— Reverra-t-elle jamais Montsalvy... et les petits ? balbutia-t-il d'une voix que les larmes enrouaient.
L'ancien étudiant haussa les épaules avec accablement.
— C'est le secret de Dieu mais j'ai peur que la guérison, si elle vient, ne soit longue. Et l'hiver sera bientôt là-Comme pour lui donner raison, la première neige se mit à tomber sur Dijon...
Deuxième partie
L'ouragan sur la Flandre
CHAPITRE VI
La fausse Jehanne
L'hiver vint comme un envahisseur. En quelques heures, villes et campagnes s'habillèrent de silence immaculé. Le vent courut à travers les branches pour en détacher les dernières feuilles. Le ciel devint brume incertaine et rejoignit la terre...
Les portes des maisons couronnées de fumée grise se fermèrent frileusement. Les fenêtres se calfeutrèrent et chacun s'installa au coin de l'âtre flambant pour y attendre dans l'assoupissement du corps, la paix du cœur et la crainte de Dieu que le premier chant d'une alouette réveillât la nature et ramenât le temps des labeurs nourriciers. Mais, dans les taudis et les cabanes où se terraient les pauvres, la misère se fit plus noire et la mort s'embusqua patiemment...
Comme tant d'autres, Catherine aurait pu demeurer au creux de la douillette maison de Symonne Sauvegrain pour y attendre que le printemps lui permît de reprendre sa route sans trop de danger. Elle aurait pu apaiser doucement les douleurs de son corps ravagé, panser la blessure de son âme ulcérée de honte et de dégoût. Elle aurait pu, en effet... mais elle n'en avait rien fait. Quinze jours après l'horrible scène du Moulin-Brûlé elle quittait Dijon et, sans autre escorte que Gauthier de Chazay et Bérenger de Roquemaurel, prenait le chemin du nord...
La fièvre violente qui s'était emparée d'elle lorsqu'on l'avait ramenée n'avait duré que quarante- huit heures. À l'extrême surprise de ses amis, et plus encore du discret médecin que Symonne avait appelé à son chevet, Catherine trois jours plus tard ouvrait les yeux et considérait d'un regard lucide la fenêtre aux vitres de laquelle le givre avait mis une dentelle.
Sa première sensation fut d'un certain bien-être. Elle se sentait lasse et soulagée tout à la fois comme si, après avoir longuement lutté contre les vagues furieuses d'une tempête, elle s'éveillait à l'aube d'un jour paisible, sur la grève où la dernière l'avait jetée... Mais la conscience revint et, avec elle, la mémoire.
Le bruit de ses sanglots réveilla Gauthier qui, après l'avoir veillée toute la nuit, dormait sur des coussins jetés devant la cheminée.
Relevé d'un bond, il la regarda d'abord pleurer avec une sorte de stupeur, prit son poignet pour y chercher le pouls et en garda un instant sous son doigt le battement redevenu si vite et si miraculeusement régulier. D'abord incrédule, sa joie éclata.
— La fièvre est partie ! Vous êtes sauvée, dame Catherine... sauvée ! Dieu nous a entendus !...
Alors seulement il parut s'apercevoir qu'elle pleurait. Vivement, il posa sa main sur le front crispé.
— Non..., fit-il sans se rendre compte que sa voix se chargeait de tendresse, non, il ne faut pas pleurer mais se réjouir car vous nous revenez des portes de la mort dont nous avons bien cru qu'elles allaient s'ouvrir pour vous ! La vie a été la plus forte.
— Ma vie est finie !...
Il se laissa tomber à genoux près du lit.
Votre vie est... oh non ! Il ne faut pas dire cela ! Sinon vous allez nous mener au désespoir, Bérenger et moi, puisque c'est à cause de nous que vous avez subi le martyre ! Je vous en supplie, essayez de n'y plus penser, essayez d'oublier.
— Je ne pourrai jamais oublier...
Elle s'était retournée contre le mur, refusant de bouger car un simple regard, même affectueux, lui était insupportable. Elle se sentait souillée jusqu'à l'âme, lépreuse, misérable comme si son corps écartelé était encore exposé à la vue de tous. Elle repoussait la pitié, la vie même et surtout le souvenir affolant de ses enfants, de son époux dont elle oubliait à présent les crimes pour ne plus voir que sa propre honte.
Comme elle refusait même de se nourrir espérant simplement qu'une faiblesse grandissante la mènerait doucement à cette mort qui n'avait pas voulu d'elle, Symonne, sans rien dire, sortit un soir puis revint accompagnée d'une femme déjà âgée qui portait avec assurance, sous une coiffe brodée et de beaux cheveux gris, le visage le plus serein et le plus aimable qui soit.
En quelques mots, dame Morel vida la chambre des ombres désolées qui l'occupaient puis, demeurée seule avec sa compagne, elle s'approcha du lit sur lequel elle se pencha.
— Catherine, chuchota-t-elle, je vous amène une amie... une amie capable de vous comprendre. Elle est sage-femme et elle souhaite vous examiner afin de vous dire, sûrement, ce qu'il en est de votre vie de femme. Car c'est cela, n'est-ce pas, qui vous ronge ?...
Le visage qui se retourna vers elle était à la fois blême et si marqué par les larmes qu'il en était méconnaissable. Les lèvres gonflées y tremblaient mais les paupières en demeuraient obstinément closes comme si Catherine craignait de lire sa honte sur le visage de son amie.
— Ma vie de femme ? balbutia-t-elle. Oh, Symonne, comment pouvez-vous...
Dites-lui plutôt pourquoi je peux la comprendre, coupa la nouvelle venue. Dites-lui que je suis de Sablé et que voici vingt ans, quand les Anglais sont entrés dans ma ville, j'ai été violée par une compagnie entière. Dites-lui que j'ai failli en mourir mais que j'ai eu la chance de rencontrer une matrone adroite et compatissante. Elle m'a soignée et, du même coup elle m'a donné le goût de porter secours à toutes celles qui ont à souffrir des violences des hommes. Et Dieu sait s'il y en a dans notre siècle de misère !...
— Mais je ne veux pas vivre, je veux mourir !...
— Pourquoi ? Pour qui ? Votre vie ne vous appartient pas. Vous n'avez pas le droit d'en disposer.
— Dieu pardonnera !
— Dieu n'a rien à voir là-dedans ! Vous avez une famille. C'est à elle que vous appartenez il me semble ?
— Ma famille ?... murmura Catherine amèrement mais en luttant visiblement contre les larmes qui lui venaient encore.
Du fond de son chagrin, Montsalvy, son petit monde actif et courageux, sa terre, sa maison et tous ceux qui lui étaient si chers lui apparaissaient comme un paradis perdu dont les portes ne s'ouvriraient plus jamais pour elle. L'ange à l'épée flamboyante chargé d'en interdire l'accès avait le visage fermé d'Arnaud...
Néanmoins, pour faire plaisir à Symonne, elle consentit à se laisser examiner par cette femme dont on lui dit qu'elle s'appelait Prudence et dont les mains, comme la voix, possédaient une attentive douceur.
L'examen se révéla plus satisfaisant qu'on ne pouvait s'y attendre.
Prudence, avec l'adresse d'une bonne ménagère, recousit ensuite, à l'aide d'un fil de soie, une déchirure et bien que la petite opération fût douloureuse, Catherine l'endura sans une plainte, heureuse au contraire de cette souffrance qui selon les concepts déviés de son esprit troublé rachetait un peu l'immense faute qui cependant n'était pas sienne.
Quant aux irritations internes qui se traduisaient par des brûlures et des démangeaisons, l'application d'un baume à base de graisse de mouton et de plantes macérées dans du vin vint y apporter un soulagement appréciable.
— C'est celui qui m'a soignée jadis, expliqua la sage-femme à sa patiente. Il a fait merveille. Mettez-en durant les quelques jours au lit qui vous sont nécessaires et vous redeviendrez vous-même.
— C'est impossible ! fit Catherine, butée.
— Que non ! Vous verrez : le temps arrange bien les choses. La Noël approche. C'est la fête de la joie et Dieu dans sa miséricorde saura bien vous en apporter votre part. Un jour, vous oublierez vos... blessures de guerre ou, tout au moins, vous les ramènerez à ce qu'elles sont : un accident dont vous garderez le secret.
Catherine en effet guérit à une surprenante vitesse, dont une part revenait indéniablement à sa jeunesse et à sa belle santé. Mais son âme, elle, refusa de guérir. À mesure que ses forces revenaient, il lui devenait plus pénible de vivre en société. La présence des hommes, surtout, lui était à charge. Et elle ne put se résoudre à recevoir Jacques de Roussay parce qu'il avait pu la voir écartelée, livrée comme une bête sur l'étal du boucher à l'assaut des soudards. Elle lui écrivit une lettre pleine d'amitié et de reconnaissance mais ne lui permit pas l'accès de sa chambre. Seuls Gauthier et Bérenger qui avaient été délivrés après elle et son oncle Mathieu lui semblaient à peu près supportables...
Le jour de la Saint-Éloi, Symonne Morel, en rentrant de la messe à laquelle suivant la tradition elle avait assisté avec quelques-uns de ses fermiers, vint lui annoncer son départ imminent pour les Flandres et l'inviter à l'accompagner afin de passer Noël avec elle à la cour de Bourgogne.
— Il serait trop triste pour vous de demeurer seule ici, ma mie, lui dit-elle. Le dépaysement vous sera salutaire et nous ferons la route à petites journées.
Vous avez laissé beaucoup d'amis, là-bas... Enfin, nous bénéficierons d'une escorte particulière.
Elle tenait en réserve, en effet, une bonne nouvelle : le duc Philippe avait ordonné que le roi René fût extrait de la tour Neuve et conduit par-devers lui, avec tous les honneurs dus à son rang royal, jusqu'à Lille où il l'attendait pour discuter de sa mise en liberté. Jacques de Roussay conduirait l'escorte à laquelle la nourrice du comte de Charolais était invitée à se joindre étant donné les rigueurs de la saison et les dangers des chemins.
Catherine refusa. Elle préférait, dit-elle, demeurer à Dijon entre l'oncle Mathieu et dame Bertille dont les sentiments réciproques se précisaient et dont les accordailles devaient être bénies le lendemain même à Notre-Dame. Elle embrassa son amie, promit « quand elle se sentirait mieux » d'aller la visiter à Lille ou à Bruges et, deux jours plus tard, regarda partir calmement l'imposant cortège qui emmenait à la fois Symonne et René d'Anjou. Une longue route entre Jacques de Roussay et le Roi dont elle savait pertinemment qu'ils la désiraient l'un et l'autre était une épreuve qu'elle se refusait à endurer...
Et ce fut seulement quand la ville fut retombée à son silence hivernal que Catherine donna à Gauthier l'ordre de faire leurs préparatifs de départ.
D'une même voix, Mathieu et Bertille s'indignèrent.
— Comment peux-tu nous faire cela ? s'écria l'oncle tout prêt à pleurer. Tu avais dit que du désirais demeurer avec nous jusqu'au printemps ?
Le sourire qu'elle lui offrit était plus triste que les larmes dont se gonflaient les yeux du brave homme.
— J'ai menti, dit-elle simplement. Je vous en demande bien pardon. Mais si j'avais dit où je désire me rendre, Symonne peut-être ne m'aurait pas laissée partir...
— Et tu crois que moi je te laisserai aller sans savoir où ?
— Oui, parce que vous me connaissez depuis longtemps, que vous m'aimez bien et que là où je vais j'espère rencontrer la paix dont j'ai tant besoin... je redeviendrai peut-être moi-même. Et, je vous en supplie, ne m'en demandez pas davantage !
Comment, effectivement, lui expliquer l'étrange projet qui avait germé dans son cœur douloureux et son esprit malade : gagner la Lorraine, s'y mettre à la recherche de la fausse Jehanne et d'Arnaud qui prétendait s'attacher à l'aventurière. Mais cette fois il ne s'agissait plus de reprendre son époux. Ce n'était plus possible après le malheur qui lui était advenu. Non, tout ce qu'elle souhaitait c'était le revoir une dernière fois... confondre l'aventurière pour en détacher Montsalvy, et puis tout dire, tout raconter de l'horreur subie dans le moulin, montrer sa souillure dans toute son horreur. Alors... très certainement, Arnaud la tuerait ! Elle mourrait de sa main, cette belle main brune et forte qu'elle avait tant chérie, dont elle cherchait si passionnément les caresses naguère encore... Cette fois, la main bien-aimée lui donnerait une paix qu'il ne lui était plus possible de trouver en elle-même. Les portes de la mort ouvertes par l'homme qu'elle avait tant aimé et qu'elle aimait encore lui seraient douces, apaisantes et lumineuses...
C'était à cela qu'elle pensait encore tandis que le pas de son cheval résonnait sous la voûte noire de la porte Saint-Nicolas puis s'imprimait sur la neige fraîche où se perdait le dessin de la route de Langres.
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