— Par-devant nous, Jean d’Aumont, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour la nommée Lorenza Davanzati, née dans la cité de Florence en Toscane le 27 octobre 1581, fille noble accusée d’avoir assassiné dans la nuit du 3 décembre le noble seigneur Hector Louis Gaston, marquis de Sarrance en Béarn à qui elle venait d’être unie par les liens d’un mariage chrétien. Reconnaissez-vous les faits ? ajouta-t-il en faisant peser un regard sévère sur la jeune fille.

Cette fois la bataille était engagée. Cela lui rendit aussitôt toute sa combativité :

— Je n’ai pas tué M. de Sarrance ! répondit-elle.

— Comment se fait-il, en ce cas, qu’on ait retrouvé au matin, M. de Sarrance étendu sur l’escalier de son hôtel, sis rue de Bethisy, la gorge tranchée sans que l’on puisse d’ailleurs retrouver l’arme qui lui a ôté la vie ?

— Je n’en sais rien. Je m’étais déjà enfuie...

— Vous l’admettez. Et cela vous paraît normal qu’une jeune épousée abandonne la demeure de son époux en plein milieu de sa nuit de noces ?

— Certes pas... mais rien n’est normal dans cette histoire !

— Eh bien, racontez ! Nous sommes là justement pour vous entendre.

— Sur les ordres de Son Altesse Ferdinand Ier, grand-duc de Toscane et de son épouse, Christine de Lorraine, j’ai été amenée en ce pays-ci afin d’y épouser le comte Antoine de Sarrance, fils du marquis. Or ce denier m’a réclamée pour lui-même et, en dépit de mes refus successifs, m’a contrainte à me laisser marier. Même au pied de l’autel je voulais dire non. Alors quelqu’un m’a forcée à courber la tête en guise d’assentiment.

— Qui donc ?

— Je l’ignore. J’étais trop bouleversée pour me retourner et chercher. Ensuite, tout le monde s’est rendu rue de Bethisy pour le festin de noces à la fin duquel les dames m’ont conduite dans la chambre et dévêtue... Après quoi, M. de Sarrance est venu. Il était à moitié ivre et furieux. Il m’a jetée à bas du lit en m’accusant d’avoir voulu le faire poignarder puis il a saisi un fouet et m’a cinglée de coups. Il avait perdu l’esprit et m’aurait tuée si, en tentant d’échapper à mes souffrances, je n’avais trouvé sous ma main un objet en bronze que je lui ai lancé à la tête. Il est tombé sans connaissance et j’en ai profité pour fuir. Je saignais de partout. J’avais affreusement mal et jetais désespérée... J’ai couru à travers les rues de Paris jusqu’à ce que je trouve la Seine... où je me suis jetée !

— Mais vous n’y êtes pas restée puisque vous voilà... et bien vivante, il me semble ?

— Quelqu’un m’a vue tomber et m’a sauvée...

— Qui donc ?

— M. de Courcy, un ami du jeune M. de Sarrance !

— Comme par hasard ! C’est merveilleux en vérité et nous attendons la suite avec impatience. Qu’a-t-il fait de vous ? Il vous a conduite chez lui ?

— Qu’aurait-il fait de moi ? Il m’a confiée à une dame de ses amies... dont je ne sais pas le nom et qui m’a soignée.

— Et pendant tout ce temps vous n’avez pas réussi à en savoir plus ? C’est pour le moins étrange !

— Je ne trouve pas. Elle ne le voulait pas. J’étais dans une chambre à l’écart et seule une servante sourde et muette s’occupait de moi... Il ne fallait pas que l’on me sache chez elle !

— Pour quelle raison ? Elle avait honte d’avoir recueilli une criminelle ?

— Peut-être ! Elle savait que j’étais recherchée. Mais que ne demandez-vous à M. de Courcy ?

— Il a disparu. Bizarre non ? Mais continuez ! C’est de plus en plus divertissant !

— Pas pour moi ! Voici peu elle m’a appris la mort du grand-duc et aussi que notre ambassadeur Filippo Giovanetti rentrait à Florence. Je l’ai suppliée de me procurer un habit de garçon de manière à passer inaperçue et de me faire conduire chez l’ambassadeur qui m’a toujours montré beaucoup d’amitié. Il allait partir, je lui ai demandé de m’emmener... Il y a consenti mais sans doute était-il surveillé. Vous savez la suite...

— Ce n’est pas le plus intéressant ! Mais revenons à la nuit de noces qui, elle, est passionnante. Vous prétendez que votre époux, persuadé que vous souhaitiez sa mort, vous a fouettée jusqu’au sang ?

— Si je n’avais pu l’arrêter il m’aurait tuée...

— Un pareil traitement a dû laisser des traces ?

— En effet. Certaines ne s’effaceront jamais !

— Alors montrez-les-nous ! Déshabillez-vous !

Lorenza devint pourpre :

— Ici ? Devant tous ces... Ne pourriez-vous faire venir... des femmes ?

— Nous n’en avons pas dans la justice mais... nous verrons cela plus tard. Donc vous avez réussi à faire perdre connaissance au marquis. Où vous trouviez-vous alors ?

— Dans la chambre.

— Dans ce cas, comment expliquez-vous que ce soit dans l’escalier qu’on l’ait retrouvé couvert de sang ? Il est assez éloigné de la chambre.

— Comment voulez-vous que je l’explique : j’avais fui...

— En emportant l’arme qui vous avait si utilement servie car on ne l’a pas retrouvée.

— C’est le meurtrier qui l’a ! Pas moi !

— Naturellement ! Comment n’y avons-nous pas pensé !... Il faudra y revenir mais en attendant vous maintenez que cet assassin, ce n’est pas vous ?

— Formellement. J’ai blessé le marquis au front mais nulle part ailleurs.

— Vous maintenez aussi qu’il était seulement inconscient quand vous vous êtes enfuie ?

— Inconscient mais vivant... et sur le sol de la chambre. Par le Dieu Tout-Puissant qui m’entend, j’en fais serment !

— Prenez garde à ne pas vous parjurer car c’est chose grave ! Il serait si simple d’avouer ! Puisque vous reconnaissez l’avoir frappé pourquoi ne pas continuer jusqu’au bout ? Sachez que nous possédons les moyens de vous faire parler...

Elle sentit un frisson de terreur courir le long de son dos :

— Je sais... Pourtant je ne peux dire que la vérité !

— C’est ce que nous allons voir ! Gardes !

Les deux sergents qui veillaient près de la porte basse vinrent s’emparer de la prisonnière pour la lui faire franchir et descendre l’escalier sur lequel elle ouvrait... Devinant ce qui l’attendait, elle tenta instinctivement de résister mais ses forces étaient dérisoires auprès de celles de ces hommes impassibles. Au bas des marches, il y avait une sorte de caveau éclairé par une étroite fente dans le mur, des torches et un four rougeoyant pratiqué dans la muraille et fermé par une grille à travers laquelle des instruments variés étaient disposés : longues tiges de fer, tenailles et pinces qui donnèrent le frisson à la malheureuse. Elle se sentit perdue. Comment ne pas avouer n’importe quoi quand ces outils terrifiants vous mordaient ?

Outre le four, il y avait aussi une grande roue armée de pointes, une planche de bois grossier entre deux treuils équipés de cordes pour étirer les membres de l’accusé, et aussi un banc de pierre pourvu d’un mince matelas de cuir portant des taches suspectes, à côté duquel on pouvait voir des objets divers comme des seaux d’eau et un entonnoir de bonne taille. Deux hommes aux bras puissants, vêtus et masqués de rouge, attendaient là.

Ce fut à l’un d’eux que l’on confia la jeune fille qu’ils dépouillèrent entièrement de ses vêtements avant de la coucher sur le matelas et d’attacher ses pieds et ses mains remontées au-dessus de sa tête.

— Nous allons vous faire subir la question de l’eau qui est la moins douloureuse et ne laisse pas de traces, lui annonça le procureur.

Mais les juges venaient de descendre dans le caveau et Jean d’Aumont s’approcha du corps dénudé sur lequel il se pencha en ordonnant :

— Que l’on m’éclaire !

L’un des bourreaux tendit une torche cependant que le Prévôt, sourcils froncés, remarquait :

— Cette femme disait vrai en prétendant avoir été cruellement fouettée. Les marques sont encore bien visibles... Regardez !... Là... Là et encore là...

Sans y touchez, ses doigts désignaient le ventre, les cuisses, les bras que les autres vinrent examiner à leur tour :

— Pourtant, remarqua l’un, le témoin visuel que nous avons entendu n’y fait pas allusion...

— Rien ne dit que ce soit l’œuvre du mari, renchérit un autre...

— Peut-être mais les blessures dont plusieurs sont encore mal cicatrisées doivent dater de ce moment, insista le Prévôt. Cela suffit pour surseoir à la question. Nous y reviendrons après la confrontation si besoin est. Détachez-la et ramenez-la dans sa prison !

Ravagée par la honte d’avoir été dénudée par ces mains brutales et exposée au regard de tous ces hommes, Lorenza se hâta de passer sa chemise mais ses mains tremblaient si fort qu’elle ne parvenait pas à enfiler ses chausses. Compatissant peut-être, l’un des bourreaux l’aida avec quelque douceur. Mais comme le Prévôt, après avoir conféré avec ses assistants, s’apprêtait à remonter, elle l’appela :

— S’il vous plaît, Monsieur le Prévôt !

— Que voulez-vous ? fit-il en se tournant vers elle.

— Ne pourrait-on me rendre mes vêtements féminins ?

— Où sont-ils ? A l’hôtel de Sarrance, je suppose ?

— Non. Aucun ne s’y trouve à l’exception de ma robe de mariée. Le marquis, pour ce premier soir, n’avait accepté ni mes serviteurs ni mes coffres. Tout cela ne devait être apporté que le lendemain. Donc ils sont restés au Louvre dans le petit appartement que l’on m’y avait donné, voisin de celui de la signora Concini. Mes bijoux y étaient aussi !

D’Aumont fit la grimace mais poursuivit :

— Ne vous en a-t-on pas donné de rechange dans ce mystérieux endroit où vous vous êtes réfugiée ?

— Si, bien modestes, mais qu’on ne m’a pas laissé le temps de prendre quand j’ai été arrêtée. Ils sont partis avec messer Giovanetti... Je suis venue avec une fortune, constata-t-elle amèrement, et voilà tout ce qui m’en reste !

Si elle l’avait regardé, elle eût saisi une lueur de compassion dans les yeux du magistrat mais elle était trop meurtrie dans sa pudeur pour oser croiser un regard masculin.

— Soyez en paix ! Je vais faire en sorte que l’on vous porte ce dont avez besoin...

— Soyez-en remercié, Monsieur !... Du fond du cœur !

La voix était faible, morne, sans couleur. Jean d’Aumont hocha la tête sans essayer de cacher la pitié qu’il éprouvait :

— Pour aujourd’hui, vous ne comparaîtrez plus ! Reposez-vous autant que vous le pourrez... et que Dieu vous aide !

Il lui avait parlé doucement. C’était peu mais la prisonnière en tira un léger réconfort et, quand elle eut regagné sa prison, elle s’étendit sur sa paillasse en s’enveloppant étroitement dans ses couvertures et s’endormit... comme une masse.

Elle ne s’éveilla que dans la nuit. Même le passage du geôlier ne l’avait pas tirée de son sommeil. Pourtant il était venu lui porter sa nourriture et avait poussé la complaisance jusqu’à lui laisser une lanterne allumée. En outre, un paquet de vêtements était posé sur le tabouret. Elle se hâta de manger la soupe qui était encore tiède, le pain et le fromage qui l’accompagnaient et but un peu de vin. Ensuite elle examina les habits, craignant qu’on ne lui eût expédié que ceux de quelque servante et de propreté douteuse mais elle fut vite rassurée : le linge, les jupons, la robe d’épais drap vert foncé avec une petite fraise et des manchettes blanches, étaient bien à elle comme les bas et les souliers de bon cuir et même les gants. Ce n’était pas ce qu’elle possédait de plus élégant mais cela lui appartenait et elle en aurait pleuré de bonheur. Et, comble de félicité, une main compatissante y avait joint un morceau de savon, une serviette et un peigne... Lorenza ne voyait pas à qui cette main pouvait appartenir mais c’était au moins celle d’une personne qui ne lui voulait pas de mal.

Pensant qu’on la lui renouvellerait au matin, elle se servit de l’eau de la cruche pour faire un brin de toilette puis elle peigna sa chevelure en désordre que, faute d’épingles, elle tressa en une épaisse natte qu’elle laissa retomber sur son épaule. Après quoi, elle se sentit mieux. Incroyable ce que de menus soins et des vêtements familiers pouvaient apporter de réconfort ! Mais cela, il fallait avoir touché le fond de la misère pour l’apprécier.

Quand le geôlier revint avec la soupe – assez claire mais où nageaient de petits morceaux de viande ! – et le pain de la journée, il en resta pantois :

— Qu’est-ce que vous êtes belle ! Admira-t-il, sincère. V’s’avez vraiment pas l’air d’une tueuse !

— C’est que je n’en suis pas une !

— Ça, c’est c’que disent tous ceux qui passent ici après avoir trucidé quelqu’un. Tous innocents ! Même les pires ! Mais vous... c’est drôle... j’aurais plutôt envie d’vous croire ! J’espère qu’y z’en penseront autant ceux d’en bas.