— Ce n’est pas cela ! Elle m’a soigné, oui, et admirablement même... mais après elle n’a plus voulu me laisser partir. Elle... elle voulait que je l’épouse et j’ai été enfermé jusqu’à ce que je trouve le moyen de m’échapper. J’ai alors volé un cheval.

Cette fois, Henri n’était plus seul à rire. Mais Marie, elle, s’indigna :

— Curieuse façon de prouver votre reconnaissance ! Elle était si laide cette malheureuse ?

— Pas... pas vraiment ! Elle avait seulement le double de mon âge. Au moins !

— Restons-en là ! Coupa Sully. Et revenons au rôle que vous avez tenu la nuit du meurtre de M. de Sarrance !

Thomas reprit son calme et sa couleur normale pour faire le récit de la tentative de suicide de Lorenza et ce qui s’était ensuivi, sa rencontre avec Mme de Verneuil, la décision de celle-ci de la confier à sa mère, sans pareille pour remédier aux maux les plus délicats...

Naturellement, la Reine, désagréable, trouva une objection :

— Pourquoi pas au Louvre ? Elle y eût reçu chez moi les soins de mon médecin, sans compter la signora Concini qui...

Pour le coup, elle avait réussi à mettre son époux en colère :

— Vous l’auriez secourue ? Vous si bigote et après une tentative de suicide ? Laissez-moi me gausser ! Vous auriez benoîtement attendu que la mort fasse son œuvre ! Sa bonne tante aurait été si enchantée de s’en occuper ! Au fait, où est-elle celle-là ? J’avais ordonné son arrestation, il me semble ?

— Ce n’était pas possible, Sire mon époux ! Elle avait perdu connaissance et je l’ai confiée...

— Elle doit être réveillée ! Qu’on l’amène ici !

— C’est que...

Pour la première fois depuis son entrée, la Médicis parut mal à l’aise.

— Eh bien ?

Elle toussota, se tortilla sur son siège, fouilla fébrilement dans sa manche à la recherche d’un mouchoir, s’essuya les narines délicatement puis, finalement, lâcha :

— Ce matin, ma Galigaï a trouvé sa chambre vide. Elle a parcouru tous les appartements sans que quiconque l’ait vue. Il semble qu’elle ait... disparu !

— Elle aussi ? Ventre-saint-gris ! Cela devient une habitude ! Il faut la retrouver et le plus tôt sera le mieux !

Le procureur Génin, qui n’avait encore rien dit, prit la parole :

— Ce n’est pas d’une grande importance, Sire ! Nous avons sa déposition écrite.

— Elle est fausse, soupira Lorenza. Elle n’est jamais venue à l’hôtel de Sarrance ! Je ne l’ai pas remarquée parmi les autres dames...

— Si elle se cachait, rien d’étonnant ! De toute façon, Vos Majestés, déclara Génin en se tournant vers le couple royal, ce que nous a appris le baron de Courcy ne l’infirme en rien...

— Ah, vous trouvez ? protesta l’intéressé. L’état dans lequel j’ai découvert donna Lorenza ne lui permettait absolument pas d’égorger un homme robuste comme l’était le marquis. Il était d’une force peu commune et il venait de la blesser sérieusement à coups de fouet...

— Vous n’omettez qu’un détail... que l’accusée a d’ailleurs admis : elle lui a jeté un bronze à la tête avec assez de force pour lui faire perdre connaissance. Quoi de plus facile, dès lors, que de passer une lame bien effilée sur le cou d’un homme inconscient ? Je vous rappelle qu’ensuite, elle a pu courir à travers les rues jusqu’à la Seine où elle a plongé poussée par... le remords, peut-être ? Ou la crainte de ce qui pourrait lui arriver : la noyade est une mort douce comparée à celle qu’inflige l’échafaud...

— Qu’en savez-vous ? lança Thomas, furieux. Vous avez déjà essayé ?

La peur se mêlait en lui à la colère. L’argument était de poids et rendait leur crédibilité aux déclarations venimeuses d’Honoria. Même si Lorenza affirmait que celle-ci n’était pas présente au soir de ses noces puisqu’elle assurait quelle était cachée... Le coup, d’ailleurs, avait porté. Il suffisait de voir le sourire narquois de la Reine, le pli soucieux entre les sourcils du Roi, l’air inquiet du clan d’Entragues, la mine satisfaite du procureur. Dans le silence qui suivit, s’éleva soudain la voix lasse de la jeune femme :

— Pourtant, je ne l’ai pas tué ! Sur le salut de mon âme, j’en fais serment ! Je ne suis pas coupable !

— Moi, je vous crois ! s’écria le Roi en frappant du poing le bras de son fauteuil. Je sais qu’il existe une force dans la terreur et le désespoir, capable de pousser à la fuite un être épuisé mais certainement pas pour s’agenouiller froidement auprès d’un corps inerte pour lui trancher la gorge ! Et vous étiez à demi morte quand je vous ai vue...

Il n’alla pas au bout de sa phrase. Une lueur guerrière dans le regard, soufflant la fureur par les naseaux, sa douce épouse venait de se dresser sur ses pieds :

— Vous l’avez vue ? Et où l’avez-vous vue sinon chez cette femme ? Brama-t-elle en tendant un index vengeur en direction de Mme de Verneuil.

— Et alors ? N’est-ce pas naturel ? Quand Courcy m’est venu dire ce qui s’est passé dans la nuit j’ai voulu me rendre compte par moi-même et pour cela il fallait bien me rendre où la malheureuse se trouvait. Courcy est venu avec moi. N’est-ce pas, baron ?

— En effet... et je n’ai pas quitté Sa Majesté, mentit Thomas avec un aplomb convaincant.

Rentré au Louvre, j’ai reçu l’ordre de partir pour l’Angleterre afin de rappeler M. de Sarrance et, surtout, de lui apprendre la vérité avant que ne lui parviennent les bruits malveillants déjà en train de se lever. Quant à donna Lorenza, elle respirait à peine et il était impossible de prévoir si elle ne s’éteindrait pas d’un instant à l’autre.

Après avoir émis un raclement de gorge d’une rare élégance, la Reine retourna au combat :

— Et Mme d’Entragues possède des connaissances en médecine suffisantes pour faire ressusciter une moribonde ?

La voix mélodieuse de la vieille dame contrasta agréablement avec les propos acerbes de Sa Majesté :

— Je ne suis pas assez savante, Madame, et il s’agissait d’un cas alarmant. Aussi avons-nous fait appel à l’ambassadeur Giovanetti qui a auprès de lui un médecin de grande valeur. Valeriano Campo a traité notre invitée avec le talent que l’on peut imaginer en la voyant.

— Malheureusement, il n’est plus dans les parages pour témoigner, fulmina le Roi... Je me demande ce qui vous a pris de renvoyer ce bon Giovanetti qui vous a si bien servie cependant ? Et sans attendre mon avis ?

— De toute façon, il aurait été rappelé : le nouveau grand-duc ne l’apprécie pas !

— Ah oui ? Et quel âge avait le nouveau grand-duc lorsque vous avez quitté Florence ? Huit ans ? Neuf ans ? C’est fichtrement précoce pour avoir des vues politiques à si longue distance, hé ?

Sentant accourir la scène de ménage, Sully se jeta dans la mêlée :

— Quoi qu’il en soit, cela n’a plus d’importance et nous sommes ici pour nous prononcer sur le meurtre du marquis de Sarrance. Je pense sincèrement que nous pouvons en décharger donna Lorenza ! Elle n’a pas pu le tuer !

— Mais elle a pu soudoyer quelqu’un !

Toutes les têtes se tournèrent vers Antoine qui se levait, visiblement animé d’une détermination farouche, et Lorenza sentit son cœur défaillir. Qu’avait-elle fait pour que celui qu’elle avait aimé au premier regard – et qui l’avait aimée aussi, elle en était certaine ! – soit devenu le plus implacable de ses accusateurs ?

— Où avez-vous été pêcher cette sornette ? demanda Sully avec la rudesse d’un homme qui déteste la contradiction. Vous n’avez rien vu : vous étiez à Londres !

— Thomas de Courcy, lui, était là, comme il vient de l’expliquer. Pourquoi donc ne serait-il pas... ?

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Emporté par une rage irraisonnée, Thomas venait de lui allonger un maître coup de poing dans la mâchoire qui l’expédia sur le tapis et se serait jeté sur lui si leurs gardes n’avaient réussi à le maîtriser.

— En voilà assez, Sarrance ! Tonna le Roi. Vous n’allez pas l’accuser maintenant ?

— Non, Sire ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il se trouve que jusqu’à présent nous avons partagé un même logement et un même valet qui est d’ailleurs le sien...

Il expliqua alors comment Gratien, après avoir suivi son maître au matin du drame, avait vu sortir de l’hôtel de Sarrance l’un des ivrognes miraculeusement remis sur pied, ce qui l’avait conduit rue des Poulies où il habitait. Par la suite, il avait pu le filer jusqu’à chez un armurier afin d’y récupérer une dague ornée d’un lys rouge qu’il avait donnée à réparer et qu’on lui avait rendue avec une lame neuve. Ce qui l’avait mécontenté parce qu’il avait trouvé cet échange un peu trop onéreux...

— Quel est son nom ? Le pressa Sully.

— Bruno Bertini. C’est un Florentin, fort joli garçon, soit dit en passant, et il a l’heur de plaire aux femmes...

Lorenza avait bondi :

— Qu’essayez-vous d’insinuer ? Je ne connais pas cet homme ! Je ne l’ai même jamais vu...

— Point n’est besoin de « voir » quelqu’un pour le charger d’une mission ! Une chose est certaine : ce Bertini a passé toute la nuit chez mon père. Quand il en est sorti, ses vêtements étaient couverts de vin, ce qui est une adroite manière de dissimuler le sang et la dague qu’il a remise à l’armurier est arrivée à Paris dans vos bagages, Madame... Si elle était ébréchée, c’est parce qu’elle avait servi précédemment à attaquer mon père à la veille des noces et que la cotte de mailles dont il s’était revêtu l’avait préservé. D’après votre récit, le malheureux vous l’a montrée, n’est-ce pas ? Et c’est ce qui vous a valu d’être flagellée...

— Exactement. Elle ne pouvait donc pas être en possession de ce...

— Il l’aura trouvée dans la chambre après votre fuite...

— Ainsi cet homme, payé par moi, aurait deviné ce qui allait se passer, m’aurait laissée tranquillement être déchirée par le fouet de ce monstre – il a dû entendre mes cris, pourtant ! – sans même venir voir ce qu’il en était ?

— Au milieu d’autres braillards avinés ce n’est pas évident...

— Faut-il que vous me haïssiez pour imaginer que j’ai pu, même terrifiée, même rendue à moitié folle par la souffrance, me pencher sur un homme inconscient pour...

— Je veux bien admettre que vous n’avez pas frappé personnellement mais que vous ayez rétribué ses services, oui !

— Et je l’aurais connu où et quand ? Je ne suis jamais venue à Paris avant d’y être conduite par ser Filippo Giovanetti et entre notre arrivée et ce maudit mariage voulez-vous me dire combien de temps m’a été donné pour parcourir la ville, rencontrer cet homme qui – à ce que j’ai cru comprendre ! -est l’un de ceux qui ont accompagné la Reine quand elle s’est mariée- il y a neuf ans ! –, le convaincre d’accomplir ce meurtre, lui donner la dague et le payer alors que je ne disposais plus d’un liard ?

— C’est un compatriote. Vous pouviez l’avoir connu antérieurement.

— J’ai été élevée au couvent des Murate à Florence, pas dans un bouge. On n’y rencontre guère d’assassins à gages !

— Il était au festin de noces. Ce n’est donc pas un truand ! Et pourquoi pas un ami de votre famille ?...

Le « oh ! » indigné de Lorenza fut couvert par la voix sèche du Roi :

— Vous proférez des âneries, Antoine de Sarrance, et vous devriez avoir honte ! Tant d’acharnement n’est pas digne d’un gentilhomme ! Aussi Monsieur le prévôt, nous vous saurions gré de faire chercher ce Bertini et de nous l’amener...

— L’ordre d’arrestation est déjà parti, Sire ! La rue des Poulies n’est pas loin et la maison de la Maupin connue du guet ! En attendant, j’oserai demander au Roi s’il entend faire droit à la revendication de M. de Courcy se réclamant sur l’échafaud de l’antique loi d’Hugues Capet exprimant sa décision d’épouser donna Lorenza !

— Je m’y oppose ! Rugit Antoine. Qu’elle le veuille ou non, elle est la veuve de mon père, je suis le seul à pouvoir en disposer !

— C’est nouveau ça ! Gronda Sully. Ce damné mariage fait de vous l’héritier de votre père, donc de la dot de son épouse mais pas de sa personne !

— Je ne veux pas de la dot !

— Libre à vous mais la suite ne regarde que la justice du Roi ! Veuve de votre père, elle est la sujette du Roi ! Un point c’est tout !

— Si je peux encore donner mon avis, intervint Lorenza avec tristesse, je remercie de tout mon cœur M. de Courcy de son offre si généreuse mais je refuse qu’il sacrifie son avenir, presque son honneur, par compassion et pour m’éviter le trépas. En ce qui me concerne, je le libère de cette parole.

— Même si ce refus devait vous ramener au bourreau ?