D'un même élan tous deux tombèrent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent avec un enthousiasme fraternel qui ne laissa guère de doute au jeune Chazay sur la chaleur de leurs sentiments réciproques.
Ils n'avaient trouvé à se dire, pour ce premier instant, que le même mot :
— Vous !... C'est vous !...
Peintre célèbre, valet de chambre du duc Philippe de Bourgogne mais plus souvent encore son ambassadeur officieux dans les cas délicats, Van Eyck était, en effet, l'un des plus anciens amis de Catherine. Elle l'avait connu lorsqu'elle était la reine de Bruges et la maîtresse bien-aimée de Philippe...
En ce temps-là, Jean avait fait d'elle d'innombrables portraits mais le tout dernier il l'avait fait récemment et de mémoire. C'était l'exquise Annonciation qui ornait si joliment l'oratoire de la châtelaine à Montsalvy.
Leur dernière rencontre, à peine moins fortuite que celle-ci, remontait à près de deux ans. Ils s'étaient retrouvés par une nuit de tempête à l'hospice du col de Roncevaux1 où Catherine et ses compagnons de pèlerinage s'étaient arrêtés, sur la route de Compostelle.
1 Voir Catherine et le temps d'aimer.
Mais elle avait été à peine due au hasard car Van Eyck, appelé par Ermengarde de Châteauvillain, n'était venu que pour Catherine, pour la ramener auprès du duc Philippe qui ne parvenait pas à l'oublier. Et Catherine, afin de garder la liberté de suivre, une fois de plus, la trace de son capricieux époux, s'était enfuie au petit matin, faussant compagnie à ce vieil ami qui lui devenait un danger.
De cette brusque séparation, l'artiste ne semblait garder aucune rancune car il tenait la jeune femme serrée contre lui avec l'affection d'un père retrouvant l'enfant prodigue.
— Lorsque j'ai entendu ce garçon réclamer, en bas, du lait chaud pour la comtesse de Montsalvy, je n'en ai pas cru mes oreilles, s'écria-t-il riant et pleurant tout à la fois dans un désordre sentimental tout à fait inattendu chez cet homme paisible et froid. L'Enfant-Jésus aurait-il donc fait un miracle puisque vous voici ! Que faites-vous donc en Luxembourg, belle dame... si belle ! Toujours plus belle, je crois bien ! Laissez que je vous regarde.
Il l'écartait de lui, la tenant à bout de bras, les mains emprisonnant les épaules délicates, noyées dans le flot doré de la chevelure, enveloppant le visage de son amie de ce regard auquel rien n'échappe que possédaient ses yeux bleu clair un peu globuleux. La trace des larmes récentes ne lui échappa pas. Fronçant les sourcils, il répéta sa question, resserrant un peu l'étreinte de ses mains sur les fragiles clavicules.
— Que faites-vous en Luxembourg, chez l'alliée de Bourgogne, madame de Montsalvy ?...
— Je souhaitais rencontrer la duchesse Elisabeth pour apprendre d'elle quelque chose... et pour lui enseigner d'autres choses ! répondit la jeune femme en s'efforçant à un ton léger, presque mondain, qui lui parut sonner assez faux.
Van Eyck d'ailleurs ne se dérida pas.
— Vous ne seriez pas, encore une fois, à la recherche de votre infernal époux, par hasard ?
— Qu'est-ce qui peut vous faire croire cela ?
— Vos yeux rouges ! Vous avez pleuré... et pleuré récemment.
Lorsque je vous ai connue vous ne pleuriez jamais ! Il est vrai que le seigneur Arnaud ne vous avait pas encore fait l'immense honneur de vous prendre pour épouse !
— Je sais que vous ne l'aimez pas, soupira Catherine, mais ne le chargez pas de tous les péchés de l'univers. Il n'est pas seul à posséder le pouvoir de me faire pleurer. D'ailleurs je sais parfaitement où il est : chez nous, à Montsalvy, et je m'apprêtais à partir, dès aujourd'hui, pour le rejoindre...
Elle parlait vite, avec ce qu'elle espérait être une profonde conviction, une vraie chaleur. Mais, pendant ce temps, Gauthier, qui était entré dans la chambre sur les talons du peintre, avait remarqué la dague demeurée sur les carreaux de grès, il avait vu la lettre disposée bien en évidence contre le chandelier de fer et, comme elle lui était adressée, il l'avait prise, lue... et ce qu'il lut le bouleversa à tel point qu'oubliant toute retenue il poussa le cri de colère qui fit retourner subitement les deux autres.
— Vous alliez faire ça ?... En dépit de ce que vous m'aviez promis, de ce que j'avais juré, vous alliez faire ça ?... Messire, s'écria-t-il en se précipitant sur Van Eyck et en lui fourrant la lettre entre les mains, je vous fais juge ! Tenez ! Lisez cette lettre que l'on me laissait !...
Ensuite demandez à votre amie de quelle manière elle entendait accomplir ce départ dont elle vous parle si bénignement.
— Gauthier ! gronda Catherine. Rendez-moi cette lettre sur l'heure ! Comment osez-vous ?
— Et vous ? Comment osez-vous ? fit-il sans même prendre la peine de retenir les larmes qui d'un seul coup, inondaient sa figure bouleversée. Cette lettre m'était adressée, n'est-ce pas ? Je l'ai lue !
— Quoi de plus naturel ? Mais pourquoi ? pourquoi ?
— Puisque vous avez lu, vous le savez !
— Je n'arrive pas à y croire !... Cela ne mérite pas votre mort C'est idiot, idiot de vouloir...
Et, se laissant tomber sur le pied du lit, le pauvre garçon se mit à sangloter sans retenue, la tête dans ses deux mains cependant que Van Eyck, la lettre rapidement parcourue, relevait sur Catherine des yeux agrandis d'incrédulité.
— Ce n'est pas vrai ? articula-t-il enfin. Vous n'alliez pas ?...
Elle baissa la tête, honteuse à présent de ce mouvement de désespoir qui la déconsidérait aux yeux d'un vieil ami et à ceux de son écuyer.
— Je n'ai plus d'autre solution, dit-elle enfin. Si vous n'étiez pas arrivé ce serait fini. Mais vous êtes arrivé !
— Je ne cesserai jamais d'en remercier Dieu ! fit Van Eyck gravement puis, se tournant vers Gauthier qui, peu coutumier des longues prostrations, s'essuyait les yeux aux revers de sa manche : Et puisque, de toute évidence, le Seigneur m'a envoyé ici tout exprès, je dois trouver les moyens de vous aider. Si vous me racontiez au juste toute l'histoire, mon garçon ? Pendant ce temps votre maîtresse s'habillerait car cette chambre est sans feu, ses pieds sont nus, elle n'a qu'une mince chemise sur elle et doit mourir de froid. Nous allons descendre boire un pot de vin chaud et commander un repas. Mais vous me promettez, Catherine, de ne pas recommencer votre stupide tentative ? D'ailleurs j'emporte cette arme.
— C'est inutile, Jean ! Vous avez ma parole. Dans un moment je vous rejoindrai. Mais, au fait, pourquoi donc êtes-vous ici, vous-même ? J'ai peine à croire que ce soit sur un ordre exprès de Dieu pour me tirer d'affaire...
Van Eyck sourit et reprit l'épaisse houppelande doublée de martre qu'il avait posée sur la table en entrant.
— Disons que Ses voies sont impénétrables ! Je suis ici pour annoncer à la duchesse qu'elle n'aura pas l'argent qu'elle ne cesse d'emprunter au duc Philippe. Et aussi pour la sermonner en son nom.
C'est un gouffre, d'argent que cette femme, un vrai panier percé... Elle est couverte de dettes et si cela continue l'unique solution qui lui restera...
— ... sera de vendre son duché à monseigneur le duc de Bourgogne, n'est-ce pas ? Allons ! il est bien toujours le même, fit Catherine avec un demi-sourire. Et vous aussi, Jean, qui vous chargez sans cesse de ses mauvaises commissions.
Lorsque les deux hommes eurent quitté sa chambre, Catherine se hâta de faire un peu de toilette et de s'habiller. Alors qu'une heure auparavant elle ne songeait qu'à mourir, elle découvrait avec stupeur qu'elle avait froid, qu'elle avait faim... qu'elle avait encore envie de vivre. Elle ne savait pas bien quel secours le peintre pourrait lui apporter mais elle connaissait sa sagesse, sa prudence et son ingéniosité, toutes ces qualités qui faisaient de lui, outre son immense talent, l'un des serviteurs les plus appréciés de Philippe. Et puis c'était bon, pour une fois, de s'en remettre à quelqu'un d'autre et d'abandonner une partie de sa lourde charge entre des mains aussi habiles que les siennes.
Un moment plus tard, le visage rafraîchi, les yeux bassinés, Catherine soigneusement vêtue et coiffée rejoignait les deux hommes et Bérenger devant le grand feu flambant et le plantureux repas que Van Eyck avait commandé. Le page, déjà attablé et les yeux brillants de contentement, était en train de faire la conquête du peintre amusé par la figure brune, la mine expressive et l'esprit vif de l'enfant.
On commença par manger en silence, un silence que Catherine pour sa part n'avait pas envie de rompre. Elle qui n'était pas gourmande trouvait, ce matin là, une saveur nouvelle aux mets qu'on lui servait, au jambon d'Ardenne, au délicieux boudin de Noël aux herbes, au lait mousseux, aux massepains fondants tout fraîchement sortis du four.
Van Eyck mangeait en homme qui a couvert une longue route et qui a besoin de se refaire des forces : le repas terminé, il monterait au château pour délivrer son désagréable message à la duchesse.
Bérenger dévorait avec le bel appétit de son âge. Seul Gauthier, après avoir englouti un tiers du jambon à lui tout seul, ralentit le rythme et même cessa brusquement de manger pour tomber dans une rêverie profonde, si profonde qu'il fallut le secouer pour qu'il consentît à en sortir.
— Réfléchir à table n'est jamais une bonne chose, dit, en lui tendant un gobelet plein d'eau-de-vie de myrtille, Van Eyck qui, en bon Flamand, mettait de la méthode en toutes choses et ne mélangeait jamais rien. Buvez cela, vous vous sentirez l'esprit plus chaleureux.
D'autant que vous n'aurez pas de grands efforts à faire pour résoudre le problème qui vous préoccupe si visiblement.
— Cela m'étonnerait car le problème en question est d'ordre... médical. Je sais les plantes capables de libérer notre dame mais, outre que j'ignore où me les procurer dans ce pays, j'en redoute l'usage si peu de temps après l'épreuve dont vous n'ignorez plus rien maintenant !
Mais comme c'était un garçon qui ne refusait jamais un bon conseil, il vida le gobelet d'un trait et le reposa bruyamment sur la table sans pouvoir retenir un rot retentissant qui fit rire le Flamand...
Doucement, celui-ci posa sa main sur celle de Catherine qui venait de se crisper sur un morceau de pain et sourit à la jeune femme, déjà reprise par l'angoisse.
Il n'est pas question de faire courir un danger si petit soit-il à une vie qui nous est chère. Je n'en maintiens pas moins que je connais la solution : elle se trouve à Bruges, Catherine... pas bien loin d'une maison que vous connaissez.
Une lente rougeur envahit le visage pâle de la jeune femme. Le seul nom de Bruges lui rappelait tant de choses passées, tant de souvenirs dont beaucoup ne manquaient pas de charme car, toujours honnête avec elle-même, elle s'était avoué bien souvent qu'au temps où elle croyait Arnaud à jamais perdu pour elle, l'amour du duc Philippe lui avait été doux. Mais elle chassa fermement l'insidieux souvenir.
— Vous ne pensez pas m'emmener là-bas, Jean ? Qu'irais-je faire à Bruges ?
— Voir une habile Florentine, une grosse femme qui fait partie de la maison d'un mien client et ami, le riche marchand Arnolfini... Cette femme s'est acquis, sous le manteau, une grande réputation en... remettant à neuf avant que la duchesse ne s'en avise, l'une de ses filles d'honneur avec laquelle Monseigneur avait eu un entretien un peu long ! Elle ne travaille que par relations et elle est plutôt chère mais avec elle le risque est réduit à rien. Vous voyez, ma chère amie, que vous avez tout intérêt à ce voyage, qui n'est d'ailleurs pas si long : environ quatre-vingts lieues, en faisant le léger détour par Lille où il me faudra m'arrêter une journée afin de rendre compte de ma mission. Mais, en compensation vous y trouverez un peu de réconfort auprès de la nourrice de monseigneur de Charolais qui est de vos meilleures amies à ce que l'on m'a dit. Alors que dites-vous de mon projet ?
Catherine ne répondit pas tout de suite. Certes, le peintre lui offrait là une solution meilleure que tout ce qu'elle pouvait trouver mais elle éprouvait un sentiment bizarre, à la fois de répugnance et du brusque désir de revoir la merveilleuse cité flamande, l'une des plus belles certainement de toute la chrétienté, là où sa vie éternellement errante s'était un instant arrêtée. La répugnance venait surtout du fait que retourner vers Bruges c'était tourner peut-être le dos à sa vie de femme, s'éloigner encore de Montsalvy où cependant elle avait tellement envie de revenir pour n'en plus jamais bouger.
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