— Et alors ?

— La Reine a fait une vague concession pour Pasithée mais a refusé tout net de se séparer du couple !

— Ce n’est pas la première fois ! Mais pourquoi a-t-il repris feu contre eux ?

— Ils ne cesseraient de lui rendre les plus mauvais offices. Ainsi, il est persuadé que c’est la Galigaï qui a fait disparaître donna Honoria Davanzati et qui la tient soigneusement cachée quelque part à couvert, ajouta-t-il en se tournant vers Lorenza.

— Pourquoi aurait-elle fait cela ? murmura celle-ci désagréablement ramenée à ce qu’elle s’efforçait d’oublier.

— Je ne saurais vous le dire mais il est certain que ces gens-là ne font jamais rien sans une excellente raison et toujours en leur faveur ! Eh bien, chère marquise, que faites-vous donc ? S’étonna-t-il en voyant Henriette se lever. Vous me chassez ?

— Pas du tout ! Restez ici tant que vous voudrez à tenir compagnie à ces dames. Moi, je rentre à Paris ! Mère, voulez-vous, s’il vous plaît, prévenir d’Escoman que je l’emmène ? Je vais avoir besoin d’elle.

— Vous n’allez pas imposer une scène au Roi au moins ?

— Moi ? Me connaissez-vous si mal ? Je laisse ce plaisir à la grosse banquière. Je ne le verrai même pas. Vous savez que je ne suis pas la bienvenue au Louvre... Ah ! Pendant que j’y pense, vous devriez rappeler à ce cher Bassompierre qu’il a fabriqué un petit garçon à ma jeune sœur Marie et promis formellement de l’épouser. Alors, que ses touchantes fiançailles soient cassées sans compter sur moi pour pleurer dessus ! Il aura d’ailleurs à en répondre devant la justice et n’a reçu, après tout, que ce qu’il mérite.

Un moment plus tard, elle partait en compagnie de celle de ses suivantes qu’elle avait réclamée. Étant donné que, lors de son premier séjour à l’hôtel d’Entragues, elle avait été tenue quasiment au secret, Lorenza ne l’avait découverte – comme le reste du personnel ! – que récemment et n’avait pu s’empêcher de la remarquer. Jacqueline d’Escoman eût été, en effet, une assez jolie fille si elle n’avait été affligée d’une bosse dans le dos et d’une légère boiterie, que compensaient un peu des yeux bruns, vifs et intelligents, et un sourire timide qui n’était pas sans charme.

Jusqu’à ce qu’elle entre au service de Mme de Verneuil, la vie ne l’avait pas plus gâtée que la nature. Fille d’un greffier, elle avait épousé le sieur d’Escoman, soldat aux gardes qui, non content de la battre et de la prostituer, l’avait abandonnée sans un sou vaillant avec un enfant qu’elle avait été obligée de mettre en nourrice. Pour survivre, il lui fallait se placer chez une dame d’importance. Intelligente, née pour guider et soutenir les intrigues amoureuses, elle savait voir, entendre sans rien répéter...

La reine Margot, la première à qui elle s’était proposée, ne l’avait pas retenue. Ses amours – et Dieu sait qu’en dépit de son âge elle ne s’en privait pas -ne débordaient plus les murs de son petit palais parisien ou de son château d’Ivry où elle entretenait quelques jolis jouvenceaux blonds dont elle faisait couper les cheveux pour s’en faire des perruques. Jacqueline trouva donc à se caser chez la sœur cadette de Mme de Verneuil, cette Marie-Charlotte d’Entragues, charmante au demeurant, qui s’était fait piéger par Bassompierre. Elle y remplissait les fonctions de « dariolette », à la fois messagère discrète, arrangeuse de rendez-vous et même confidente, à l’entière satisfaction de la jeune femme. Henriette la lui avait empruntée mais ne la lui avait pas rendue. C’était une femme précieuse pour qui avait, comme elle, le goût de l’intrigue. D’autant qu’elle ne manquait pas d’esprit, pouvait être amusante et Lorenza avait déjà éprouvé du plaisir à bavarder avec elle.

— Je n’aime pas beaucoup ce départ précipité ! commenta Mme d’Entragues en regardant s’éloigner la voiture du haut d’un balcon. Quelle idée aussi de venir lui raconter tout à trac la nouvelle folie du Roi ? reprocha-t-elle à Joinville qui n’avait pas bougé et buvait à petites gorgées le rossolis qu’on lui avait servi.

— Il n’y avait pas cinquante moyens de le lui apprendre et il était nécessaire qu’elle le sache. Depuis combien de temps le Roi ne l’a-t-il pas vue ?

— Vous le savez aussi bien que moi ! Depuis que nous avons ramené Mme de Sarrance à Verneuil.

— Donc j’ai eu raison. Elle n’aurait sans doute pas tardé à revenir à Paris pour savoir ce qui le retenait loin d’elle. Au moins c’est un ami qui l’a renseignée... et non quelque langue venimeuse !

— La nouvelle n’en a pas été plus agréable pour autant ! Dieu sait ce qu’elle est capable d’inventer ! Vous auriez dû l’accompagner.

— Oh, vous me chassez ? Moi qui espérais pouvoir bavarder aussi avec Mme de Sarrance !

— Y a-t-il quelque chose que j’ignore ? dit celle-ci avec un sourire amusé. Cela m’étonnerait puisque le Roi a eu la bonté de mettre un terme définitif à une célébrité dont je me serais passée... aisément !

— Il n’est pas question de vous directement mais de votre... beau-fils ! Je veux parler d’Antoine, se hâta-t-il d’ajouter devant la légère grimace de la jeune femme.

Cette fois, Marie d’Entragues se mit à rire :

— Vous devriez laisser de côté le lien parental ! Si vous croyez que c’est agréable de se retrouver douairière à dix-sept ans ! Mais passons ! Qu’a-t-il encore fait celui-là ?

— Des folies et je crains, justement, que le douaire de donna Lorenza ne soit fort aventuré. Le... marquis s’occupe à refaire entièrement l’hôtel de Sarrance dont il a brûlé tous les meubles pour en racheter d’autres afin qu’aucune trace ne subsiste de la tragédie, et il ne regarde pas à la dépense. En outre, depuis qu’il n’est plus aux chevau-légers il fait sa compagnie habituelle des membres les plus turbulents des fêtards parisiens et des filles avec lesquelles ils frayent. Il joue gros jeu, il boit... Il fréquenterait même le Concini.

— Voulez-vous me dire ce que j’y peux ?

— Au moins demander au Roi d’y mettre le holà ? Il va vous réduire à la misère ?

— Il me restera toujours mon palais à Florence et ma villa...

— Il est tout à fait capable de vous en délester. Je vous répète qu’il va jusqu’à hanter cet ancien croupier que le Roi abomine sans parvenir toutefois à s’en débarrasser ! La Reine s’y refuse formellement...

— ... et comme, si je vous ai bien compris, notre Sire n’a plus en tête que la petite Montmorency, il tente de maintenir un semblant d’entente dans son ménage ! Soupira Mme d’Entragues. Or la grosse banquière n’est pas prête à lâcher prise : les prédictions qui n’accordent au Roi que peu de temps à vivre courent les rues. Et, évidemment, elle persiste à vouloir être couronnée ?

— C’est son discours préféré, Madame ! fit Joinville en hochant la tête avec tristesse... (Il se resservit du rossolis avant de demander à Lorenza :) Veuillez me pardonner mais... pourquoi n’épousez-vous pas Thomas de Courcy ? Vos intérêts...

— Un mot que je ne veux pas entendre ! En dehors du fait que j’ai eu mon compte de mariage, jamais je ne me lierai par intérêt ! Surtout pas avec un homme de cette qualité ! Il mérite beaucoup mieux !...

Emportée par son indignation et soudain nerveuse, elle allait et venait à travers le salon, les bras croisés sur sa poitrine, et ne vit pas s’ouvrir la porte, pas plus qu’elle n’entendit l’annonce du valet. En revanche, la voix de celle qui venait d’entrer l’arrêta net :

— Si vous lui laissiez le soin d’en juger ?

Lorenza vit alors devant elle une dame déjà âgée, toute ronde mais distinguée comme une reine. Elle avait dû être d’une surprenante beauté car, en dépit de son menton empâté, elle avait un profil d’une grande délicatesse et les pattes d’oie qui griffaient ses yeux – d’une rare nuance violette – ne parvenaient pas à la vieillir. Sa peau avait la teinte de l’ivoire mais un sang resté vif la teintait aux pommettes d’un rose de bonne santé.

— Madame..., fit la jeune femme désorientée en reculant pour la saluer.

— Je suis sa tante, précisa la dame. C’est dire que je connais à fond mon sujet !

— Madame la comtesse de Royancourt ! s’exclama Marie d’Entragues dans l’échange des révérences. Elle est un peu notre voisine. Mais quel plaisir inattendu !

— Je vous prie d’excuser ce qui ressemble à une intrusion étant donné que je ne me suis pas fait annoncer mais il fallait que je vienne. Je ne dirai pas que je regrette l’absence de Mme de Verneuil parce qu’en fait c’est vous que je souhaitais rencontrer... ainsi que cette belle jeune fille !

— C’est un réel plaisir pour moi, renouvela Marie d’Entragues. Sachez donc, Lorenza, que Mme de Royancourt, sœur du baron de Courcy, nous est un peu voisine depuis qu’après son veuvage, elle a rejoint le château familial qui est à deux petites lieues d’ici. Une magnifique demeure en vérité !

— Oui, ce n’est pas mal, admit l’arrivante en s’installant dans le fauteuil que Joinville lui avançait avec un large sourire.

Il devait la connaître car ils s’étaient salués en gens qui ne se rencontrent pas pour la première fois. D’ailleurs, en lui offrant aussitôt un verre de rossolis, ce qui lui permit de se servir une fois de plus, il s’enquit :

— Comment se porte le cher baron ? Toujours occupé de ses plantes ?

— Pour le moment, il est beaucoup trop tracassé par la goutte qui martyrise ses orteils ! Il jure et sacre à longueur de journée ! Sinon, il serait sans doute venu avec moi étant immensément curieux de rencontrer celle que son héritier désire tant lui offrir comme fille alors que, jusqu’à présent, Thomas semblait décidé à rester vieux garçon ! J’avoue, ajouta-t-elle en souriant à Lorenza, que je viens de comprendre ce qui l’a fait changer d’avis. Vous êtes extrêmement belle, ma chère ! Quel homme ne souhaiterait...

— Ne vous y trompez pas, Madame ! En proposant de m’épouser, votre neveu a seulement suivi l’élan de son cœur généreux ! Songez à ce que je viens de vivre, à toutes les injures dont on m’a couverte ! En dépit de la volonté du Roi qui m’a innocentée de si éclatante façon – ce dont je ne le remercierai jamais assez ! – on a voulu faire de moi une criminelle et sans le baron Thomas – qui m’avait déjà sauvé la vie la nuit de mes lamentables noces ! -j’aurais péri sur un échafaud comme... comme...

— Allons, calmez-vous, mon enfant ! Le crime fait la honte et non pas l’échafaud ! Et criminelle vous n’êtes point et n’avez jamais été ! Et si vous vous imaginez qu’en vous offrant son nom, Thomas se soumet à une chevalerie qui n’est plus de mode, vous vous trompez ! Il vous aime, un point c’est tout ! C’est aussi bête que cela ! Et pour en venir à vos propos lorsque je suis entrée il n’a aucun doute sur votre qualité ! Un prince pourrait vous épouser sans déchoir !...

— C’est pourtant vrai ! s’exclama Joinville avec la conviction d’un croyant qui découvre une vérité essentielle. Moi, par exemple, je me sens tout disposé à faire de vous la mère de mes enfants à venir ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ?

— Mon cher ami, soupira Mme de Royancourt, vous êtes certainement l’un des hommes les plus charmants que je connaisse mais aussi le plus étourdi. Ce n’est pas parce que vous collectionnez les maîtresses que vous connaissez quelque chose à l’amour ! Même si vous pouvez être le meilleur des amis, modula-t-elle pour atténuer ce que ses paroles pouvaient avoir d’abrupt. Bien sûr, vous épouseriez volontiers Mme de... donna Lorenza, mais comme vous aimeriez vous parer d’un joyau ! C’est votre vanité qui serait satisfaite, pas votre cœur ! Et... en parlant de cœur – pardonnez-moi, Madame, ce manquement à la plus élémentaire politesse ! –, j’aimerais pouvoir m’entretenir un moment, seule à seule...

— Avec Lorenza ? s’écria Marie d’Entragues en se levant. Mais c’est trop naturel, voyons. J’aurais dû vous y inviter moi-même ! Allons, suivez-moi, Joinville ! Je vais vous montrer les nouveaux embellissements que ma fille a commandés...

Quand ils se furent éloignés en bavardant à bâtons rompus, le silence régna quelques instants dans le salon. Mme de Royancourt observait Lorenza et celle-ci, consciente de ce regard fixé sur elle, se sentait mal à l’aise. Enfin, elle se décida :

— C’est lui... euh... votre neveu qui vous envoie ?

— Thomas ? Dieu non ! Il ne sait même pas que je suis venue ici. Il doit être à Fontainebleau. En résumé, je me suis déléguée toute seule ! A mon tour, à présent, de poser une question en dehors des réticences – d’une délicatesse remarquable, j’en conviens – dont vous venez de faire preuve. Pourquoi n’avez-vous pas encore répondu à la demande de Thomas ? Il vous déplaît ? Si c’est le cas, il faut me le dire sans barguigner : j’abandonne la place et je retourne dans mes foyers !