Les mœurs en Luxembourg étaient d'ailleurs simples et Catherine n'eut aucune peine à obtenir l'audience qu'elle demandait. Une courte attente sur le palier d'un large escalier de pierre, aux murs duquel pendaient des tapisseries, et un lansquenet haut comme une armoire et barbu comme Noé se chargea d'introduire la visiteuse après avoir indiqué du geste à Gauthier et à Bérenger de rester où ils étaient.
Guidée par lui, Catherine fut conduite à une sorte d'antichambre et remise à une grosse femme, sans âge, vêtue comme une religieuse à cette différence près que sa robe était de beau drap rouge vif et que plusieurs chaînes d'or pendaient à son cou.
Cette femme examina Catherine avec une attention si soupçonneuse que celle-ci se demanda un instant si elle n'allait pas la fouiller. Mais il n'en fut rien. Satisfaite, sans doute, la femme qui ne parlait pas un mot de français étira les coins de sa bouche d'une façon qui pouvait passer pour un sourire et fit signe à Catherine de la suivre à travers une immense salle décorée de bannières, jusqu'à un oratoire où par la vertu de vitraux jaunes et roses une belle lumière dorée régnait qui, jointe à celle d'un buisson de cierges, rappelait un peu l'éclat du soleil.
Agenouillée sur des coussins de velours bleu devant une très belle Vierge due au ciseau de Claus Sluter, la duchesse régnante attendait sa visiteuse en priant.
À quarante-six ans Élisabeth de Gorlitz, fille de Jean de Luxembourg, duc de Gorlitz, et petite-fille de l'empereur Charles IV, ne gardait plus guère de traces d'une beauté qui avait eu sa réputation.
Empâtée par les nourritures trop riches, empaquetée de velours de Gênes à grands ramages dorés assorti au gigantesque hennin qui la casquait, elle répétait l'image de la donatrice peinte au coin de l'un des vitraux avec à peine plus de relief.
Ce n'en était pas moins un personnage de première importance, presque un point stratégique que cette grosse femme. Son premier mariage avec Antoine de Brabant, frère du duc de Bourgogne Jean sans Peur, avait fait d'elle la tante de Philippe le Bon mais son second mariage avec le frère d'Ysabeau de Bavière, l'ancien évêque de Liège Jean sans Pitié, en avait fait celle du roi Charles VII. Quant à son duché, coin puissant enfoncé entre France et Bourgogne, elle n'ignorait pas à quel point le duc Philippe s'y intéressait, Philippe qui avait si bien su dépouiller sans le moindre scrupule sa cousine Jacqueline de Bavière, comtesse de Hollande, qu'il avait réduite à la quasi- misère et qui en était morte depuis peu. Mais Elisabeth s'efforçait d'entretenir avec lui de bonnes relations, bien qu'elle ne l'aimât guère, car il était seul assez puissant pour barrer la route aux appétits de l'autre branche des Luxembourg, les comtes de Saint- Pol et leur frère, le redoutable seigneur de Beaurevoir qu'elle détestait de tout son cœur.
Tandis que Catherine plongeait dans sa révérence, la duchesse se signa, se releva et considéra un instant la jeune femme mais avec une absence d'expression telle qu'on pouvait se demander si elle s'apercevait réellement de sa présence.
— On me dit que vous êtes la comtesse de Montsalvy, dit-elle enfin. Nous avons eu récemment quelqu'un de votre nom ici... Êtes-vous parents ?
Le cœur de Catherine manqua un battement.
Je pense qu'il s'agit de mon époux, madame la duchesse. Il est blessé, malade... et je cherche à le rejoindre. C'est là, en fait, la raison profonde de l'audience que j'ai eu l'audace de demander. Votre Altesse impériale consentirait-elle à me dire où je puis le trouver à cette heure ?
Élisabeth eut un geste évasif.
— Comment le saurais-je ? Il était ici il y a plusieurs semaines et il n'est guère resté plus de trois jours. Ensuite il est reparti après une scène fort pénible. Il est vrai qu'il est arrivé tout juste à temps pour assister au mariage...
— Le mariage ?... Quel mariage ? s'écria Catherine oubliant complètement que l'étiquette lui interdisait d'interroger une princesse.
Mais celle-ci ne parut pas même s'en apercevoir. Cette jeune femme très belle qui courait ainsi après son mari devait être pour elle un suffisant sujet de curiosité.
— Mais... celui de ma nièce, la Pucelle de France... Jehanne d'Arc du Lys qui a épousé ici, voici peu, le seigneur Robert des Armoises !
Les élégantes ogives de la voûte s'abattant sur elle n'auraient pas plus sidéré Catherine qui mit un moment à réaliser ce qu'elle venait d'entendre.
— Puis-je prier Votre Altesse impériale de vouloir bien répéter ce qu'elle vient de me faire l'honneur de me dire ? articula-t-elle quand le souffle lui revint.
— Quoi donc ? Que la sainte Pucelle, miraculeusement sauvée du bûcher, s'est unie à un brave chevalier et que...
— La chose est déjà suffisamment ahurissante pour que l'on s'en étonne, coupa audacieusement la dame de Montsalvy, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. J'ai cru entendre que Votre Altesse avait dit : ma nièce ?
La duchesse toisa l'insolente avec un mécontentement visible puis se lança aussitôt dans des explications avec une complaisance inattendue.
Je l'ai dit et suis prête à le redire autant qu'il vous plaira, madame !
Cette pauvre enfant qui osait à peine quitter la retraite où la méchanceté des hommes la tenait recluse m'a confié le secret de sa naissance... le secret qui explique tout : l'accueil du Roi à Chinon, les armées qu'on lui a confiées, son étonnante autorité, sa grandeur...
— Ah... Cela explique tout ?...
— Naturellement ! C'est cela qu'elle a glissé dans l'oreille du Roi lors de leur première entrevue : elle est sa sœur, bâtarde je le veux bien, mais sa sœur réelle.
— Sa sœur ? Tout simplement !... articula Catherine qui, sans trop savoir pourquoi eut, tout à coup envie de rire, peut-être à cause de la conviction béate dont faisait preuve son interlocutrice...
— Tout simplement ! une fille cachée de la reine Ysabeau et d'un très haut seigneur, élevée secrètement aux confins du royaume par de braves gens à la demande de leur seigneur ! Vous comprenez, à cette époque, la Reine n'avait plus aucun rapport avec ce pauvre fou de Charles VI. Elle se sentait l'âme lourde et seule d'autant plus que le duc d'Orléans, qu'elle adorait, avait été assassiné. Elle a cherché une consolation, l'a trouvée sans peine... mais il n'était plus possible d'en avouer les fruits. Alors...
Entendre cela était proprement effarant !
Catherine n'en pouvait plus : elle explosa, interrompant brutalement le verbiage mondain de la duchesse. Cette fois, elle n'avait plus du tout envie de rire.
— Jehanne, fille d'Ysabeau? De cette putain d'Ysabeau ? L'ange fille de la boue ? Voilà ce qu'a trouvé votre soi-disant Pucelle, cette misérable créature qui ose se faire passer pour la plus noble, la plus sainte, la plus pure créature que Dieu ait jamais créée en dehors de la Vierge Marie ? Et il se trouve des gens pour croire à ces mensonges éhontés, à ces tromperies infâmes ? Des gens tels que vous ?
— Madame ! Je vous interdis...
— Vous ne pouvez rien m'interdire : je ne suis pas de vos sujettes, Altesse ! Comment une grande princesse, petite-fille et nièce d'empereur, a-t-elle pu ajouter foi à de telles infamies ?
— Je n'ai ajouté foi qu'à la vérité ! Jehanne est arrivée ici escortée d'hommes qui tous l'avaient connue jadis, qui juraient et attestaient son identité. Pourquoi ne les aurais-je pas crus ? Je vous trouve bien impudente... et bien imprudente d'oser, vous une inconnue, venir ici pour me jeter un démenti aussi insolent et semer la discorde...
— Je ne sème pas la discorde, madame la duchesse. Cette femme a, je le vois bien, su à merveille vous circonvenir et surprendre votre cœur. Mais moi, j'en jure Dieu, elle ne me circonviendrait pas, elle ne me surprendrait pas ! Dites-moi seulement où elle se trouve et je saurai bien lui arracher la vérité...
L'indignation faisait la duchesse aussi rouge que sa robe. Tellement que Catherine se demanda si elle n'était pas en train de jouer sa tête mais, sur ce chapitre, elle n'avait plus rien à perdre. Cependant, d'une voix haussée de plusieurs tons, Elisabeth s'écriait :
— Vous n'aurez pas loin à aller. Jehanne est ici même... Vous allez la voir et, à mon tour, je jure que vous ne sortirez pas d'ici sans avoir proclamé que vous en avez menti, que vous avez cherché indignement à salir ma protégée, sans avouer que vous n'avez agi que par une basse jalousie de femme abandonnée... Votre époux...
— S'il plaît à Votre Altesse impériale, nous laisserons le comte de Montsalvy en dehors de ceci, fit Catherine froidement, et nous nous en tiendrons à cette femme. Si elle est ici, je supplie Votre Altesse de la faire chercher et d'ordonner qu'on l'amène ici même, dans ce lieu fait pour la prière, afin qu'elle y répète pour moi ses prétentions.
— Soit !
Elisabeth de Gorlitz frappa dans ses mains. La grosse femme qui avait introduit Catherine reparut.
— La dame des Armoises doit être à l'armurerie, lui dit-elle en français. Va la chercher, Bathilde !
— Encore un mot, ajouta vivement Catherine. Puis-je espérer que mon nom ne sera pas prononcé ? Il pourrait la mettre en garde.
— Il ne le sera pas. Une fille de Dieu n'a pas besoin de ces mises en garde ! dit la duchesse avec un superbe mélange de hauteur et de dédain.
L'oratoire, un instant, retomba dans le silence. La duchesse, oubliant délibérément sa visiteuse importune, était retournée s'agenouiller sur ses carreaux et priait de nouveau comme si elle était seule. Retirée dans l'ombre d'un pilier, Catherine la regardait, déçue.
Elle avait espéré tellement mieux de la part de cette femme investie de puissance ! Plus de générosité, de grandeur et surtout de largeur de vues. Avec quelle facilité, quelle incroyable crédulité n'avait-elle pas accepté l'invraisemblable invention d'une aventurière, elle qui s'agenouillait si aisément devant un Dieu auquel cependant elle refusait le pouvoir d'accorder une étincelle de sa divinité à une humble fille des champs ! Parce que Jehanne avait commandé à des princes il fallait qu'elle fût princesse ! Parce que la légende était trop belle il fallait la ramener aux dimensions sordides d'une Ysabeau de Bavière !
Quel manque de foi et quelle dérision !...
Un pas autoritaire résonnant à l'extérieur de l'oratoire la tira de ses pensées amères. La porte s'ouvrit, une silhouette juvénile s'y encadra qui pouvait être celle d'un jeune garçon fastueusement vêtu de satin blanc et de velours bleu. Mais quand la silhouette s'avança dans la lumière, Catherine recula comme si une main invisible l'avait frappée et, par trois fois, en hâte, se signa, refusant de croire le témoignage de ses yeux car le visage de la nouvelle venue était celui-là même de Jehanne.
Un instant, Catherine chercha son souffle. Une telle ressemblance était hallucinante. Elle ne pouvait venir que de Dieu... ou du Diable ! Rien d'étonnant, en ce cas, à ce qu'un esprit prévenu comme l'avait été celui d'Arnaud s'y fût laissé prendre. Rien d'étonnant, non plus, à ce que des frères eux-mêmes...
Cependant Élisabeth de Gorlitz se relevait et se tournait vers l'arrivante qui venait de mettre genou en terre devant elle et se penchait pour l'embrasser.
— Mon enfant, dit-elle avec une soudaine douceur, il y a ici quelqu'un qui désire vous voir.
— Vraiment, madame. Et qui donc ?
Sans faire plus de bruit que le froissement de sa robe sur les dalles, Catherine s'avança, toute sa méfiance revenue, tout charme rompu car la voix de cette femme différait de celle de la Pucelle. Cela pouvait être peu perceptible pour une oreille non exercée mais celle de Catherine, extrêmement sensible au charme ou aux sonorités déplaisantes d'une voix, était des plus fines et des plus sensibles. Il y avait là une note métallique qu'elle n'avait jamais entendue dans le timbre si clair et si doux de Jehanne.
En s'approchant, elle nota une autre différence : la teinte des yeux.
Ceux de Jehanne, la vraie, étaient de pur azur tandis que le bleu de ceux-là tirait davantage sur le vert. Dès lors, elle se sentit incroyablement forte et assurée et elle permit à la dame des Armoises de la dévisager un instant...
— Eh bien, madame ? fit la duchesse, d'une voix triomphante. Que dites-vous à présent ?...
Catherine se contenta de sourire puis s'adressant directement à la nouvelle venue :
— Me reconnaissez-vous ? dit-elle simplement.
La femme se mit à rire.
— Est-ce donc moi qui devrais vous reconnaître ? J'aurais cru le contraire. Et pourquoi le devrais-je, s'il vous plaît ?
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