— Vous tremblez ? Chuchota-t-il du coin de la bouche. Vous avez peur ?

— Oui... non ! Je ne sais pas...

— Je vous tiens bien. C’est le moment !

Il lui avait en effet expliqué comment on devait se présenter. Elle plongea dans une profonde révérence et bénit en son for intérieur la main qui la soutenait. Il fallait maintenant aller quasiment se prosterner devant Sa Majesté afin de baiser le bas de sa robe. Un exercice qui l’effrayait dans le silence à peine troublé par un imperceptible murmure où elle se mouvait comme dans un cauchemar. Et soudain, alors que, lâchée par Filippo, elle posait ses lèvres sur le lourd tissu emperlé, une voix joyeuse dotée d’un redoutable accent tonitrua :

— Ventre-saint-gris ! La belle cousine que nous avons-là grâce à vous, ma mie ! Vous permettez que je l’embrasse ? En vérité, j’en connais qui ont de la chance !

Sitôt relevée par une poigne vigoureuse, elle se retrouva en contact avec un visage barbu dont le propriétaire dégageait une forte odeur d’ail. Le Roi !

Quand il l’écarta de lui pour la tenir à bout de bras et mieux la voir, il débordait si visiblement d’enthousiasme que la petite bouche de sa femme se pinça tandis qu’autour d’elle les dames chuchotaient derrière les éventails dont elles n’avaient nul besoin par une soirée aussi douce sinon pour écarter des odeurs déplaisantes. Toutes se demandaient visiblement si l’entrée en scène de cette éblouissante jeune fille ne sonnait pas le glas de la marquise de Verneuil. La Reine dut le penser également car, après quelques paroles d’une bienvenue sans chaleur accompagnées d’un demi-sourire qui ne montait pas jusqu’aux yeux, elle déclara :

— Comme vous venez de le faire remarquer, Sire, ma jeune cousine est venue ici pour se marier. Le voyage a été long et elle doit avoir hâte de rencontrer celui qu’on lui destine.

— Sans doute, ma mie, sans doute ! Vous avez raison comme toujours. Holà, Antoine de Sarrance ! Viens çà contempler de plus près le beau présent que le Seigneur Dieu t’envoie !

— Sire, gronda Marie déjà en colère. Songez à respecter les usages ! Nous ne sommes pas ici dans la maison d’un croquant !

— Et vous, ne soyez pas si gourmée et ne malmenez pas les croquants. Ils sont enfants de Dieu comme vous et moi ! Holà, Sarrance !

Antoine qui se tenait à quelques pas avec Thomas secoua l’espèce d’hypnose qui l’avait pétrifié quand la jeune Florentine était entrée. Il était alors occupé à admirer son Elodie, qui se tenait modestement les yeux baissés au milieu des filles d’honneur de la Reine. Un énergique coup de coude de Thomas qui venait de lâcher un juron enthousiaste l’avait ramené sur terre mais ce fut pour recevoir un choc tel qu’il n’aurait jamais cru l’éprouver. Elle ne pouvait appartenir qu’au monde du rêve, l’éblouissante jeune fille que l’ambassadeur conduisait vers la Reine. Aucun bijou, aucun ornement superflu sur l’ample robe de brocart abricot et de satin blanc à la mode florentine – c’est-à-dire dépourvue du disgracieux vertugadin à l’espagnole tout juste bon à épaissir la taille la plus fine... Rien au cou, rien aux poignets mais sur son front pur une grosse perle en poire retenue par un fil d’or qui se perdait dans la masse somptueuse de la chevelure brillante massée en lourdes tresses sur l’arrière de la tête. On ne voyait rien des yeux sinon la douce courbe des longs cils noirs qui ombraient les joues d’ivoire à peine rosi.

L’appel du Roi et un nouveau coup de coude de Thomas qui marmonnait des choses indistinctes concernant l’injustice du sort le réveillèrent. Il prit son élan :

— Me voici, Sire !

La jeune fille se tourna vers lui et il vit sourire les plus longs et les plus beaux yeux qu’il eût jamais vus... mais quelqu’un l’avait précédé : son père qui, plus proche du Roi, lui barra le passage et mit genou en terre :

— Sire, fit-il d’une voix forte, j’implore votre clémence pour mon fils !

— Ma clémence ? Pourquoi, diantre, en aurait-il besoin ?

— Mademoiselle est d’une grande beauté mais son cœur est pris ailleurs et ce serait malhonnête à lui d’accepter cette jolie main venue de si loin. Pardonnez-lui !... et vous aussi, Mademoiselle, ajouta-t-il pour Lorenza qu’une bouffée de colère embrasait.

Le Roi, lui, semblait fort mécontent :

— Vous m’en avez déjà touché mot, marquis, mais cela ne tirait pas à conséquences et je suis mal satisfait !

— En revanche, reprit Sarrance qui s’était remis debout, et afin d’effacer l’offense faite à donna Lorenza... ainsi qu’à Sa Majesté la Reine, je demande sa main pour moi-même !

— Père ! protesta Antoine qui n’osa pourtant pas aller plus loin.

Elodie se tenait à quelques pas derrière Marie de Médicis. Elodie qu’il contemplait amoureusement un instant plus tôt... dans une vie antérieure !

Hector cependant reprenait, décidé à tout pour cette fille qui venait de lui enflammer le sang :

— Je suis veuf comme le savent Vos Majestés et encore gaillard et en âge – le même que le vôtre, Sire, sauf votre respect ! – de satisfaire une jeune fille inexpérimentée et d’en obtenir des fruits vigoureux ! Ainsi mon fils pourra épouser celle qu’il aime et... tout le monde sera heureux !

— Pas moi ! Je refuse !

Lorenza venait de s’exprimer à haute et fort intelligible voix, soulevant les réactions diverses de la Cour mais elle s’en moquait. Un scandale ne la ferait pas reculer. Après ce que lui avait confié Giovanetti, elle s’était fait un plaisir, presque un devoir envers elle-même de séduire l’homme qu’on lui avait tant vanté mais il n’avait jamais été question d’entrer dans le lit d’un barbon. L’instant suivant, elle pliait le genou devant le couple royal médusé :

— Avec la permission de Leurs Majestés, je prends congé... et retourne à Florence ! Messer Giovanetti ! Appela-t-elle en se relevant, si vous voulez bien me ramener.

Ne sachant trop quelle contenance prendre, celui-ci s’avança mais la Reine intervint avec sa brutalité coutumière :

— Je vous l’interdis, ser Filippo ! C’est sur mon désir que cette union a été arrangée avec la famille de Sarrance et je suis décidée à y garder la main. Que ma filleule épouse le père au lieu du fils est sans importance : le mariage aura lieu dès notre retour à Paris. En attendant, ma chère filleule demeurera ici avec les dames et demoiselles de ma maison. J’espère, Sire, que nous sommes d’accord ? Assena-t-elle à son époux avec l’un de ces coups d’œil qui d’habitude l’agaçaient prodigieusement mais cette fois, il se contenta d’opiner avec un large sourire dont il gratifia Lorenza. Il avait déjà oublié le refus de la jeune fille occupé qu’il était à la détailler, et il n’était pas difficile de deviner ce qu’il pensait. Mariée à Antoine, cette belle enfant eût été hors de portée mais unie à ce vieil Hector, son compère et son contemporain, elle serait beaucoup plus accessible et redonnerait vie à son cœur déplorablement vide depuis qu’il s’écartait de Mme de Verneuil.

Cependant, si elle ne brillait pas des feux d’une vaste intelligence, Marie de Médicis n’était pas complètement idiote et sa jalousie toujours en éveil flaira le danger. Elle s’adressa à l’ambassadeur :

— Ser Filippo, ronronna-t-elle, ne m’avez-vous pas dit, ce matin, que donna Honoria Davanzati accompagnait sa nièce ?

— En effet, Majesté, mais j’avais cru comprendre que la Reine...

— Rien du tout ! Si sa présence ne s’imposait pas pour cette première entrevue, elle devient indispensable dès l’instant où ma filleule demeure au palais. Faites-la chercher sur l’heure ! Leurs bagages suivront demain ! Vous pouvez vous retirer, ma filleule ! Madame de Guercheville, continua-t-elle en se tournant vers sa dame d’honneur, veuillez conduire donna Lorenza dans nos appartements et veiller à lui trouver un endroit où dormir. Nous sommes un peu à l’étroit ici mais... qu’y a-t-il encore ?

La question s’adressait à la jeune fille qui, mettant son orgueil de côté, venait de s’agenouiller devant elle :

— Je demande pardon à Votre Majesté mais je la supplie de me laisser rentrer à Florence ! J’avais accepté ce mariage offert par Leurs Altesses grand-ducales bien que je vinsse de perdre un fiancé que j’aimais en espérant justement y trouver l’apaisement mais, puisqu’il s’agit désormais de quelqu’un d’autre, je requiers l’autorisation de partir ! Là-bas, je retournerai aux Murate !

— Vous m’ennuyez, ma chère et je n’aime pas à me répéter. Vous resterez et vous épouserez le marquis. Sinon ce n’est pas dans un couvent que nous vous enverrons mais à la Bastille comme la rebelle que vous seriez alors ! Emmenez-la, Guercheville ! Cela a assez duré !

Avec douceur, la dame prit la main de Lorenza pour l’aider à se relever :

— Venez ! dit-elle. Il ne faut pas contrarier la Reine.

Elle n’en dit pas davantage mais la jeune fille lut dans les yeux clairs de cette femme d’un certain âge au visage aimable une totale compréhension et se laissa emmener puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire pour ce soir...

Tandis que Lorenza vaincue mais non résignée quittait le Salon ovale, Hector de Sarrance recevait les félicitations de ses pairs avec une satisfaction qui en indisposa plus d’un.

— Regardez-le donc ! fit Joinville, frère du duc de Guise, à Bellegarde. On dirait un paon qui fait la roue !

— Paré de plumes un rien défraîchies ! Il faut avouer qu’il a de quoi être content : une fille éblouissante et une grosse fortune ! Je me demande ce qu’en pense son fils ? Visiblement, il ne semble pas enchanté ! Pourtant, il devrait l’être. Il m’a dit ce tantôt être amoureux de la petite La Motte-Feuilly et vouloir l’épouser.

— C’était avant d’avoir vu la belle Lorenza ! La jouvencelle en question est gentille mais ne supporte pas la comparaison et le malheureux pourrait bien se trouver victime du plus imprévu des coups de foudre ! Cela arrive...

— Moi, si j’étais le marquis Hector je ne me rengorgerais pas comme il le fait en oubliant que la Roche Tarpéienne est toujours près du Capitole. Je ne lui donne pas... disons deux mois avant d’être cocu !

— Par son fils ?

— Oh non ! Si j’en crois la mine d’Antoine, il serait plutôt tenté par le parricide ! Par le Roi, mon cher ! Notre Vert Galant regardait la petite comme un matou une jatte de crème. Tout juste s’il ne se léchait pas les babines !

Le prince de Joinville n’était pas le seul à avoir observé la physionomie d’Henri IV. Si Antoine, lui, pris à son propre piège, n’avait rien vu, Courcy n’en avait pas perdu une miette. Tandis qu’Hector proclamait ses intentions matrimoniales, il s’était hâté, profitant de la stupeur générale, de tirer son ami en arrière afin de lui éviter, soit un geste soit des paroles inconsidérées.

Au moment où la jeune fille était apparue, Thomas avait pressenti une catastrophe. Il connaissait trop bien Antoine et ses nombreuses aventures pour l’imaginer de glace et l’œil terne devant tant de rayonnement juvénile ! Qu’il soit tombé amoureux de La Motte-Feuilly au point de vouloir l’épouser l’avait laissé perplexe. La petite était charmante, c’était une chose entendue, mais dans le genre fragile – selon Thomas, il ne devait pas y avoir beaucoup de rembourrage entre la peau quasi translucide et les os ! – et jusqu’à présent les goûts d’Antoine l’avaient attiré vers les belles plantes. Il le voyait mal passer sa vie à contempler un bibelot que les années dessécheraient rapidement. Mais tout venait de changer avec l’apparition de cette Lorenza et Thomas sentait poindre à l’horizon une longue suite de problèmes, peut-être douloureux.

Tandis qu’il l’écartait du devant de la scène, Antoine avait eu pour son ami un regard éperdu :

— Dis-moi que je suis en train de rêver... que je vais me réveiller de ce cauchemar avant de devenir fou !

— Je crains fort que non ! Il va falloir que tu te fasses à l’idée que cette ravissante créature va devenir ta belle-mère !

L’œil du jeune homme flamba :

— Ne sois pas bêtement cruel ! Ce qui m’arrive est épouvantable.

— Si tu crois que je n’ai pas compris ! Elle te plaît, n’est-ce pas ?

— Me plaire ? Quel mot ridicule quand on vient d’être frappé par la foudre ! Comment aurais-je pu penser qu’elle était si belle... surtout après ton rapport grotesque ! Mais où avais-tu les yeux, bon Dieu, quand tu observais le retour de Giovanetti ?

Une demoiselle mûre, laide comme les sept péchés capitaux de surcroît ! Et moi qui t’ai cru comme un imbécile ! Tu avais trop bu ?

Même s’il en avait toujours une petite réserve au service de son ami, la patience n’était pas la vertu cardinale de Courcy. Son poing se referma comme un étau sur le poignet d’Antoine :