— Loué soit le Destin qui ramène ici la plus belle dame d'Occident ! La prospérité de cette ville abandonnée du ciel va renaître si la dame de Brazey nous revient !

Surprise, elle considéra la silhouette tordue sous le froc de bure noire, le visage aux traits creusés, mangé de barbe mais dans la crasse duquel s'ouvraient deux yeux clairs particulièrement vifs.

Des profondeurs de sa mémoire, un nom remonta comme un ludion.

— « Frère » Jehan ! s'exclama-t-elle avec un sourire, vous avez donc déserté le parvis de Saint-Bénigne ?

Ce que l'on pouvait voir du visage de l'homme rougit de plaisir.

— Votre mémoire est aussi sûre que votre beauté est grande, noble dame, et je suis heureux d'y avoir place ! Si je hante Notre-Dame, c'est parce que les chanoines de la cathédrale estiment qu'ils m'ont assez vu.

Peut-être parce que vous leur en avez fait voir un peu trop, non ? Vous êtes un étrange confrère pour des religieux aussi... conformistes !...

Mais je suis heureuse de voir que vous êtes toujours bien vivant, frère Jehan. Il y a si longtemps !...

Il y avait longtemps, en effet, qu'avant son premier mariage, elle avait rencontré Jehan des Écus, faux moine mais vrai truand, spécialisé dans la mendicité et les faux en tout genre. Il avait même été mêlé à une période sombre de sa vie mais, avec son ami Barnabé le Coquillart, il avait essayé de lui rendre un grand service, si grand que Barnabé en était mort et Catherine ne savait pas oublier un service rendu'.

— Vous voulez dire, reprit Jehan avec un sourire amer, que ma carcasse devrait pourrir depuis longtemps dans les fosses du Morimont après avoir été décrochée du gibet ou extraite de la chaudière à huile bouillante ? Ce n'est pas facile de survivre chez nous mais je tiens encore à l'existence, au ciel bleu, au bon vin et aux belles filles. Alors je fais ce qu'il faut pour cela : je me garde soigneusement.

Mais vous n'avez pas répondu à ma question, belle dame : vous nous revenez?

Catherine secoua la tête.

— Non, mon ami. Je ne suis plus du tout la dame de Brazey. Ma vie est loin, au cœur des montagnes d'Auvergne, et je ne suis là que pour deux jours. Et puis, monseigneur Philippe ne me connaît plus j'imagine...

— Monseigneur Philippe ne connaît plus rien du temps de la jeunesse ! mâchonna le faux moine entre ses dents. Vous dites qu'il ne vous connaît plus mais il ne connaît pas davantage sa ville capitale. Il vit en Flandres, loin de nous, et Dijon, si vivante et si fastueuse jadis, devient lentement une bourgade. En vous apercevant, j'ai cru que le bon temps allait enfin revenir mais voilà qu'il n'en est rien. Notre seule raison est de servir de prison à un roi à présent...


1. Voir II suffit d'un amour, tome I.


Frappée par ce reproche du truand qui rejoignait celui de Roussay, Catherine prit une pièce d'or dans son aumônière et la glissa dans la main sale.

— Que savez-vous du roi captif, Jehan ? Que dit-on de lui par la ville ?

— On.ne sait rien... ou si peu ! On dit qu'il est mieux gardé que le trésor de la Sainte-Chapelle, voilà tout !

Jehan se tut soudain. Sous le capuchon poussiéreux, son œil se fit attentif. Un instant il considéra la jeune femme dont le regard soutint le sien.

— Il vous intéresse ? souffla-t-il. Pourquoi ?

Catherine n'hésita qu'à peine. Elle savait depuis

longtemps qu'elle pouvais faire confiance à cet homme, si noire que fût son âme.

— Je suis dame de la reine Yolande, sa mère, et elle m'envoie pour le voir car elle est en peine de lui. Vous qui savez tout, Jehan, dites-moi au moins s'il est toujours vivant ?

— Oh ! pour être vivant, il l'est, ricana Jehan, et s'il lui arrive malheur, ce ne sera pas la faute de messire de Roussay qui le garde et le garde bien car il vaut cher, très cher à ce que l'on dit. Notre duc Philippe compte en tirer une rançon... royale. N'empêche qu'il pourrait bien un de ces jours lui arriver maie mort.

— Que voulez-vous dire ? souffla Catherine.

Jehan des Écus ne répondit pas tout de suite. Un

groupe de trois commères bien en chair portant robes à gros plis, guimpes de toile fine et missels en beau cuir s'avançait d'un pas martial et le faux moine reprit sa voix geignarde et sa supplication mais elles passèrent sans même s'apercevoir de sa présence. Furieux, il cracha sur le sol qu'elles avaient foulé, revint à Catherine.

— Qu'il y a d'étranges hôtes, depuis trois ou quatre jours, dans la taverne de Jaquot de la Mer...

— Il existe toujours aussi, celui-là ?

Renseigner de temps en temps les espions du vicomte-mayeur, cela aide à vivre. Jacquot n'est plus si maigre et, pour lui, une affaire où il y a de l'or à gagner est toujours bonne à prendre.

— Que savez-vous de ces hôtes si étranges ?

— Qu'ils ont justement l'argent facile, qu'ils tiennent avec Jaquot des conciliabules où, d'après une fille qui me veut du bien, le nom de la tour Neuve revient souvent... et que Jaquot a un cousin qui travaille aux cuisines du palais.

— Combien sont-ils ?

— Trois. Et il y en a un qui doit être né de l'autre côté des Pyrénées... Maintenant, il vaudrait mieux vous en aller, dame Catherine. Ça va être l'heure du Salut et mes pratiques pourraient s'étonner d'une si longue conversation. Où habitez-vous ?

— Chez dame Morel-Sauvegrain...

— La nourrice de l'Héritier ? Parfait... Je vous ferai savoir ce que je pourrai apprendre. Dieu vous garde, belle dame !

— Vous aussi... mon frère !

Au-dessus de la tête de Catherine, les cloches se mirent en branle chassant des gargouilles un vol blanc de pigeons. Des gens s'approchaient en effet de l'église, par groupes ou isolés et le marguillier vint ouvrir les portes plus largement. La jeune femme s'éloigna, poursuivie par la voix de Jehan qui avait repris sa psalmodie pleurarde, comme pour un encouragement. La rencontre de cet ami oublié était providentielle car elle apportait des renseignements précieux. Les hôtes mystérieux de la louche taverne qu'elle connaissait trop bien ne pouvaient être que les hommes de Villa-Andrado et du Damoiseau dont le gros de la troupe devait camper quelque part aux alentours de la ville. Et le fait qu'ils aient déjà des intelligences à Dijon était plus inquiétant...

Pressant le pas, Catherine longea le pourpris de la duchesse, non sans jeter un regard plein d'appréhension à la tour Neuve dont la masse carrée s'érigeait puissamment au-dessus des arbres dorés par l'automne, dominée cependant par l'élancement fluide de la Sainte-Chapelle dont la flèche, ceinturée d'or, pointait haut dans le ciel pâlissant. Elle contourna la masse muette de la tour, gagna l'entrée du palais où veillaient, armés jusqu'aux dents, casque en tête et pertuisane au poing, les soldats de la garde ducale.

Il lui fallut parlementer assez longuement pour obtenir que l'un des hommes d'armes consentît à aller prévenir Jacques. Encore ne lui permit-on pas de franchir le corps de garde. De toute évidence Jehan des Ecus avait raison : palais et prisonnier étaient bien gardés !

Elle profita de l'attente pour examiner les alentours. L'entrée reliait la cour de la Sainte-Chapelle et la cour intérieure du palais, défendue par de hauts murs. La tour Neuve apparaissait toute proche, rattachée au grand corps de logis ducal par une galerie mais offrant avec lui un contraste frappant. Les hautes fenêtres étirées sur un étage du palais, avec leurs arcs en accolades légères et leurs vitres scintillantes, faisaient plus tragiques les épais barreaux défendant les rares ouvertures de la tour carrée.

« Il doit être impossible d'entrer là-dedans sans une autorisation, pensa Catherine en s'efforçant de compter les hommes d'armes qui patrouillaient devant la moindre ouverture de la prison royale, le malheureux doit y être comme un rat dans un piège. »

Cela avait son bon et son mauvais côté. Si rusé qu'il fût, le Damoiseau et ses mauvaises intentions auraient autant de mal à atteindre René d'Anjou que Catherine avec sa lettre maternelle. Mais la collusion avec Jacquot de la Mer inquiétait sérieusement la jeune femme. Le tavernier n'avait-il pas un cousin aux cuisines ? Et là où l'homme n'entre pas, le poison ne rencontre guère d'obstacles...

Elle en était là de ses cogitations quand on vint la chercher.

— Le capitaine attend la dame de Montsalvy, dit l'enseigne qui l'avait fait garder pratiquement à vue, avec une nuance de respect qu'il n'avait pas cru devoir lui marquer jusque-là. Si vous voulez bien me suivre...

Jacques était chez lui, dans le logis donnant à la fois sur le jardin et sur les écuries qu'il occupait lorsqu'il était de service au palais et que Catherine connaissait bien. Lorsqu'elle était dame de parage de la duchesse Marguerite, elle y était venue par un jour d'été particulièrement chaud et elle avait bien failli, ce jour-là, tomber à la fois dans les bras et dans le lit du jeune capitaine.

La pièce où elle entra était à peu près semblable au souvenir qu'elle en gardait : de beaux meubles, des tentures de prix encadrant le lit, des armes, des pièces d'armure débordant d'un coffre et, sur un dressoir, des gobelets et des bouteilles dont quelques-unes étaient vides.

Ce qui manquait de liquide avait dû être absorbé assez récemment par Roussay car il avait le teint enluminé et l'œil plutôt vague mais ses cheveux mouillés racontaient aussi qu'il venait de se tremper vivement la tête dans l'eau. Il se hâtait de refermer son pourpoint vert lorsque, introduite par l'enseigne, Catherine pénétra dans son domaine. Il lui offrit un sourire à la fois joyeux et un peu contrit.

— Vous vous êtes donné la peine de venir jusqu'ici ? J'ai honte...

— Il n'y a vraiment pas de quoi. Le chemin n'est pas si long et comme je vous ai attendu avant-hier toute la soirée et hier toute la journée, j'ai pensé qu'il valait mieux que je vienne. Pourquoi ne vous a-t-on pas vu ? Vous n'aimez pas dame Symonne ?

— Que si ! C'est peut-être, avec la duchesse, la seule femme qui soit à la fois belle et vertueuse dans l'élégant bordel que constitue la cour de notre bon duc !

— Eh bien ! Voilà un jugement sévère !

Même pas ! Je suis encore en dessous de la vérité. Le Duc change de maîtresse aussi souvent que de chemise, répand des bâtards un peu partout et se conduit comme un faune dans son parc de Hesdin où il a fait disposer des jets d'eau cachés qui arrosent tout impromptu les fesses des dames sous leurs jupes quand elles passent... ce qui les fait automatiquement se retrousser. Ah, les choses ont bien changé depuis que vous nous avez abandonnés !...

— Allons, Jacques, ne soyez pas si amer, ni si injuste, dit Catherine en riant. Ce que vous m'apprenez est bien un peu surprenant mais, lorsque j'étais auprès du Duc, nous ne cultivions pas spécialement la vertu, il me semble ?

— Parce que vous étiez sa maîtresse ? Mais ce n'est pas du tout la même chose ! Il était veuf et il vous adorait : il y avait dans votre histoire quelque chose de respectable. Avec vous, la Beauté et le Charme avaient été hissés au trône mais aussi la décence et la discrétion et il n'était personne, à la Cour, qui ne comprît la passion de Philippe. Comment vous résister ? Les peintres même faisaient de vous Notre-Dame d'Occident ! Mais à présent...

— Eh bien ?

Jacques haussa les épaules avec emportement :

— A présent?... Savez-vous que l'on a pu voir notre grand duc besognant des servantes sur des coffres ou dans des coins sombres ?

Un tétin un peu insolent, un joli cul et le voilà qui déraisonne ! Quelle pitié !

— Mais... la duchesse, dans tout cela ? demanda Catherine un peu interloquée par ce débordement d'amertume.

— Elle ? Elle est bien trop haute dame pour descendre à des scènes ou même à des reproches. Elle élève son fils, le jeune comte Charles, à qui elle s'efforce d'apprendre la continence... et elle prie ! Mais sans grand espoir d'être entendue. Quand on est mariée à un bouc en folie, il faut bien se faire une raison.

Il y eut un silence que le capitaine meubla par un soupir et par une visite à son dressoir où il se versa un plein gobelet de vin qu'il avala d'un trait sous l'œil pensif de sa visiteuse.

— Vous l'aimiez autrefois, reprocha-t-elle doucement. Alors pourquoi, maintenant...

Il se retourna vers elle aussi brusquement que si une guêpe l'avait piqué.

— Pourquoi je vous dis tout cela ? Vous en venez à penser que je le hais n'est-ce pas ? Eh bien non, ce n'est pas cela. Je ne le hais point et même je suis toujours prêt à mourir pour lui aujourd'hui, demain, tout de suite. Mais, au moins, qu'il m'en donne l'occasion, bon Dieu !