Mais, à ces curiosités-là, Catherine se refusait. D'un effort de volonté, elle chassa de son esprit ces pensées étranges sans pouvoir s'empêcher de regardé Claude des Armoises avec des yeux nouveaux où la pitié trouvait sa place. Qui saurait jamais le secret de cette créature étrange dont le visage était pétri à l'image d'un ange et l'âme pleine de dangereuses obscurités ?
— Alors, dit-elle enfin, pourquoi ne pas vous contenter de la vie digne, auprès d'un époux aimant, qui s'ouvre devant vous ? Qu'avez-vous besoin de chercher encore l'aventure puisque vous avez trouvé un havre sûr ?
Claude haussa les épaules et sourit de son curieux sourire ambigu.
— Peut-être que j'aime l'aventure... mais peut-être suivrai-je votre conseil.
— Comme il vous plaira. Pourtant, avant que nous ne nous quittions... pour ne jamais nous revoir, acceptez au moins de me dire ce qu'est devenu mon époux !
— Pourquoi le ferais-je ?
— Peut-être parce qu'à présent vous êtes mariée. Il a des enfants, un fief, des vassaux que la guerre met souvent en péril et qui ont besoin de lui. Il faut qu'il rentre à Montsalvy.
Il y eut un silence, à peine troublé par le cliquetis léger de la chaîne d'or avec laquelle la guerrière s'était mise à jouer. Lentement, suivie par Catherine, les yeux agrandis d'angoisse, elle alla vers la porte de la chapelle. Elle semblait n'avoir rien entendu des paroles suppliantes qu'on venait de lui adresser. Craignant qu'elle ne sortît sans lui avoir répondu, la dame de Montsalvy s'apprêtait à les répéter mais, au seuil, Claude des Armoises s'arrêta, se retourna.
— Il rentre ! dit-elle enfin.
— Vous en êtes sûre ?
Le visage trop semblable à celui de la Pucelle eut un sourire mélancolique.
— Le loup blessé a besoin de sa tanière pour y lécher ses plaies !
Arnaud de Montsalvy croyait en peut-être même qu'un moment il m'a aimée, ./lais lorsqu'il est arrivé dans cette ville, les cloches de Saint-Donat emplissaient le ciel de leurs notes joyeuses annonçant le bonheur de Jehanne d'Arc ; parce qu'elle allait entrer dans le lit d'un homme, Arnaud de Montsalvy a cessé de croire en elle... Oui, ce jour-là, sous ma robe brodée de perles et ma couronne de pierreries, il a refusé de me reconnaître. Il a compris que je n'étais pas... l'Autre ! Et il est reparti en me maudissant... Rentrez chez vous ! C'est là que vous le retrouverez !
Puis, d'un geste si décidé qu'il en devenait brutal, elle ouvrit la porte et sortit de la chapelle. C'était fini... La victoire de Catherine était complète, aussi avait-elle des ailes en refaisant le chemin déjà suivi derrière la femme à la robe rouge réapparue comme par enchantement.
Sa mine joyeuse frappa les deux garçons qui se morfondaient, assis sur une marche de l'escalier sous l'œil dubitatif du lansquenet. Avec une allégresse enfantine, elle les embrassa l'un après l'autre, tandis que l'œil du lansquenet se scandalisait.
— Est-ce que cela veut dire que nous avons gagné ? demanda Gauthier que le baiser de Catherine avait fait virer au rouge brique.
— Entièrement, totalement ! Et nous rentrons chez nous ! Messire Arnaud nous y attend !
Cette nouvelle déchaîna l'enthousiasme de Bérenger qui dissimulait depuis trop longtemps un vif désir de revoir ses montagnes d'Auvergne, sa famille... et sa jolie cousine Hauvette. Mais Gauthier, qui n'avait pas les mêmes raisons que lui, retint une petite grimace.
L'idée de retrouver le seigneur de Montsalvy, pour lequel il n'éprouvait qu'une sympathie fort mitigée, ne lui souriait guère.
Néanmoins il était déjà trop attaché à Catherine pour envisager seulement de s'en séparer et de retourner à ses chères études parisiennes. Il se contenta de sourire et garda pour lui ses réflexions qui n'avaient rien de joyeux. Messire Arnaud les attendait peut-être.
Restait à savoir dans quelles dispositions ? Ses dernières relations avec sa femme ne laissaient pas augurer grand-chose de bon de l'accueil qu'il pouvait leur réserver...
On redescendit gaiement vers l'auberge à travers le tumulte et les criailleries d'un marché en plein vent où se pressaient paysans en sabots et bourgeoises emmitouflées. En dépit de la dureté des temps les cochons étaient gras et les volailles exposées suffisamment dodues pour arracher à Bérenger un regard plein d'envie.
— Allons-nous reprendre la route aujourd'hui même ? demanda-t-il avec un discret soupir. Il semblerait que l'on s'apprête à fêter dignement la Noël dans ce pays-ci.
Catherine se mit à rire.
— Nous allons rester trois ou quatre jours pour remercier Dieu de nous avoir permis de mener à bonne fin nos missions et pour nous reposer un peu avant de nous lancer à nouveau sur les grands chemins.
Celui de Montsalvy est long, et rude...
Le projet fut reçu avec enthousiasme. Cet arrêt dans leur agréable auberge redonnerait certainement aux trois compagnons les forces et le courage dont ils allaient avoir besoin pour rentrer au pays.
La veille de Noël Catherine monta jusqu'à la cathédrale pour s'y faire pardonner les péchés qu'elle n'avait pas commis et en retirer un regain de vaillance. Déverser dans l'oreille anonyme d'un prêtre, dont elle ne percevait qu'un profil vague et le souffle asthmatique, le flot d'horreur et d'amertume dont la nuit du Moulin-Brûlé avait empli son âme lui fit le bien que produisent les vomissements sur un estomac trop chargé. Et ce fut d'un cœur allégé qu'elle alla entendre, flanquée des deux garçons, la belle messe de minuit à laquelle toute la ville se rendit derrière le cortège aux flambeaux de la duchesse et de sa cour, une cour dont, à l'évidence, la dame des Armoises ne faisait plus partie...
Vêtue simplement et perdue dans la foule, l'épouse d'Arnaud regarda sans envie se dérouler devant elle les fastes de l'entourage ducal, la beauté des costumes de fête et l'éclat des joyaux. Plus rien de tout cela ne l'attirait. Ce qu'elle souhaitait de toute l'ardeur de son cœur demeuré simple et clair en dépit de tout ce que la vie lui avait fait endurer, c'était retrouver le calme de sa maison, les rires de ses petits et les lointains bleus de la Châtaigneraie, ses eaux vives et ses pentes abruptes fourrées de sapins noirs..., là seulement les souvenirs trop pesants s'allégeraient et, peut-être, s'envoleraient loin d'elle, emportés par le vent des montagnes !
Mais Dieu, apparemment, avait décidé qu'elle n'en avait pas encore fini avec les ennuis, car, lorsque au matin elle voulut quitter son lit à l'appel de l'angélus pour commencer sa journée, Catherine fut prise d'un malaise brutal. Chavirée par un étourdissement, elle dut s'étendre à nouveau, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine tandis que les murs de sa chambre se mettaient à danser et qu'une affreuse nausée lui soulevait l'estomac...
Quand le malaise se retira, elle resta un long moment immobile, foudroyée sur son lit. D'abord incrédule. Puis, brusquement, elle éclata en sanglots.
Il ne pouvait être question de rejoindre son époux, maintenant ni jamais. L'ignoble scène orchestrée par le Damoiseau avait laissé des traces. Elle était enceinte...
CHAPITRE VII
Un envoyé du le Ciel
Doucement, avec une sorte de tendresse, Catherine tira la dague de son fourreau de velours. L'épervier de la poignée trouva sa place tout naturellement au creux de sa main. C'était une vieille amie... la fidèle compagne des jours noirs et des heures dangereuses. Souvent en caressant à sa ceinture sa forme familière, Catherine avait senti sa peur s'envoler, son courage renaître parce qu'elle représentait le dernier recours, la dernière porte du salut. Mais à l'heure du pire déshonneur l'arme fraternelle n'était pas à son côté parce que, cette nuit-là, l'épouse d'Arnaud l'avait oubliée... Aujourd'hui c'était à elle qu'il fallait demander le service suprême qu'elle n'avait pu lui rendre...
Un rayon du pâle soleil d'hiver éclos, comme une fleur des neiges, au matin de ce jour de Noël, fit luire l'acier bleu de la lame dont, d'un doigt précautionneux, Catherine essaya la pointe bien affilée.
Elle n'avait pas peur. La mort, elle l'avait rencontrée si souvent qu'elle lui était devenue familière. En mettant fin à ses jours elle allait mettre en péril du même coup le salut de son âme, mais elle ne s'y arrêtait même pas. Infinie justice, Dieu n'était-il pas aussi infinie miséricorde ? En outre, périssant de sa propre main, c'était Arnaud qu'elle protégeait d'un crime car, elle en était persuadée, le seigneur de Montsalvy n'épargnerait pas une épouse à ce point souillée. Il eût peut-être - et elle l'avait secrètement espéré - pardonné le viol, il n'admettrait pas sa preuve vivante et permanente.
Pourtant, en quittant Dijon, elle avait désespérément souhaité mourir de sa main en échange du simple bonheur de le revoir une dernière fois. C'était, au fond, une réaction d'égoïsme, mais à ce moment-là elle ignorait quelle trace horrible le viol multiple avait laissée en elle. Le meurtre alors serait double et dans ce cas mieux valait le garder pour elle.
Bien sûr, c'eût été bon de mourir à Montsalvy, où d'ailleurs sa vieille Sara possédait certainement le moyen de la délivrer. Mais comment y retourner avec ce poids de honte au creux de son corps ?
Comment poser sur les visages innocents de son Michel et de sa petite Isabelle des lèvres souillées par tant de lèvres ? Comment leur imposer son contact ? Comment, enfin, regarder en face, non seulement son époux, mais aussi tous ces braves gens de Montsalvy qui l'appelaient si tendrement « notre dame » et la vénéraient presque à l'égal d'un ange ?
Le mieux était de partir maintenant, tout de suite, au début de ce beau jour de Noël, le plus doux et le plus joyeux de l'année. Son âme s'en irait vers Dieu - vers Dieu qui savait ses souffrances et ne la repousserait pas ! - avec le chant des cloches qui montait dans l'air froid du dehors.
Calmement, elle s'agenouilla sur le carreau de la chambre pour une dernière prière où elle mit tout son cœur en recommandant au Seigneur tous ceux qu'elle aimait bien plus qu'elle-même. Puis, se relevant, elle hésita un instant à s'habiller. Mais l'épaisseur des vêtements rendrait le chemin de la dague plus difficile. Elle se contenta de brosser soigneusement ses magnifiques cheveux d'or pour qu'ils lui fissent un manteau de lumière, écrivit une lettre pour Gauthier afin que, sachant la vérité, il comprît et renonçât à son projet insensé de la suivre dans la mort puis, simplement vêtue de sa longue chemise de lin blanc qui l'enveloppait du cou aux talons comme une robe monacale, elle retourna s'étendre sur son lit, saisit la dague d'une main qui ne tremblait pas, en baisa la poignée et levant le bras, ferma les yeux...
Des coups précipités frappés à sa porte suspendirent le geste homicide, retenant instinctivement la main prête à retomber vers le cœur. En même temps retentissait la voix joyeuse du jeune Chazay.
— Dame Catherine ! Dame Catherine ! Éveillez- vous ! Éveillez-vous vite ! Il y a là quelqu'un qui demande à vous voir... Ouvrez-moi, s'il vous plaît !
Elle ne répondit pas tout de suite mais son bras, lentement, redescendit le long de son corps. La vie, par cette voix jeune et gaie, la rappelait avec d'autant plus de puissance qu'elle semblait se faire l'écho d'une bonne nouvelle. Et Catherine, encore qu'elle ne vît pas bien quelle sorte d'événement heureux pourrait lui advenir dans sa situation présente, Catherine en oublia momentanément qu'elle voulait mourir.
Peut-être parce qu'elle n'en avait pas véritablement envie, parce que la mort n'était pour elle qu'un pis- aller et parce que l'ardent amour de la vie qu'elle avait toujours porté en elle comme un secret lui faisait espérer jusqu'à la dernière seconde un secours divin, miraculeux... un secours qu'elle avait appelé inconsciemment.
Elle voulut parler, demander qui était là mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. La voix de Gauthier reprit, impatiente :
— Dame Catherine ! Dame Catherine ! N'entendez-vous pas ?
Dormez-vous si fort ? Je vous amène un ami...
Un ami ? D'où pouvait lui venir un ami ? Pourtant si fort était pour elle l'attrait de ce mot que Catherine jaillit de son lit, laissant tomber la dague qui résonna sur le sol, courut pieds nus jusqu'à la porte qu'elle ouvrit en grand, saluée par l'exclamation de son écuyer.
— Enfin, vous voilà ! Regardez, dame Catherine ! J'espère que je n'ai pas menti ? C'est bien un ami n'est-ce pas que je vous amène ?
L'homme qui se tenait debout dans l'obscurité du couloir et dont elle ne pouvait distinguer que la silhouette noire surmontée d'un chaperon compliqué s'avança dans la lumière libérée par la porte. Le cœur de Catherine manqua un battement mais pour repartir avec plus d'allégresse un instant plus tard car le nouveau venu, c'était Jean Van Eyck...
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