Alors donne-le-moi : ensuite tu feras ce que tu voudras. Nous avons assez perdu de temps dans ce trou puant.
Un sourire sinistre étira les lèvres décolorées d'Amandine qui recula vers le fond de la cave et en revint tirant après elle un jeune garçon que, tout d'abord, Catherine crut être Bérenger. Mais ce n'étaient que les vêtements de Bérenger, le beau costume vert dont il était si fier, et Catherine eut un cri d'angoisse.
— Bérenger ! Qu'en avez-vous fait ?...
On l'a simplement déshabillé et tout ce qu'il risque c'est un bon rhume, ricana la fille. Tu vois, capitaine, ajouta-t-elle en se tournant vers le Damoiseau, ce garçon mais surtout ses habits vont te permettre de pénétrer jusqu'à la tour Neuve. Tu lui donneras un cheval et tes hommes n'auront qu'à le suivre. Il sait sa leçon...
— Mais moi je ne la sais pas ! riposta Sarrebruck hautain. Et je n'ai confiance en personne. Tu t'en apercevras si tu me trompes... Que doit-il faire ?
— Se présenter à la porte du palais en disant qu'il est le cousin du capitaine de Roussay, qu'il se nomme Alain de Maillet et qu'une fois encore il a besoin de voir son parent d'urgence pour lui rendre compte d'une mission dont il l'a chargé. Comme on l'a déjà vu... ou quelqu'un d'à peu près semblable, on le laissera passer sans hésiter. Tes hommes entreront derrière lui et n'auront aucune peine à maîtriser les gardes de la tour, d'autant que le Roussay soupe cette nuit chez sa bonne amie...
Catherine ne put retenir un cri de stupeur indignée.
— Comment avez-vous pu savoir tout cela ?
Roulant inconsciemment des hanches sous sa vêture quasi monastique, la veuve de Colin marcha vers elle et vint la regarder sous le nez.
— Tu devrais savoir, madame la comtesse, que je sais obtenir des hommes ce que je veux. Et puis j'ai toujours su choisir mes amants. Il y a beau temps que je couche avec l'un des sergents de la Tour, exactement depuis qu'on y a amené le prisonnier. J'avais idée que ça pourrait me servir un jour. En plus, c'est un beau gars, qui fait bien l'amour...
— Vraiment ? Cela vous va bien, en ce cas, de jouer les veuves éplorées ! railla Catherine.
La pâle figure d'Amandine se convulsa de fureur tandis que ses lèvres, à nouveau, se retroussaient sur ses gencives.
— Espèce de garce ! T'es idiote ou tu fais semblant ? Ecoute bien !
Avant ce vieux grigou de Mathieu j'étais une fille publique mais discrète. Mon échoppe de friperie me servait autant d'alcôve que de boutique mais c'était une façade convenable. Je m'étais fait une bonne petite clientèle, dans les bons endroits, mais ça c'était le travail. Colin, mon Colin, c'était mon homme à moi ! Je turbinais pour lui plus que pour moi-même parce qu'il était le seul qui comptait. C'était mon cœur, mon sang, mes tripes...
Sa voix tendue se brisa sur un sanglot puis reprit, rauque et lasse :
— Et maintenant... jusqu'à la fin de mes jours et de mes nuits j'entendrai son hurlement quand on l'a jeté dans la chaudière ! à cause de toi, putain, et de ta bourrique de sœur je pourrai plus jamais dormir vraiment, moi !... Mais il va bientôt être vengé, sois tranquille et c'est même lui qui va te punir.
Saisissant Catherine par le bras avec une force nerveuse insoupçonnable chez une femme de cette taille, elle l'entraîna derrière la table sur laquelle, au passage, elle rafla une chandelle, puis se pencha vers une masse informe qui bosselait la terre sous une toile de bâche qu'elle arracha...
Révulsée d'horreur, Catherine tenta désespérément de reculer, le cœur au bord des lèvres à la vue du cadavre hideux de l'ex-Philibert La Verne. Mais Amandine tenait bon.
— Regarde dans quel état on me l'a mis ! J'espère qu'il te plaît, à présent, ton ouvrage, parce que jusqu'à ton dernier souffle tu vas pouvoir en profiter. Tout à l'heure, je te le ferai épouser !
— Lâchez-moi ! Vous êtes folle !... Que voulez- vous dire ?
Les traits de la femme se tordirent sous l'empire d'une joie sauvage.
Elle savourait dans chaque fibre de son être la terreur que Catherine n'arrivait plus à dissimuler, faisant de vains efforts pour se libérer de l'étau qui lui meurtrissait le bras.
Que dans un moment, articula-t-elle lentement pour que chacun pût bien apprécier ses paroles... quand tu auras fait ce qu'il faut pour remercier ces bons garçons qui m'ont aidée depuis notre arrestation à tous les deux, on t'attachera au corps de mon pauvre Colin et on vous enterrera tous les deux ! Ça sera pour lui une bien douce consolation que coucher enfin avec la putain du grand duc d'Occident ! Après... quand tu seras bien morte, on te déterrera et on te jettera sur un fumier, ma belle, parce que mon Colin il n'a pas besoin d'une ribaude pour dormir son dernier sommeil...
Au prix d'un effort désespéré, Catherine recrue d'horreur réussit à arracher son bras. Affolée, cherchant désespérément un refuge, une aide dans cette masse de visages inconnus, une simple expression de pitié à laquelle il fût possible d'accrocher un espoir. Mais elle ne put y lire que la stupidité ou une ignoble joie. Ces brutes se pourléchaient déjà à l'idée du spectacle promis. Alors, apercevant le Damoiseau qui, toujours revêtu de sa robe de moine, se tenait à quelques pas avec ses deux lieutenants, observant la scène, elle courut à lui, s'accrochant à la bure noire de sa manche.
— Je vous en supplie, messire... sauvez-moi de cette folle ! Si vous croyez avoir à vous plaindre de moi, tuez-moi mais ne me laissez pas subir la vengeance infâme de cette femme. Je porte toujours le nom de votre ami, de votre compagnon d'armes... je suis toujours une noble dame et mon époux a de moi mes enfants. Ne les laissez pas déshonorer par une malade !
D'une main impatiente, il détacha les doigts qui s'accrochaient à lui.
— Les histoires de femmes ne m'ont jamais intéressé ! dit-il froidement en haussant les épaules. Et puis j'ai promis... N'as-tu rien d'autre à me donner, Amandine ? C'est maigre.
— Si, monseigneur ! Voici la clef de la prison que l'on a faite d'après l'empreinte de cire que mon ami m'a donnée. Vous n'aurez aucune peine à pénétrer auprès du prisonnier.
— Et vous allez le tuer ainsi, lâchement, dans l'obscurité d'une geôle ? souffla Catherine si bouleversée qu'elle en oublia un instant sa propre terreur ; vous, un capitaine, un chevalier je le répète, lui... un Roi !
— Vous n'y êtes pas, belle dame, dit le Damoiseau en soupesant la grosse clef que l'on venait de lui donner. Il n'est pas question d'un assassinat... mais d'une évasion, d'une évasion qui va réussir ! Nous autres, fidèles sujets du roi Charles, septième du nom, allons risquer nos vies pour libérer son beau-frère et le tirer des griffes de Philippe !
Nous allons lui faire quitter la ville par le chemin même que vous venez d'emprunter... Évidemment, il sera très vite repris et alors, un coup malheureux remettra en question la succession du royaume de Sicile !...
D'un vif mouvement, il lança la clef à l'un des deux hommes qui portaient, comme lui, un habit de moine...
— Tu as compris, Gerhardt ? Prends et fais vite ! Tu nous rejoindras sur la route de Langres... là où tu sais !
— C'est compris, capitaine ! fit l'homme avec un fort accent germanique. Allez, vous autres ! On y va ! Et toi, mon garçon, ajouta-t-il en tapant sur l'épaule de celui qui portait le costume de Bérenger, tâche de bien jouer ton rôle ! Sinon je t'embroche !
Une dizaine d'hommes se séparèrent de l'assemblée. Ils étaient armés jusqu'aux dents mais, avant de sortir, ils revêtirent tous un tabard aux couleurs de Bourgogne qui, dans les rues de la ville, n'attireraient pas l'attention...
Espérant recevoir un coup de dague ou un coup d'épée, Catherine voulut se jeter sur eux mais instantanément, plusieurs paires de mains s'abattirent sur elle, l'immobilisant et la ramenant vers Robert de Sarrebruck qui, écartant sa robe et dévoilant ses jambes vêtues de fer, s'asseyait négligemment sur un coin de la table. Il choisit un nouveau clou de girofle puis, aussi aimablement que s'il la rencontrait dans une fête, sourit à Catherine dont les yeux brouillés de larmes ne voyaient plus rien.
— J'espère, ma chère, que vous admirez la finesse de mon plan : des serviteurs dévoués, les miens, auront arraché le Roi à sa prison mais d'affreux Bourguignons l'auront repris et vilainement occis.
Nous recevrons, plus tard, honneur et gloire. Philippe de Bourgogne portera toute la responsabilité du meurtre et la guerre, la bonne guerre fraîche et joyeuse, se rallumera entre France et Bourgogne pour bon nombre d'années... Enfin nous serons débarrassés de ce roitelet qui gênait trop de monde pour vivre vieux !
— Et qui avait osé, n'est-ce pas, vous tenir en prison et y tenir encore votre jeune fils ?
— Tout à fait exact ! Je n'aime pas laisser mes dettes impayées.
C'est un principe. Alors, femme, qu'attends-tu pour faire commencer les réjouissances ? Je devrai vous quitter avant la fin du spectacle mais j'aimerais assez participer au début... et faire participer quelques-uns de mes hommes avant de reprendre la route !...
— J'attendais seulement votre ordre, monseigneur ! Allez, vous autres ! Déshabillez-la !
Instantanément, les mains qui tenaient Catherine s'activèrent en dépit des efforts désespérés qu'elle faisait pour leur échapper. Un couteau trancha les lacets de sa robe et, à grandes déchirures de tissu, on la dépouilla avec une hâte qui disait assez quel plaisir ses bourreaux y prenaient, sans oublier de pétrir et de pincer sa chair au passage. Une véritable tempête de rires et de jurons couvrit ses cris et ses supplications... Elle était à présent au centre d'un enfer de trognes immondes et de figures hideuses, soldats et ribauds mêlés et se battant déjà à qui la toucherait le premier.
La voix du Damoiseau domina le tumulte.
— Attachez-la sur la table, bande d'abrutis ! Et ne vous battez pas.
Il y en aura pour tout le monde !
— C'est pas possible ! protesta quelqu'un. Elle crèvera avant. On est trop ! Mais nous, les soldats, on doit passer les premiers ! D'abord parce qu'on est pressés !...
Catherine sentit un nœud enserrer son poignet puis l'autre. Des boucles de chanvre lui entourèrent les chevilles. Sur un ordre d'Amandine, on la bâillonna puis on la porta sur le bout de la table, les jambes liées aux pieds, les reins cassés par le rebord, les bras liés pardessous... Incapable de crier, elle geignait à présent comme un animal blessé, priant de tout son cœur pour que la mort, une mort subite, lui épargnât ce qui allait venir... Mais si elle ne pouvait plus parler, elle pouvait encore entendre et ce qu'elle entendit ce fut, dans le brusque silence qui venait de se faire, le sifflement admiratif du Damoiseau.
— Par les cornes de son imbécile de mari, la garce est belle ! Ce serait dommage de ne pas en profiter ! Me laissez-vous l'étrenne, camarades ?
Une acclamation unanime lui répondit avec une bordée d'encouragements obscènes. Alors, lentement, le Damoiseau s'approcha de la femme immobile et nue, les jambes maintenues ouvertes par les cordes, exposant la toison dorée qu'avait caressée un prince et la tendre vallée qu'elle abritait... Ses mains gantées de fer s'abattirent sur les épaules douces et d'une poussée si brutale qu'elle arracha une plainte à la victime, il entra en elle...
L'assaut fut douloureux mais bref. Un autre suivit, puis un autre et encore un autre. Au parfum d'œillet du Damoiseau succéda l'odeur de graisse d'arme, de sueur, de suint et de crasse de ses hommes.
Écartelée, labourée, déchirée, tout le corps meurtri, Catherine à demi inconsciente ne pleurait plus. Sous le bâillon qui l'étouffait et lui sciait les commissures des lèvres, elle geignait doucement, de plus en plus faiblement. Sa chair, tout son être n'étaient plus que souffrance... Un assaut plus cruel que les autres la fit bienheureuse- ment basculer dans l'inconscience.
Elle était évanouie quand le Damoiseau et son escorte quittèrent le Moulin-Brûlé, la laissant livrée aux truands qu'Amandine à présent allait jeter sur le corps souillé de son ennemie afin d'achever l'avilissement et la destruction d'une beauté trop parfaite qui était peut-être son plus grand grief, même si elle ne s'en rendait pas tout à fait compte. Amandine était à ce point aveuglée par sa haine qu'elle ne comprenait même pas qu'en déchaînant sur ce pauvre corps la meute ignoble de ses compagnons, elle risquait de ne plus avoir entre les mains, après leur passage, qu'un cadavre.
Ce furent son propre gémissement qui tira Catherine de son miséricordieux évanouissement et aussi une vive sensation de froid.
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