Le carrosse à présent franchissait le pont amarrant le château à la terre ferme, gagnait la vaste cour intérieure et venait se ranger devant le perron où attendaient deux laquais en livrée vert foncé soutachée de rouge. L’un ouvrit la portière tandis que l’autre abaissait le marchepied et offrait une main gantée de blanc pour aider la comtesse à descendre avant de rendre le même service à son invitée.
A ce moment, un personnage portant un chapeau de paille et un tablier de jardinier escalada le perron à toute vitesse et s’engouffra dans le vestibule en faisant le dos rond. Au passage, il tendit un panier à un troisième valet et disparut sans qu’il ait été possible de voir sa figure. Mme de Royancourt se mit à rire :
— Il a dû oublier l’heure et n’a aucune envie de se montrer à vous dans cet appareil, mais c’est mon frère ! confia-t-elle.
En pénétrant dans le vestibule dallé de marbre blanc, rouge et noir, Lorenza se souvint des paroles du Roi : « Les Courcy ne sont pas de petits sires. Leur tortil de baron vaut couronne ducale. » Leur demeure mêlant harmonieusement les flamboyances d’un Moyen Age finissant aux grâces de la Renaissance le proclamait hautement : où que se posât le regard, on découvrait un meuble, une tapisserie chatoyante, un objet précieux, ou un portrait de grande mine grâce auquel on remontait le temps. Pas d’accumulation fastueuse comme au Louvre où l’or était omniprésent mais une harmonie de nuances, un accord parfait entre le décor et ce qu’il renfermait.
— Je vous ferai visiter ce tantôt, promit la comtesse en prenant le bras de Lorenza. Nous allons d’abord monter chez moi ôter les poussières de la route et nous rafraîchir avant de passer à table !
A l’étage, elles furent accueillies par une femme aux cheveux argentés, au regard assuré, que, hormis son tablier de soie noire à la ceinture duquel pendait une bélière supportant un trousseau de clefs, on aurait pris facilement pour un membre de la famille.
— Voilà dame Benoîte, présenta la châtelaine. Elle est ma femme de chambre mais elle règne aussi sur le personnel féminin de la maison. Pour les hommes, c’est Chauvin, le majordome que vous avez dû apercevoir au rez-de-chaussée !
Tandis qu’une jeune Guillemette à la mine éveillée les aidait à se débarrasser de leurs manteaux, leur donnait quelques coups de brosse et qu’une autre – Sidonie ! – apportait les bassins pour se laver les mains, Lorenza se demandait pourquoi on jugeait bon de lui présenter des serviteurs mais ne fit aucun commentaire, se contentant de remercier d’un sourire tout en admirant le décor chaleureux où dominaient l’incarnat et le vert amande.
Quand, enfin, on le rejoignit, le baron Hubert, vêtu cette fois de velours brun avec fraise et manchettes d’un blanc irréprochable, faisait les cent pas, les mains derrière le dos, dans la salle où le couvert était dressé.
— Ah ! fit-il seulement en entendant arriver les deux femmes qu’il regarda approcher par-dessus les bésicles dont son nez était chaussé. Voilà donc notre invitée ? Soyez la très bienvenue, jeune dame !
Incontestablement, il ressemblait à son fils – ou plutôt son fils lui ressemblait ! C’étaient les mêmes cheveux roux mais panachés de gris et de blanc que l’on retrouvait dans la moustache et la barbe. Le même visage, encore que la fermeté des traits soit en voie d’affaissement, le même sourire à cela près que les dents n’étaient plus au complet ! – et sans doute la même taille si le dos, rendu un peu courbe par le jardinage et la lecture, avait pu se redresser. En revanche, les yeux différaient : le bleu outremer de Thomas faisant place à une couleur noisette, mais une pareille malice y pétillait.
Ayant pris la main de Lorenza, il la conduisit cérémonieusement à sa place avant de rejoindre la sienne et de déclarer :
— C’est gentil à vous d’avoir accepté de venir jusqu’ici. Sans cela, je ne vous aurais jamais vue et c’eût été dommage ! Diantrement belle, hein, Clarisse ?
— Hubert ! protesta sa sœur. On dirait qu’avec l’âge, l’éducation que l’on vous a donnée s’en va en charpie !
— Ne me fatiguez pas avec ça ! C’est justement un privilège de l’âge de pouvoir dire ce que l’on veut ! Je vous ai choquée, jeune dame ?
— Pas du tout ! répondit Lorenza en riant.
— Là ! Vous voyez bien ! (Puis revenant à la jeune femme :) Je disais donc que je ne vous aurais jamais vue ! Il faudrait me ficeler sur un cheval pour m’obliger à me rendre chez cette Verneuil ! Une vraie mégère ! Et capable de tout et de n’importe quoi ! Je n’ai jamais compris que « nouste Henri » comme s’appellent les paysans, soit tombé si éperdument amoureux de cette teigne !... Non, vous pouvez refermer la bouche, Clarisse ! Vous ne me convaincrez pas du contraire ! Comment réussissez-vous à la supporter, jeune dame ?
— Je lui dois de la reconnaissance, baron. Elle s’est montrée compatissante envers moi... quand j’étais dans une telle détresse.
— Compatissante ? Vous ne me ferez jamais avaler ça ! Elle devait avoir quelque raison cachée !
— Je ne sais pas. En tout cas, il est plus aisé d’aimer Mme d’Entragues. C’est elle, surtout, qui s’est occupée de moi !
— Celle-là je la crois bonne, en effet ! Et douce, et patiente. Il faut l’être pour avoir réussi à dompter jadis ce demi-fou qu’était Charles IX. Quant à la fille, elle doit souffler le feu par les naseaux ! Son règne est fini et bien fini cette fois ! Il est ardu de lutter contre un tendron de quinze ans qui pardessus le marché ne demande qu’à être séduite. Sans compter que le mariage avec Condé va être un véritable désastre ! Le vieux Montmorency se fait du souci et il y a de quoi. Il m’en parlait l’autre jour...
Délaissant son pâté d’anguille à la sauce verjus, Mme de Royancourt gémit :
— Pour l’amour du Ciel, Hubert ! Notre jeune amie va vous prendre pour un vieux cancanier ! Ce qu’à Dieu ne plaise il n’est pas, sachez-le, ma chère...
— Trêve d’hypocrisie, Clarisse ! Vous l’êtes plus que moi ! Et la vérité n’a jamais fait de mal à personne ! Où en étais-je ? Ah oui ! Montmorency ! Ce bon connétable se fait même un sang d’encre parce que le petit Condé est pauvre comme un rat d’église et qu’il est lui-même avare comme il n’est pas permis ! Sans sa tante, la duchesse Diane, la mignonne Charlotte irait toute nue. « Nouste Henri » va devoir mettre la main à l’escarcelle pour arroser tout ce monde. Au fait, je me demande si je ne devrais pas faire un tour à Paris pour examiner ça de plus près ? Ce doit être distrayant...
— Restez donc tranquille ! Je ne suis pas sûre que cela vous plairait ! Moi non plus d’ailleurs. Le nouvel amour du Roi fait osciller la Reine entre l’hystérie et la peur...
— Que craint-elle ?
— D’être empoisonnée ! Si elle trépassait, le Roi ferait l’économie d’une annulation papale qui lui coûterait la peau du dos ! Alors elle fait tester tous ses plats. Elle songerait même à les faire cuisiner dans ses appartements !
— Ça, c’est à mourir de rire ! Inutile de chercher qui lui souffle ces niaiseries ! Les joyeux Concini, bien sûr ! Mais si nous causions un peu de vous, jeune dame ? Nous cancanons, nous cancanons ! Cela ne doit pas vous amuser beaucoup ?
— Plus que vous ne pensez ! J’avoue... ne guère aimer la reine Marie et chez Mme de Verneuil, on m’adresse à peine la parole.
— Pourquoi y restez-vous alors ? Venez ici ! Ce n’est pas la place qui manque. En outre, vous êtes tout à fait charmante et...
Une quinte de toux de sa sœur l’interrompit, trop forte pour être naturelle :
— Que vous arrive-t-il, Clarisse ? Il n’y a pas d’arêtes dans la longe de veau ?
— Ce... ce n’est pas cela !...
Elle le fixait et il crut comprendre :
— Ah ! Vous voulez parler de Thomas ?
— ... non ! Absolument pas !
— Je ne vois pas pourquoi on n’en parlerait pas ! Ce n’est pas parce qu’il aimerait vous épouser – ce que je comprends tout à fait ! – que cela doit vous empêcher de vivre parmi nous. A part le fait qu’il est le plus souvent à Paris et en service dans son régiment, vous ne le verrez que si vous le souhaitez... et sur le plan aussi amical que vous le voudrez. Pour ce que j’en sais, vous ne devez pas tenir le mariage en haute estime après ce que vous avez enduré ! Voyez-vous... Allons bon ! Clarisse, ça vous reprend ? Buvez un peu d’eau, que diable !
— Ce qui m’agréerait surtout c’est prendre la parole et, quand vous vous y mettez, Hubert, ce n’est pas évident ! Or, sur ce point de votre discours j’ai quelque chose à dire.
— Eh bien dites-le ! Je me tais... provisoirement !
La comtesse eut alors un sourire où entrait l’ombre d’une gêne :
— Ma chère Lorenza, vous avez dû observer que, tout à l’heure, Mme de Verneuil a désiré s’entretenir avec moi en privé... J’avoue que le procédé m’a déplu bien que le fond du propos aille dans le sens de mes vœux.
— Elle vous a parlé de moi ?
— Oui. En gros, elle m’a demandé de vous garder à Courcy quelques jours, elle-même devant s’absenter. C’était assez cavalier et j’ai préféré attendre que vous ayez vu la maison... et ce qu’elle contient avant de vous en toucher un mot car je ne veux nullement vous contraindre. Si cela ne vous convient pas...
— Oh si, cela me convient !
Elle avait dit cela si spontanément quelle rougit mais l’idée de passer un moment loin de Verneuil qui commençait à l’étouffer l’enchantait !
— Eh bien voilà ! s’écria le baron en levant son verre ! Sachez, jeune dame...
— On m’appelle Lorenza !
— J’y penserai !... Sachez donc que vous êtes doublement bienvenue ici ! Et j’espère que vous resterez longtemps ! Il faut faire préparer une chambre, Clarisse !
— Benoîte s’en occupe ! On doit y avoir porté le bagage dont un laquais avait chargé la voiture. A votre insu ! Ce que je regrette parce que je n’ai pas compris le pourquoi de cette cachotterie : Mme de Verneuil aurait aussi bien pu ne pas en faire mystère devant vous...
Elle comprit mieux quand, vers le milieu de l’après-midi, un chariot vint déposer au perron les coffres et sacs contenant la totalité de la garde-robe de la jeune femme accompagnée de deux billets : l’un pour elle, l’autre pour Mme de Royancourt. Sous une forme un brin différente – plus alambiquée pour la comtesse –, Henriette se débarrassait purement et simplement d’une invitée permanente dont la présence chez elle risquait de déplaire à la Reine.
— Déplaire à la Reine ? S’étonna Clarisse de Royancourt, perplexe. Voilà une tournure inédite, n’est-ce pas ? Jusqu’à présent, lorsqu’elle y faisait allusion, Mme de Verneuil usait de formules plus... plus...
— Plus imagées ! Compléta son frère. Qu’est-ce qui lui prend ? Je sais que la petite Montmorency l’a balayée du devant de la scène mais le Roi existe toujours, il me semble ? Et avec l’aide de Dieu, j’espère qu’il régnera encore un bout de temps en dépit des prétendues prédictions qui courent la ville et la campagne ! Vous voilà bien rouge, tout à coup, jeune dame ?
Au souvenir de ce qu’elle avait vu et entendu dans le petit bois, Lorenza en effet s’empourprait de plus en plus, affreusement mal à l’aise tout à coup et ne sachant que répondre. Raconter ce qu’elle avait surpris serait trahir la maison qui lui avait donné asile et se taire priverait peut-être un roi qu’elle aimait bien, à présent, d’une aide ou d’un avertissement capable de le sauver.
— Sauriez-vous quelque chose ? Insista-t-il.
— Ne la tourmentez donc pas, Hubert ! Ce matin encore, elle s’est réveillée sous le toit de Verneuil !
— ... qui vient de s’en débarrasser comme d’un meuble encombrant ! Que cette femme souhaite la mort d’Henri n’a rien de surprenant. Avez-vous oublié les deux conspirations tramées par son père, son frère, quelques mécontents... et elle par-dessus le marché ? Le maréchal de Biron y a laissé la tête, Entragues n’a sauvé la sienne que de justesse grâce aux charmes de sa fille, le bâtard de Charles IX végète à la Bastille sans grande chance d’en sortir avant la mort du Roi et la chère Henriette elle-même devrait être à cette heure au fond d’un couvent, le crâne rasé avec le seul droit de dire merci parce qu’elle méritait bel et bien le billot ! Tout ce beau monde complotait benoîtement l’assassinat d’Henri et de son petit Dauphin pour mettre à leur place le gamin de Verneuil avec sa maman dans le rôle de reine-mère. Alors que vous faut-il de plus ?
— Vous avez entièrement raison mais...
— Pas de mais quand il s’agit de la vie du meilleur souverain que nous ayons eu depuis des décennies ! Il nous a rendu la paix et nous l’aimons tous les deux !
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