1 Le palais Rihour.


Hissée, par la taille de l'animal, au-dessus des têtes elle demeura là au bord d'une fabuleuse rivière d'or, de pourpre et de lumière, regardant couler devant elle le flot scintillant des pages, des écuyers, des seigneurs et des dames mais sans le voir véritablement car, tout de suite, elle aperçut Philippe et ne put en détacher ses yeux. Il y avait si longtemps qu'elle ne l'avait vu.

Il s'avançait à pied, seul avec la duchesse Isabelle dont il tenait la main, au milieu de l'espace laissé vide par le respect. Entièrement vêtu de noir à son habitude, mais d'un noir d'écrin sur lequel ressortaient les fulgurances d'une chaîne de diamants, de perles et de rubis assortis à l'énorme agrafe qui étincelait à son chaperon. Et Catherine songea qu'il n'avait guère changé depuis leur dernier et dramatique revoir sous les murs de Compiègne1. Plus maigre peut-être... plus hautain aussi parce que plus sûr de lui et de sa puissance. Elle n'avait eu alors devant elle que le duc de Bourgogne. A présent il était véritablement le prince que, dans les cours d'Europe, on appelait de plus en plus le grand-duc d'Occident...

Comme elle était bien assortie à lui, la grande femme blonde, mince et de si fier maintien dont il tenait le bout des doigts ! Elle était belle d'ailleurs, d'une beauté calme et discrète mais réelle, due à la finesse de traits, à la coupe nette du profil, à l'eau calme des yeux. Vêtue de noir, de blanc et d'or avec une fabuleuse parure de rubis venue de son Portugal natal, elle portait un hennin ennuagé de dentelles de Malines, si haut qu'il réduisait un peu la taille, cependant élevée, de son compagnon. Un compagnon qu'elle ne regardait pas. Et Catherine ne put s'empêcher de remarquer que l'expression de ce visage était mélancolique, qu'un pli de tristesse orgueilleuse marquait le coin des lèvres encore fraîches...


1 Voir II suffit d'un amour, tome II.


Pourquoi donc les duchesses de Bourgogne étaient elles ainsi vouées à la mélancolie ? Autrefois, à Bruges, elle avait vu passer devant elle la toute jeune Michelle de France, première épouse de Philippe que le tombeau n'allait pas tarder à réclamer et, déjà, Catherine avait été frappée par sa tristesse douloureuse. Cela tenait bien sûr à ce qu'aucune d'elles ne pouvait être heureuse auprès d'un homme à ce point habité par la luxure et les feux dévorants de l'amour charnel...

Comme Michelle, Isabelle de Portugal portait sa couronne ducale à la manière d'une couronne d'épines.

Une volée d'acclamations salua le couple. Près de Catherine, un homme taillé comme un bûcheron poussa un « Noël ! » si vigoureux qu'il fit trembler l'air, aussitôt suivi d'un « Vive notre bon duc, vive notre bonne duchesse ! » digne d'un bourdon de cathédrale. Ce fut si vigoureux même que Philippe tourna la tête, cherchant le possesseur d'un gosier tellement puissant.

Il ne devait jamais le connaître car son regard froid, errant sur la houle des têtes, accrocha le cheval et sa cavalière... et ne bougea plus, cependant qu'un sursaut visible faisait frémir ses épaules. Incapable de se mouvoir, incapable aussi de détourner son propre regard Catherine fascinée vit les yeux bleu glacier s'animer d'une surprise mêlée de doute puis, soudainement, s'illuminer. Elle comprit alors qu'elle était reconnue, s'affola, chercha à se libérer de la foule qui l'enserrait mais c'était impossible sans blesser une ou deux personnes et il lui fallut rester là, clouée comme à un pilori à l'angle d'une maison sous le regard dévorant du prince qui l'avait tant aimée...

La surprise de Philippe avait été si forte que, sans même s'en être rendu compte, il s'était arrêté, lâchant la main de son épouse qui, instinctivement, chercha, elle aussi la raison de cet arrêt inattendu.

Catherine, dont le visage s'empourprait lentement, dut supporter le poids de deux regards bien différents, puis celui d'autres encore...

Un murmure glissa sur la foule puis la voix de la duchesse s'éleva, haute et claire, déjà méprisante :

— Venez-vous, monseigneur ? On nous attend !...

Comme à regret et toujours sans cesser de fixer

Catherine, Philippe reprit la main de sa femme, se remit en marche, s'éloigna, traînant après lui la suite du cortège scintillant dont la vague aux couleurs multiples le cacha bientôt aux yeux de Catherine.

Derrière le couple ducal, le roi René et le connétable de Riche- mont, venu discuter de la rançon du royal prisonnier, passèrent, sacrifiés...

Catherine, encore bouleversée, ne les vit même pas !...

Ce fut seulement quand la traîne de la dernière dame, le plumet du dernier courtisan eurent disparu que la foule qui l'emprisonnait consentit à s'écarter, la laissant libre de rejoindre les trois hommes qui avaient dû demeurer de l'autre côté de la rue. Naturellement, l'œil perspicace de Van Eyck n'avait rien perdu de la courte scène et il ne put retenir un soupir contrarié quand la jeune femme, tremblante encore de l'émotion ressentie, jeta presque son cheval contre le sien.

— Jean, je ne peux pas rester ! Il faut que je parte ! Il faut que je sorte de cette ville sur l'heure...

— Il vous a reconnue n'est-ce pas ?

— Cela ne fait aucun doute ! Aidez-moi, Jean, je vous en supplie !

Je ne veux pas rester une minute de plus ici ! Je préfère les bois, la nuit, le froid... les loups même, plutôt qu'une heure de plus dans Lille !

Comment voulez-vous que je vous fasse sortir, mon amie ? Les portes sont closes et croyez-moi les ordres qui les maintiennent fermées sont sévères. Tenez-vous à faire courir un risque à de braves gens simplement parce que vous craignez... quoi au juste ? Que l'on vous arrête ? Vous n'avez rien fait de mal ! Que l'on essaie de vous joindre ?... Encore faudrait-il savoir où vous allez passer cette nuit ! Croyez-moi, laissez-vous conduire chez votre amie Symonne. Passez-y la bonne nuit dont ces garçons et vous-même avez le plus grand besoin.

Pendant ce temps... et dès après les cérémonies, je me rendrai au palais pour rendre compte de ma mission. Et demain, dès l'ouverture des portes, nous quitterons Lille...

— Vous ne parlerez pas de moi ? Vous le jurez ?

Le peintre eut un petit sourire si triste qu'il ressemblait assez à une grimace.

— Je pourrais m'offenser, Catherine, mais je vous vois si effrayée !

Je vous le jure ! Il ignorera que je suis arrivé ici avec vous. Venez, à présent...

Mais il était écrit que Catherine n'atteindrait pas encore la belle maison lilloise de Symonne Morel. Surgi comme par enchantement de la foule anonyme, un beau jeune homme vêtu de soie et d'or apparut soudain devant elle, s'inclina respectueusement mais ce fut à Van Eyck qu'il s'adressa.

— Si cette dame est bien, comme je le suppose, la comtesse de Montsalvy, voulez-vous, messire Van Eyck, me faire l'honneur de me présenter à elle ?

La voix du jeune homme était douce mais, derrière son élégante silhouette, celles bien moins distinguées d'une escouade de gardes se montraient. Visiblement contrarié et peut-être inquiet, le peintre ambassadeur acquiesça de mauvaise grâce.

— Si vous y tenez vraiment ! Ma chère amie, souffrez que je vous présente donc messire Robert de Courcelles, écuyer de Monseigneur le Duc... Souhaitez-vous encore quelque chose, messire Robert ?

— Non pas, messire Van Eyck et je vous remercie ! Madame, ajouta-t-il en revenant à Catherine, mon maître, très haut et très puissant seigneur Philippe, par la grâce de Dieu duc...

— Abrégeons, mon ami, abrégeons ! coupa Van Eyck impatienté.

Outre que nous savons tout cela par cœur, on gèle dans cette rue !

Comme il vous plaira ! fit Courcelles vexé. Or donc mon maître m'envoie vers vous, madame, pour vous prier de vouloir bien m'accompagner car il désire, sitôt la cérémonie terminée, avoir avec vous un moment d'entretien.

— Vous accompagner où ? demanda la jeune femme avec hauteur.

— Au palais où l'on aura pour vous toutes sortes d'égards, où l'on ne vous retiendra pas longtemps à ce que l'on m'a dit et où...

— Et où je n'irai pas, messire ! Dites à votre maître que je le salue et lui rends l'hommage dû à son rang, que je le remercie de son...

invitation mais que je suis femme, lasse car je viens d'accomplir une longue route et que je ne souhaite rien d'autre, à cette heure, que me reposer au coin d'un bon feu...

— Le feu ne manquera point, coupa Courcelles soudain très agité et j'ai reçu l'ordre de ne pas revenir sans vous !

Catherine eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

— Est-ce à dire que vous m'arrêtez ?

— En aucune façon mais, je l'ai dit je crois, Monseigneur souhaite vous entretenir un moment, il me l'a fait entendre et vous savez peut-être qu'il n'admet pas que ses ordres soient discutés... ni ses invitations éludées. Venez donc sans plus vous faire prier, madame... ou bien, si vous préférez prendre un peu de repos avant l'audience, j'aurai le devoir de vous accompagner là où vous vous rendrez, d'y attendre votre bon plaisir... et de vous ramener ensuite au palais !

Van Eyck avait suivi cette joute oratoire avec un visage de plus en plus soucieux. Quand le regard de Catherine revint à lui comme pour lui demander conseil, il hocha la tête, murmura entre ses dents :

— J'ai peur que vous ne puissiez y échapper, Catherine, sinon...

Sinon je risquerais de mettre dans l'embarras ceux qui, dans cette ville, vont me donner l'hospitalité n'est-ce pas ? J'ai parfaitement compris ! Eh bien, messire, soupira-t-elle en se tournant vers l'écuyer ducal, je crois qu'il ne me reste plus qu'à vous suivre. Mais à deux conditions.

— Lesquelles ?

— Vous éloignerez cette escorte armée qui donne à votre ambassade une bien déplaisante couleur. Je la crois inutile du moment où j'ai décidé d'accepter... l'invitation !

— C'est trop naturel ! Ensuite ?

— Mes gens m'accompagneront et attendront la fin de l'audience pour me ramener là où je vais.

— Je vais aussi avec vous ! s'écria Van Eyck.

— J'aime mieux pas. Allez plutôt chez Symonne et demandez-lui si elle veut bien nous accueillir cette nuit. Eh bien, messire, vous ne m'avez pas répondu : puis-je me faire accompagner de mon écuyer et de mon page ?

Courcelles haussa les épaules avec plus d'agacement que de courtoisie.

— On ne m'a rien dit là-dessus mais les usages de la Cour vous y autorisent et moi je n'y vois pas d'inconvénient.

— En ce cas allons ! A tout à l'heure, messire Jean, ajouta Catherine en appuyant intentionnellement sur le « à tout à l'heure ».

Puis, serrant ses mains l'une contre l'autre comme elle avait coutume de le faire quand elle sentait venir un combat ou simplement un instant critique, elle tourna la tête de son cheval vers le palais et, sans même attendre Robert de Courcelles qui n'eut d'autre ressource que courir derrière elle, la dame de Montsalvy se dirigea vers la demeure de son ancien amant, bien décidée à n'en sortir qu'avec les honneurs de la guerre.

CHAPITRE VIII

La nuit royale

— Ainsi, c'était bien toi ! Je ne m'étais pas trompé...

Dans la galerie étroite, presque intime sous l'éclairage doux de ses hautes bougies rouges où Courcelles avait laissé Catherine en lui recommandant d'attendre, Philippe de Bourgogne venait d'apparaître et le temps, brusquement, s'abolissait à cause de ce ton familier, de ce tutoiement affectueux qui effaçait les années..

Autre chose encore les abolissait : le fait que le Duc n'avait pas changé. Bien sûr il y avait seulement sept ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, depuis la tragique entrevue devant Compiègne où Catherine avait, vainement, tenté d'obtenir la libération de Jehanne d'Arc. Philippe était toujours aussi mince, aussi blond, aussi noble d'aspect... Peut-être quelques plis légers s'ajoutaient-ils à sa bouche mais, en vérité, non, il n'avait pas changé et il semblait penser qu'il en allait de même entre eux... Aussi Catherine refusa-t-elle le rapprochement.

Pliant le genou dans un profond salut qui maintenait les distances, elle murmura :

— Monseigneur !...

Repoussant le cérémonial qu'elle prétendait lui imposer, le Duc fut près d'elle en trois pas rapides, la prit aux épaules pour la relever avec une force irrésistible et la maintint à bout de bras pour mieux la regarder. Elle S'étonna du changement soudain qui s'était produit en lui. Le prince froid et solennel de tout à l'heure avait complètement disparu pour faire place à un homme heureux.