Marie raffolait de ces ballets pour lesquels le premier rôle lui était toujours réservé- la « grosse banquière » en Diane, il fallait imaginer ! –, les autres étant tenus généralement par les plus jolies filles de la Cour.

La musique sautillante envahissant son cabinet et ses oreilles, Henri décida d’abandonner la place et d’aller demander à dîner à Sully. Accompagné par son capitaine des gardes, M. de Montespan, et par son ami Bellegarde, son Grand Ecuyer récupéré au passage, le Roi, les mains nouées dans le dos, la tête dans les épaules et sans rien regarder, fonçait à travers la grande galerie où évoluaient ces demoiselles pour gagner le vestibule quand Bellegarde s’exclama :

— Voyez donc, Sire ! Mademoiselle de Montmorency est admirable !

Il leva alors les yeux... et le monde entier bascula. A cet instant, les Nymphes, fort légèrement drapées de quelques voiles transparents, brandissaient des javelots qu’elles faisaient mine de lancer. Juste en face de lui, Henri crut voir un ange blond dont les yeux d’azur, les lèvres tendres souriaient en dirigeant l’arme vers son cœur... Ce qu’il ressentit fut si violent qu’il vacilla sur ses jambes et fût peut-être tombé si Bellegarde ne l’avait soutenu.

— Vous êtes souffrant, Sire ?

— Non... Émerveillé... Ébloui ! Son regard m’a brûlé !... Ramène-moi dans mon cabinet !

Plus tard, revenu à une claire conscience, il essaya d’analyser ce qui venait de lui arriver. Jamais il n’avait ressenti pareil choc. Si le javelot de l’adorable fille ne l’avait pas atteint, il n’en avait pas moins été foudroyé, ensorcelé et, à présent, il se retrouvait à cinquante-cinq ans amoureux éperdu d’une exquise enfant de quatorze ans. De quoi faire rire en vérité ! Aussi voulut-il donner une couleur plus respectable à une attirance qui l’était beaucoup moins : Charlotte était la fille du Connétable de Montmorency, un de ses plus vieux amis ; il l’avait connue nourrissonne (même s’il ne l’avait jamais vue) et cet amour si soudain ne pouvait être que paternel !...

Comme pour le conforter dans cette illusion en lui rappelant les dures réalités de l’âge, il était pris, le soir même, d’une crise de goutte qui l’envoya dans son lit pour quinze jours. Laissant Sully et Villeroy se débrouiller avec les affaires de l’Etat, il y employa son temps à rêver un peu et à se faire lire, par Bassompierre et Grammont, le nouveau et retentissant succès littéraire du moment : L’Astrée d’Honoré d’Urfé. On y traitait d’amours platoniques, de bergeries amoureuses et délicates. L’œil humide, Henri habilla une passion qu’il ne mesurait pas encore à ces aimables images, en tentant de se persuader qu’il vouait à Charlotte une tendresse toute paternelle... Qu’il lui confia quand, avec sa tante, la duchesse d’Angoulême, elle vint lui faire une visite sur son lit de douleurs...

Malheureusement, en dépit de son jeune âge, Charlotte était déjà fiancée. Et à qui ? Au jeune et séduisant Bassompierre qu’Henri aimait beaucoup. Cette idée le tourmenta si bien que, peu de temps après, remis sur pied, il lui demanda si elle était heureuse d’épouser le jeune homme. Sinon, il s’arrangerait pour mettre fin à ce projet.

Or, Charlotte, non seulement ne songeait pas à tourner en ridicule l’amour de ce barbon, mais en était, au contraire, extrêmement fière et toute prête à y répondre. Aussi quand le Roi lui posa la question, elle rougit et répondit d’une voix un peu triste :

— Si c’est la volonté de mon père, Sire, je m’estimerai fort heureuse avec lui...

Mais le ton était celui de la résignation et elle avait ponctué sa phrase d’un soupir qu’elle accompagna d’un regard désolé de ses beaux yeux. Henri flamba comme un brandon. Après une nuit de cauchemars où il se débattit en vain contre sa passion et sa jalousie, il fit appeler l’heureux « promis » de cette merveille et lui tint à peu près ce discours :

— Vous savez l’affection que je vous porte ainsi qu’à votre famille. Il m’est donc apparu que je ne saurais trop faire pour ajouter à votre illustration... Aussi m’est-il venu l’idée de vous marier à Mlle d’Aumale, ce qui me permettra de rétablir le duché d’Aumale en votre faveur. Vous serez duc, mon cher !

— Sire ! fit Bassompierre éberlué, voilà que vous me voulez bailler deux femmes ?

Henri prit alors une profonde respiration et se lança :

— Écoute, je veux te parler en ami. Je suis devenu non seulement amoureux mais furieux et outré de Mlle de Montmorency. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimait tu me haïrais[18]...

Et d’ajouter qu’il avait dans l’idée de la marier à son neveu, le prince de Condé, et de la garder auprès de la Reine afin qu’elle soit la « consolation » de ses vieux jours. Moyennant quoi, le jeune Condé, fort impécunieux, recevrait cent mille francs par an pour s’adonner autant qu’il voudrait aux plaisirs de la chasse qu’il préférait de beaucoup au commerce des dames.

Ce n’était pas si mal imaginé, bien que l’astuce fût un peu grosse. Le jeune Condé – Monsieur le Prince pour la Cour où il était seul à porter le titre – préférait ouvertement les garçons aux filles. Avec lui Henri était à peu près sûr que la nuit de noces serait purement théorique et que rien ne s’opposerait à ce qu’il cueille lui-même la fleur si fraîche qui le tentait...

Mais on n’en était pas là. Bon garçon encore qu’un peu surpris, Bassompierre répondit à son maître qu’il avait toujours cherché une occasion de se dévouer à son service et n’en pouvait trouver une plus haute que de renoncer à ce beau mariage et à la jeune fille qui lui plaisait tant. Après quoi, Henri l’embrassa en pleurant. Il ne restait plus qu’à mettre son projet à exécution.

On ne perdit pas de temps : le soir même, alors que le Roi jouait aux dés avec Bellegarde assis à son chevet, il vit entrer la duchesse d’Angoulême[19] accompagnant sa nièce, les fit approcher et, sans plus attendre mais à voix basse, leur apprit ce qu’il venait de décider. Charlotte, toute rougissante mais souriante, se déclara prête à obéir aux ordres du Roi et la duchesse ne put moins faire que lui emboîter le pas. Du coup, Henri aux anges se sentit pousser des ailes mais ce fut alors Bassompierre qui mesura son malheur : en le croisant dans la chambre du Roi, Charlotte avait haussé les épaules avec une moue de dédain... Sans oublier la mercuriale sévère dont le régala le duc d’Epernon sur la coupable faiblesse dont il venait de faire preuve. En vieillissant, l’ancien mignon d’Henri III se voulait le parangon de toutes les vertus tout en s’efforçant de devenir l’homme le plus puissant et le plus riche de France. Acquis secrètement à la cause espagnole, il détestait le Roi mais avait l’oreille de sa femme, ce qui faisait de lui un personnage inquiétant avec lequel il fallait compter. Ainsi honni quasi publiquement, le pauvre Bassompierre rentra chez lui tellement désolé que, de deux jours, il ne put ni manger, ni boire, ni dormir...

Le Roi, lui, ressuscitait à vue d’œil... Il allait terminer en apothéose une carrière amoureuse des mieux remplies. Aussi, quand vint la représentation des Nymphes de Diane dans la Chambre Haute de l’Arsenal, rayonnait-il positivement, tout en velours de soie, tiré à quatre épingles, baigné, frisé et répandant autour de lui, au lieu de son odeur intime agrémentée d’ail, des fragrances d’ambre et de musc. Le parfum même de Bassompierre dont c’était l’une des meilleures armes auprès des femmes...

Ainsi accommodé, il put contempler à loisir les gracieuses évolutions de l’adorable Charlotte dont les charmes étaient à peine voilés par une tunique transparente. Il était même tellement transporté de joie que, dès le lendemain, il fit chercher le poète Malherbe pour qu’il lui concocte quelques vers célébrant les attraits infinis de sa bien-aimée...

Pendant ce temps, à Verneuil où elle s’était retirée afin d’y attendre l’une des longues visites que son amant définitivement reconquis – du moins le croyait-elle ! – ne manquerait pas lui rendre, la marquise ignorait tout, occupée qu’elle était aux embellissements de son château, commencé au siècle précédent par Androuet du Cerceau pour Jacques de Boulainvilliers, et achevé par le duc de Nemours[20]. Elle avait l’intention d’en faire une demeure vraiment royale et plus accueillante encore pour abriter le renouveau de leurs amours. Le printemps ne venait-il pas d’arriver ?

Quand elle se laissait aller à sa gaieté naturelle -et c’était le cas ! –, Henriette pouvait être la plus charmante des hôtesses. Lorenza vécut alors, entre sa mère et elle, des jours pleins d’agréments au fil desquels s’apaisa son esprit, toujours empêtré dans les cauchemars nés de la prison et de la perspective de l’échafaud. En outre, elle se retrouvait lavée de tout soupçon : le Roi lui-même, en présence de la Reine, des ministres, de Jean d’Aumont et de toute la Cour, avait proclamé son innocence et donné lecture de la lettre d’excuses qu’il lui adressait chez l’amie compatissante qui l’avait secourue, soignée et qui, à présent, lui offrait l’asile de son château de Verneuil afin qu’elle y trouve le repos, la paix et si possible l’oubli...

Ainsi réhabilitée, elle pouvait redevenir elle-même dans les toilettes qui lui avaient enfin été rendues grâce à la diligence pleine de compassion de Mme de Guercheville... sur « ordre » de la Reine ! Officiellement du moins ! La cassette de bijoux manquait à l’appel mais, pour le moment, la rescapée ne s’en souciait pas. L’important était d’essayer d’effacer les heures noires qu’il lui avait fallu traverser et redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une jeune fille de dix-sept ans qui pouvait goûter les joies simples de la vie, le ciel bleu, la terre en train de renaître, les pousses aux branches des arbres, le chant d’une alouette au matin, celui des jardiniers au travail dans les beaux parcs et le retour des hirondelles.

L’avenir, elle se refusait à y penser. Il lui suffisait de se sentir sereine. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle parviendrait peut-être à effacer la brûlure infligée par le mépris et la haine d’Antoine de Sarrance, son beau-fils puisqu’elle était devenue marquise « douairière » de Sarrance ! Un titre grotesque sur lequel elle préférait ne pas s’attarder...

La quasi-béatitude dans laquelle on baignait à Verneuil ne résista pas, hélas, à l’innocente visite de Claude de Joinville venu bavarder, comme il aimait le faire avec celles qu’il appelait ses « belles dames ». Il était porteur en effet de la plus inattendue, la plus effarante des nouvelles. Si peu futé qu’il soit, il ne pouvait douter que non seulement elle ne plairait pas à la maîtresse de ces lieux mais encore qu’elle soulèverait une tempête. Il estimait cependant de son devoir de mettre une si délicieuse amie au fait des derniers événements du Louvre... ainsi que de son indignation, en bon

Lorrain, du camouflet infligé par le Roi au cher Bassompierre en rompant ses fiançailles avec Mlle de Montmorency.

— Ils allaient former un si beau couple ! Soupira-t-il avec âme. Et tout ce gâchis pour la donner à l’affreux petit Condé qui n’a ni sou ni maille, dont la naissance est incertaine, qui est méchant comme teigne et qui, de surcroît, n’approche jamais une femme ! Cela pourquoi ? Parce que notre Sire est tombé sous le charme de la fiancée ! N’est-ce pas insensé ?

— Incroyable en vérité ! répliqua Henriette d’un ton pincé qui aurait dû mettre Joinville en garde. Mais pris par son sujet, le bon Claude ne fit grâce d’aucun détail à une dame dont la colère gonflait à vue d’œil. Inquiète, Mme d’Entragues observait le phénomène en cherchant désespérément un moyen de le pallier quand, soudain, tout se calma. L’orateur développait sa péroraison :

— Dans ces conditions, on peut s’attendre que le mariage étant annulé par l’Église faute de consommation, le Roi se fasse démarier lui-même pour faire une reine de son enchanteresse !

— Une de plus ! Persifla Henriette d’une voix anormalement soyeuse. Ne conviendrait-il pas de compter avec celle qui occupe la place depuis bientôt dix ans et qui attend un sixième enfant ?

— Il est certain qu’elle émettra au moins une protestation. D’autant que tout ne va pas au mieux dans le couple...

— Cela ne va jamais au mieux ! Et dans les circonstances actuelles...

— Vous n’y êtes pas ! La croyant en position de moindre résistance à cause de sa future maternité, il lui a proposé une sorte de traité.

— Un... traité ?

— Absolument ! Il s’engageait à n’avoir dorénavant plus de maîtresse à condition qu’elle renvoie les Concini en Italie et qu’elle renonce à faire venir de Sienne cette nonne Pasithée qui ne cesse de prophétiser sa mort prochaine à lui !