— C'est à moi de vous demander pardon, Sire ! Votre mère savait parfaitement ce qu'elle faisait. S'il vous plaît de me prendre, je suis vôtre...

Elle le sentit trembler sous sa main. Pourtant il se raidit, se tourna vers elle, la prit aux épaules mais ne l'approcha pas de lui, se contentant de la contempler longuement, mince et gracieuse dans ces chausses collantes qui soulignaient le galbe de ses hanches et la finesse de ses jambes, avec l'auréole luxuriante de sa chevelure qui couvrait d'or sa chemise blanche.

— Vous êtes aussi bonne que belle, ma chère... mais vous avez à présent acquis trop de prix à mes yeux pour que je vous veuille tenir de votre charité. Oh ! je ne renonce pas à vous prier d'amour un jour.

Bien au contraire : je ne vivrai plus que dans l'attente de la nuit où vous viendrez à moi, librement et non parce que vous obéirez à un mouvement de pitié mais parce que, peut-être, vous m'aimerez un peu...

Il l'embrassa doucement sur le front, alla prendre le pourpoint abandonné et le lui fit revêtir, puis s'accota à la cheminée pour la regarder, bras croisés, retordre ses cheveux et les escamoter de nouveau sous le camail et le chaperon drapés. Enfin, il lui tendit son manteau mais, avant de le lui poser sur les épaules, il prit l'une de ses mains dans la paume de laquelle il posa un baiser.

— Voici reparu le jeune seigneur de Maillet ! soupira-t-il. Et je crois qu'à présent nous pouvons rappeler votre charmant cousin.

Jacques ne devait pas être loin car il apparut comme un diable hors de sa boîte dès la première syllabe de son nom.

— Il devait maintenir la porte simplement poussée et garder l'oreille collée contre ! pensa Catherine amusée. Au moins son supplice n'aura guère duré !...

— Il semblait, en effet, immensément soulagé et fit sortir Catherine un rien trop précipitamment, lui laissant à peine le temps d'un salut cérémonieux et la jetant presque dans les escaliers tant il avait hâte de l'emmener assez loin pour poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Que s'est-il passé ? aboya-t-il dès le premier palier en retenant Catherine par le pan de son manteau.

Elle lui offrit un sourire narquois.

— Mais rien, mon ami, absolument rien...

— Il ne vous a pas...

Elle haussa les épaules.

— En dix minutes ? Vous n'êtes guère galant, mon cher capitaine !

En tout cas, j'espère que vous voilà guéri de vos stupides brimades de geôlier trop consciencieux ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous devriez bien laisser venir ici, de temps à autre, quelque jolie servante, bien fraîche et bien stupide... ne fût-ce que pour faire un peu convenablement le ménage de ce taudis où vous osez loger un roi ! Je vous souhaite une bonne nuit, mon cher cousin...

Ah ! j'allais oublier : voulez-vous me permettre encore deux conseils ?

— Au point où nous en sommes, pourquoi pas ? Dites toujours.

— Eh bien ! d'abord, essayez donc de trouver un chiot de deux ou trois mois aussi semblable que possible au pauvre Ravaud... et puis prenez la saine habitude de faire goûter tout ce que vous servirez à votre prisonnier !

— Parce que vous imaginez que je n'y aurais pas pensé tout seul ? cria Roussay hors de lui. Décidément, vous me prenez pour un crétin.

— Çà !... mon cousin !

Catherine éclata de rire, sauta en voltige sur le cheval qu'un valet lui amenait et, piquant des deux, quitta au grand galop le palais des ducs de Bourgogne pour s'enfoncer dans le dédale obscur et désert des rues de Dijon.

En regagnant l'hôtel Morel-Sauvegrain, elle vit que Gauthier était enfin rentré. Visiblement éreinté, il était assis, en compagnie de Bérenger, dans l'âtre de la cuisine et faisait griller des châtaignes en buvant du vin doux.

— Dieu soit loué, vous voilà ! s'écria Catherine avec un soupir de soulagement. Où donc étiez-vous passé ? Quelle aventure dangereuse avez-vous encore courue ? Vous ne connaissez pas Dijon et, à peine arrivé, vous...

— Je ne connais pas Dijon soit, mais je connaissais l'homme que j'ai suivi : c'était l'un de ceux du Damoiseau et je l'ai même suivi toute la journée : il faut dire qu'il m'a fait voir du pays. Mais vous-même, dame Catherine, ne venez-vous pas de courir, vous aussi, une aventure ? J'imagine que vous n'arrivez pas du salut sous ce déguisement ?

Elle haussa les épaules, ôta ses gants et s'approchant du feu lui tendit ses paumes froides. Elle se sentait lasse mais l'esprit singulièrement vif et éveillé.

— J'ai réussi à approcher le Roi... fort heureusement d'ailleurs car, si vous avez vu un homme du Damoiseau, moi j'en ai vu un autre à la tour Neuve. Et en pleine action encore : on a tenté ce soir d'empoisonner René d'Anjou !

Gauthier cessa un instant de faire rouler ses châtaignes dans le poêlon percé de trous et leva les sourcils :

— Dans sa prison ? Au palais ?...

— Exactement : en lui servant du vin empoisonné. J'ajoute que si je n'avais pas reconnu cet homme, à l'heure qu'il est non seulement le Roi aurait cessé de vivre mais le capitaine de Roussay et moi serions morts avec lui. Une mort rapide et flatteuse, sans doute, mais tout aussi définitive qu'une autre !

Brièvement, elle raconta ce qui s'était passé dans la prison tandis que Bérenger ponctuait son récit d'exclamations indignées et que les sourcils de Gauthier se fronçaient graduellement.

Son coup fait, l'homme a disparu sans en attendre le résultat, soupira-t-elle enfin et, malgré toutes les recherches, on n'a pas pu le retrouver... J'aimerais savoir, Gauthier, ce qui vous amuse si fort dans cette histoire ? ajouta-t-elle, indignée, en constatant que son écuyer, non seulement avait perdu d'un seul coup sa mine sombre mais encore qu'il souriait, tout détendu, en épluchant ses fruits brûlants dont l'arôme emplissait la pièce.

— Simplement le fait que, parfois, le Ciel fait bien les choses tandis qu'il arrive au Diable de bâcler son travail. Comment est-il votre bonhomme ?

— Un visage blanc, plat... sans rien de bien remarquable ; des cheveux un peu roussâtres. La première fois que nous l'avons vu c'était dans l'église de Montribourg, ce village ravagé par les Écorcheurs. Il tenait le compte des fruits du pillage et je crois qu'on l'appelait le Recteur. Vous vous en souvenez peut-être...

— Je m'en souviens si bien que je l'ai suivi toute la journée, attendu toute la soirée devant la basse porte du palais et que...

— Vous savez où il est allé ? s'écria Catherine. Ce n'est pas possible ! Ce serait trop beau ?

— Pourquoi donc ? Je vous ai dit qu'il arrivait au Ciel de bien faire les choses. Tenez, dame Catherine, asseyez-vous sur cet escabeau, prenez quelques châtaignes et un gobelet de vin car vous me semblez bien lasse, et écoutez-moi.

— Lasse ou pas, il n'est pas question que je m'asseye, fit-elle avec un geste d'impatience. Vous allez venir avec moi au palais et vous indiquerez au capitaine de Roussay l'endroit où l'homme se cache afin que nous nous emparions de lui avant le jour. Allons, venez !

Mais Gauthier se cala plus commodément sur son banc et mit une poignée de châtaignes fraîches dans son poêlon.

— Il vaut mieux attendre le lever du jour et l'ouverture des portes de la ville, dame Catherine.

— L'ouverture des portes ?

— Oui. Le Recteur s'est réfugié hors des murs, au bout d'un faubourg, dans un enclos à l'écart...

— Hors des murs ? En pleine nuit ? Allons donc ! C'est impossible...

— C'est possible et je vous dirai comment si vous voulez bien m'écouter un instant.

Gauthier raconta alors comment, après une longue attente, il avait vu son homme quitter très rapidement le palais et se mettre à courir à travers les rues dans une direction qu'il semblait connaître parfaitement, et qui était celle du nord. En voyant se profiler les murailles, le poursuivant avait bien cru que sa poursuite s'arrêtait là mais le fuyard s'était approché d'une poterne dont le garde devait dormir profondément car il lui avait fallu crier le mot de passe pour l'éveiller, circonstance qui avait permis à Gauthier de l'entendre parfaitement.

Celui-ci avait donc laissé le Recteur sortir de l'enceinte puis, sans laisser au garde le temps de se rendormir, il était arrivé en courant comme s'il cherchait à rejoindre l'homme qui venait de passer. « Ça fait dix minutes que je cours après lui, confia-t-il au factionnaire, si je ne le rattrape pas, il fera demain la plus grande bêtise de sa vie... »

Puis, comme si la chose lui revenait brusquement il avait lancé le mot de passe qui était « Vergy » en ajoutant qu'il valait mieux que le garde l'attende car, sa commission faite, il entendait bien finir la nuit dans son lit à l'abri des bonnes murailles de la ville.

Tout s'était passé comme il l'imaginait. Le garde l'avait laissé passer.

Heureusement la nuit était assez claire et il avait pu apercevoir le Recteur qui était presque au bout d'un faubourg et s'enfonçait dans la campagne, se dirigeant vers un groupe de bâtiments, dominés par la flèche d'une chapelle, qui se trouvaient très à l'écart près d'un boqueteau.

— J'ai vu l'homme y entrer, conclut Gauthier et je suis revenu sans aller jusque-là. Je saurai y retourner bien sûr ; malheureusement j'ignore comment s'appelle ce faubourg et, pour la vérité de mon personnage, je n'ai pas osé le demander au garde de la porte. Quant aux bâtiments, je pense qu'il s'agit d'un couvent. Il y a un vaste enclos ceinturé de hauts murs et, en face du portail sur le bord du chemin, il y a une grande croix de pierre. J'ajoute que l'endroit m'est apparu désolé et assez sinistre.

— Faut-il franchir un ruisseau pour y aller ? demanda Catherine d'une voix si sombre que les deux garçons.la regardèrent avec surprise.

— En effet. L'homme a franchi un petit pont en quittant le faubourg. Il y a un ruisseau qui paraît le ceinturer. Mais vous êtes bien pâle tout à coup ? C'est ce couvent qui...

— Ce n'est pas un couvent. C'est la Maladière... la léproserie si vous préférez. Si c'est là que Jacquot de la Mer cache ses voyageurs compromettants, la cachette est bonne car nous aurons toutes les peines du monde à convaincre les soldats d'y aller. Et il faut que les hommes du Damoiseau soient bien déterminés - et bien payés - pour avoir accepté pareil endroit. Il est vrai que le logis des ladres et celui de ceux qui les soignent sont nettement séparés, mais tout de même !...

Une nouvelle vague de souvenirs venait de surgir dans la mémoire de Catherine, des souvenirs qui étaient parmi les plus affreux et que ce mot de léproserie, par elle prononcé cependant, avait été remuer dans les profondeurs obscures où elle s'était toujours efforcée de les tenir1. Pour mieux les repousser, elle saisit le gobelet plein que Gauthier avait posé sur la pierre de l'âtre et le vida d'un trait. Le vin coula en elle comme une flamme et rejeta à leur abîme les ombres sinistres du passé: Elle passa sur son front sa main qui lui parut curieusement froide puis regarda tour à tour les deux garçons : Bérenger, les bras noués autour de ses genoux, sa brune figure figée d'horreur, et Gauthier qui rêvait, le regard perdu dans les flammes. Il fallait secouer cette torpeur...


1. Voir Belle Catherine.


— Vous ne saviez pas ce que c'était que cet enclos, dit-elle enfin en s'efforçant d'affermir sa voix, pourtant vous disiez qu'il fallait attendre le jour pour y aller chercher le Recteur. Pourquoi donc ? La nuit, la surprise joue mieux.

— Peut-être mais il faut investir complètement un domaine important et il est toujours possible, à la faveur de l'obscurité, qu'un fugitif franchisse un mur, rampe dans l'herbe, s'éloigne. De jour, rien ne peut filtrer. En outre, une troupe armée, dans la nuit, fait du bruit.

L'alerte est facilement donnée alors qu'il est courant de voir, le jour, une troupe de soldats quitter une ville... Néanmoins, nous irons, dès à présent, en discuter avec votre ami le capitaine...

Découragée, la jeune femme haussa les épaules.

— À quoi bon ? Les soldats les plus courageux s'épouvantent quand on parle de la Maladière. C'est un lieu maudit où règne l'affreux mal. S'il suffisait, encore, de l'entourer pour empêcher que l'on en sorte, cela serait possible. Mais pour en tirer le Recteur et sans doute quelques autres, il faudra bien y entrer... et alors...

— Les truands en cavale et les hommes du Damoiseau y entrent bien, eux ! Votre capitaine sera peut- être aussi courageux qu'eux et pourra peut-être réunir quelques hommes déterminés ? En tout cas, il y aura moi !