuivit que Lorenza employa à assimiler ce qu’elle venait entendre. Enfin, elle se risqua :
— Monseigneur, je suis flattée de la confiance que Votre Altesse me témoigne en me racontant ces faits mais je ne vois pas en quoi je pourrais le servir ? A moins que...
Elle ne put réprimer une grimace qui en disait plus long qu’un discours et Ferdinand éclata de rire :
— Si tu t’imagines que je veux t’envoyer séduire le roi de France, tu te trompes, Lorenza mia. Je respecte le sang qui nous est commun !...
A ce moment, les portes s’ouvrirent à deux battants pour livrer passage à la grande-duchesse visiblement préoccupée. Ferdinand fronça le sourcil mais n’en alla pas moins à sa rencontre, lui offrit la main et la mena à son fauteuil. Christine l’en remercia d’un léger sourire :
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