La nausée passa. Un effort remit Catherine debout. Elle n'avait pas de temps pour s'apitoyer sur elle- même. Il lui fallait se hâter, se hâter pour que d'autres n'eussent pas à souffrir de sa faiblesse.

D'un pas encore tremblant, elle alla jusqu'à la fenêtre fouillant des yeux l'ombre dense qui, tout à coup se fragmenta en une ombre plus noire encore mais qui agitait quelque chose de clair, un chiffon blanc sans doute... Le messager était bien là. Sachant qu'on la voyait parfaitement Catherine fit signe qu'elle descendait, rajusta ses vêtements, prit son grand manteau noir à capuchon, s'y ensevelit et souffla sa chandelle.

Gauthier lui avait montré comment sortir de la maison par la cuisine sans attirer l'attention des habitants lorsqu'ils étaient allés ensemble prévenir Jacques de Roussay avant l'expédition contre la Maladière. Il avait même poussé la conscience jusqu'à graisser les verrous à l'huile de lampe.

Ne sachant pas si elle reviendrait vivante de cette dangereuse expédition, Catherine laissa le billet bien en évidence sur la table de la cuisine afin que, si l'on devait la chercher, il y eût au moins un indice puis elle se disposa à quitter la maison, non sans un frisson de terreur.

La porte s'ouvrit sans bruit sous sa main et elle se retrouva dans la rue. Un vent vif chassait les nuages. Il lui parut que la nuit était un peu moins noire. Aussi n'eut-elle aucune peine à apercevoir celui qui l'attendait et qui tenait à la main un chiffon blanc. C'était tout ce que l'on pouvait en distinguer car, pour le reste, Catherine ne put voir qu'un paquet de hardes sombres dégageant une effroyable odeur de crasse.

Quand elle s'approcha de lui, le messager fit disparaître son chiffon et fit signe à la jeune femme de le suivre. Ensemble ils descendirent le bourg en longeant les maisons, autant pour être mieux cachés que pour éviter les immondices qui transformaient la principale rue marchande de Dijon en cloaque permanent puis l'on se dirigea vers le Morimont dont l'aspect sinistre parut à la jeune femme frissonnante un affreux présage et la fit se signer d'une main tremblante.

À la hauteur du moulin des Carmes, l'homme dirigea sa compagne vers la berge du Suzon et la fit monter dans un bachot caché sous l'arche du petit pont. Elle comprit d'ailleurs très vite la raison de cette navigation nocturne sur le ruisseau puant quand elle vit que la grille qui fermait le tunnel, sous la courtine de la porte d'Ouche, avait été ouverte.

L'esquif glissa sans bruit sous la voûte dégoûtante d'eau tandis que ses occupants devaient se courber pour éviter de la heurter de la tête.

Mais le passage était court et l'on déboucha bientôt à l'air libre, près de la masse formidable de la porte d'Ouche, à l'endroit où le Suzon rejoignait la rivière dont les eaux alimentaient les fossés de la ville.

L'homme sans visage et sans voix qui pilotait Catherine tira plus vigoureusement sur ses avirons pour remonter le cours de l'Ouche en direction d'une ligne de moulins bâtis sur la rive droite.

Les grandes roues à aube brassaient l'eau avec un bruit de cascade.

Leur écume arrachait à la nuit des éclats blancs. L'un des moulins, le dernier qui était plus qu'à demi ruiné, s'abritait sous une végétation sauvage près d'un boqueteau d'arbres dépouillés et se tenait à l'écart des autres comme un réprouvé mais non loin d'un bâtiment en aussi mauvais état que lui.

Comme tous les habitants de Dijon, Catherine connaissait bien ce moulin que l'on appelait le Moulin-Brûlé et qui passait pour hanté. Sa réputation était à peine moins mauvaise que le bâtiment voisin, une ancienne ferme qui, en cas de peste, servait d'hôpital. Hôpital était d'ailleurs un mot bien pompeux pour le refuge misérable que trouvaient là ceux qui, atteints du terrible mal, y venaient, chassés par la peur de leurs proches, pour y trouver un abri où il leur fût permis d'attendre la mort en paix s'ils en avaient le temps car la peste frappait comme la foudre.

Comme, l'épidémie passée, on y venait brûler les corps, la vieille ferme originelle avait subi quelques incendies et le moulin voisin n'avait pas été épargné.

Les rames battaient vigoureusement l'eau tandis que le bateau se dirigeait vers ces ruines. Catherine n'en fut pas autrement surprise. Si, comme elle le supposait, elle devait avoir affaire à Jacquot de la Mer ou à ses fidèles, le lieu était tout indiqué puisque le roi de la pègre dijonnaise semblait montrer une prédilection pour les lieux maudits.

Après la Maladière, le Moulin-Brûlé ! C'était dans la ligne normale des choses. D'autant que les deux endroits présentaient l'avantage commun de se trouver en dehors des portes de la ville.

La pointe de la barque heurta la rive sur laquelle le messager sauta pour saisir une chaîne qui pendait au tronc d'un saule. Il y attacha le bateau tandis qu'une autre silhouette noire se détachait de l'arbre qui parut se dédoubler.

Le messager attira le bordage contre la rive puis s'assit tranquillement dans l'herbe cependant que le nouveau venu se penchait et prenait Catherine par le bras afin de l'aider à mettre pied à terre. Lui non plus ne dit rien mais, quand il l'attira à lui, Catherine sentit une odeur de graisse d'armes et crut, dans la fente du manteau, voir briller l'acier d'une cuirasse.

L'homme l'avait saisie sans douceur et elle essaya de se libérer de sa poigne.

— Vous me faites mal ! protesta-t-elle.

Un ricanement lui répondit et l'étreinte autour de son bras se resserra encore tandis que l'homme accélérait l'allure au risque de la faire tomber. Le sol était inégal et elle trébucha plusieurs fois sur des mottes d'herbe sèche avant qu'un escalier ne se présentât, un escalier qui plongeait dans le sol et au fond duquel brillait une faible lumière, semblable à un reflet dans les profondeurs d'un puits.

La descente ne fut pas longue. Pourtant elle parut, à Catherine terrifiée, aussi interminable qu'un voyage aux Enfers et, cette fois, elle bénit la poigne rude qui lui écrasait le bras mais la soutenait car, sans cela, elle se fût peut-être rompu le cou au bas de cet escalier aux marches visqueuses.

Une porte faite de planches disjointes s'ouvrit en criant sous le coup de pied du compagnon de Catherine qui était une sorte d'homme des bois, velu de toutes parts avec une énorme verrue sur le bout du nez. Il poussa la jeune femme dans une grande cave large et basse, sentant fortement le salpêtre et la moisissure, dont les murs blanchâtres étaient éclairés par de grandes flammes, celles qui jaillissaient d'un large pot de fer, posé à même le sol.

Une assemblée d'hommes l'emplissait, masse de trognes gélatineuses ou hirsutes, hérissée ici et là par les vouges et les fauchards de guerre dont l'acier luisait sinistrement. Muette d'angoisse, Catherine détourna les yeux pour les fixer sur le fond du caveau où trois moines vêtus de frocs noirs attendaient, assis à une longue table éclairée de chandelles baveuses, les mains au fond de leurs manches.

Celui qui était assis au centre se leva et parut très grand à la prisonnière qu'une bourrade de son gardien jeta à genoux sur le sol boueux.

— Soyez la bienvenue, belle Catherine ! Vous avez été sage de ne point nous faire trop attendre.

En même temps, il rejetait son capuchon mais le son de sa voix avait déjà renseigné Catherine et elle n'avait pas besoin que les flammes rouges du brasero éclairassent les traits purs, les grands yeux bleus et les cheveux pâles du faux moine pour reconnaître le Damoiseau... Un voile d'agonie passa devant ses yeux. Avec Jacquot de la Mer qu'elle avait connu jadis, elle avait une chance de s'en tirer mais elle connaissait trop le démon qui la dévisageait de ses beaux yeux sans pitié pour savoir qu'elle n'avait rien à attendre de lui, rien que la pire cruauté...

Même parvenue au fond du désespoir, elle avait trop de courage pour s'abandonner sans lutte. Une vague de dégoût et de haine qui s'enfla dans sa gorge la sauva de la peur et la remit debout, brûlante de colère. Et comme son gardien s'approchait pour la rejeter à terre, elle l'évita d'un saut de côté et levant la main, le gifla de toutes ses forces avant de se retourner vers Robert de Sarrebruck.

— J'aurais dû me douter qu'un piège aussi bas ne pouvait avoir été tramé que par vous ! Car c'est un piège n'est-ce pas ? Les deux malheureux garçons que vous avez fait enlever sont morts, à cette heure, sans doute ?...

— Morts ? Que non pas ! Vous avez fait suffisamment diligence pour qu'ils soient encore en vie... et entiers. On vous les amènera tout à l'heure. Je n'ai qu'une parole !

— Une seule en effet ! lança Catherine méprisante, et comme vous n'en avez qu'une, vous la reprenez volontiers afin qu'elle puisse encore vous servir !

Le visage lisse du seigneur bandit verdit subitement comme si le fiel de son âme s'infiltrait sous sa peau délicate.

— À votre place je prendrais garde à ma langue, belle dame !

Vous n'êtes guère en état de jeter l'insulte à qui vous tient en sa puissance... J'ajoute...

— Finissons-en ! Que voulez-vous pour rendre la liberté à mes serviteurs ?

Un lent sourire entrouvrit les lèvres du Damoiseau découvrant des dents blanches et pointues.

— Moi ? Rien !...

— Comment, rien ?

Le sourire s'accentua tandis que, fouillant sous sa robe monastique, le beau Robert en tirait une petite boîte d'or qu'il ouvrit pour y prendre un clou de girofle dont il avait toujours sur lui une provision. Il se mit à le mâcher lentement afin de conférer à son haleine une douce senteur d'œillet.

— Ma foi, non : rien ! Admirez mon élégance car je pourrais, vous tenant en ma puissance, me venger des désagréments sans nombre que je vous dois... depuis Châteauvillain. Eh bien ! non je n'en ferai rien.

— Alors pourquoi m'avoir fait venir ici ?

— Pour que justice soit rendue à quelqu'un qui, aujourd'hui, a beaucoup souffert par votre faute...

Il claqua des doigts et, de la masse confuse des routiers et des truands qui encombraient le caveau, une femme vêtue de noir sortit et marcha vers Catherine d'un pas pesant. À son aspect, celle-ci sentit un frisson courir désagréablement le long de son dos. Le visage blême, les traits tirés, Amandine La Verne n'avait plus rien de l'accorte commère qui emplissait de ses minauderies la maison de Mathieu Gautherin. Les lèvres à demi retroussées sur ses dents comme une louve dont elle avait la maigreur tragique, elle s'enroulait d'un grand manteau noir, comme un spectre de son suaire.

Au fond de leurs orbites creusées, ses yeux, comme deux quinquets sinistres, brûlaient des feux de la folie. Elle était effrayante et Catherine épouvantée se sentit perdue.

Le Damoiseau qui observait les deux femmes avec un méchant sourire désigna Catherine de sa main blanche où une énorme escarboucle brillait d'un éclat sanglant.

— Voilà celle que tu m'as demandée, femme. A présent tiendras-tu la parole donnée ?

— Je la tiendrai dans un instant à condition que tu m'abandonnes entièrement cette garce qui a fait tuer mon homme. Me la donnes-tu ?

— Que veux-tu en faire ? La tuer ?

— Bien sûr... mais pas tout de suite, pas trop vite ! Il faut qu'elle me paie au centuple ce que j'ai enduré ce matin, au Morimont...

Le cri poussé par Catherine lui coupa la parole.

Cette femme est folle ! Ce n'est pas les tortures infligées à un vieillard sans défense que son amant a payées ce matin, c'est tout un passé de vols, de crimes et de fraudes et vous le savez très bien, Robert de Sarrebruck ! Vous savez cela, vous savez aussi qui je suis. Pourtant en vertu de je ne sais quel marché infâme vous allez me livrer à cette furie. Et vous osez vous dire chevalier ?...

Le rire du Damoiseau passa sur ses nerfs comme une râpe.

— La -chevalerie ? Ne me dites pas que vous croyez encore à ces vieilles lunes, pauvre sotte ! La chevalerie, de nos jours, ce n'est rien d'autre qu'un ornement, un peu ancien, un peu désuet mais toujours seyant. Cela impressionne la piétaille et fait rêver les filles. Voilà tout !

— Oh, je sais quel usage vous en faites ! Je vous ai vu à l'œuvre contre des femmes, des enfants, des vieillards, contre des paysans sans défense. Mais jusqu'à présent, au moins, vous respectiez... à peu près, ceux de votre sorte. Avez-vous oublié que je suis l'épouse d'un de vos amis ?...

— Et vous, avez-vous oublié que cet excellent ami vous a publiquement traitée de putain et juré qu'il vous ferait chasser à coups de fouet si vous aviez le front de vous présenter aux portes de sa ville ? Il me remerciera un jour d'avoir fait de lui un veuf. Mais assez parlé, le temps presse. As-tu, oui ou non, ce que tu m'as promis, la fille ?