Comme dans un rêve, elle s'avança sur les épaisses fourrures blanches jetées sur le dallage, détaillant avec stupeur le merveilleux velours de Gênes rose des tentures, les meubles d'argent, les chandeliers massifs, les grands lis des vases, les miroirs et même, timbrant la hotte de la cheminée, les armes qu'au temps de son règne elle s'était choisies : la chimère bleue sur champ d'argent... Tout était exactement semblable au décor dont elle gardait encore le souvenir si vivant, tout jusqu'à la robe de satin blanc brodée de perles étalée sur la courtepointe rose et argent. Tout ce qu'elle avait laissé à Bruges... et qu'elle retrouvait à Lille...

L'évocation fut si précise, si vivante qu'instinctivement Catherine se tourna vers la petite porte à demi cachée par les rideaux du lit et qui menait à la pièce des bains, s'attendant à la voir s'ouvrir et Sara apparaître sur le seuil... Pour échapper à ce qu'elle crut être une hallucination, elle ferma les yeux, appuyant même ses mains sur ses oreilles pour mieux isoler son esprit, essayant de calmer l'émotion soudaine qui accélérait les battements de son cœur. Mais quand elle ouvrit les yeux, quand ses mains retombèrent, tout était encore semblable... à une seule exception près : en face d'elle le miroir vénitien lui renvoyait l'image grise et terne d'un jeune homme aux houseaux tachés de boue, au visage pâle sous les plis du chaperon défraîchi, un jeune homme qui jurait effroyablement avec cette chambre précieuse dans laquelle il semblait ne pouvoir se résoudre à s'avancer.

Deux femmes surgirent alors sans que Catherine sût dire d'où elles apparaissaient, deux femmes à la peau sombre, vêtues de blanc, des esclaves peut-être achetées à Venise ou à Gênes et amenées jusqu'aux rives de la mer du Nord. Philippe, elle le savait depuis longtemps, appréciait leurs services attentifs et pratiquement muets... Elles saluèrent profondément puis, avec de grands rires neigeux qui illuminaient leur teint luisant, elles s'emparèrent de Catherine et en un rien de temps la débarrassèrent de son attirail de coureur des grands chemins.

Les houseaux, les chausses collantes, le pourpoint, le camail qui enserrait la tête, la chemise, tout vola, tout disparut comme par enchantement et le miroir cette fois rendit à Catherine une autre image d'autrefois : celle de sa nudité sensuelle et grande sur laquelle les mains noires, avec des gestes émerveillés, étalaient le manteau fabuleux des cheveux d'or dénoués.

Et puis ce fut le bain parfumé de verveine, ce bonheur délicieux oublié depuis longtemps et qui vint à bout de sa dernière réticence.

Avec un soupir voluptueux, Catherine s'abandonna à sa chaleur odorante, laissant l'eau verte imprégner sa peau, l'assouplir, en faire glisser la poussière, la sueur et la fatigue... Il y avait si longtemps qu'elle n'avait connu un luxe aussi raffiné car même son beau château de Montsalvy ne lui offrait rien de tel...

Elle se sentit si bien, tout à coup, si détendue qu'elle en perdit la notion du temps. Les yeux clos, elle laissait son corps, délivré de toute pesanteur, flotter dans l'eau caressante. C'était, en vérité, un bain miraculeux car il rejetait pour un temps les soucis, les idées sombres, la peur du lendemain et en même temps rendait à Catherine le goût de la féminité, le désir d'être heureuse encore...

Sur le point de s'endormir, elle se laissa soulever hors du bain, envelopper dans une fine toile de Frise chauffée devant le feu, essuyer... Puis les mains noires qui, brusquement, lui rappelèrent Grenade et les soins minutieux de Fatima, se mirent à oindre et à masser sa peau qui redevenait miraculeusement souple et douce. On la parfuma - et ce parfum bien sûr était celui-là même dont elle avait usé jadis, coûteuse composition apportée du Levant par les caraques ventrues des marchands - on brossa longuement ses cheveux qui sous les mains habiles des baigneuses reprirent tout leur éclat mais, à la grande surprise de Catherine on ne les recoiffa pas en nattes serrées capables de supporter le poids et les épingles d'un hennin. Les servantes se contentèrent de les relever et de les emprisonner dans une large résille de perles fines qui en ramenait la longueur au milieu du dos.

De même, aucune chemise ne lui fut offerte et la robe de satin blanc glissa comme de l'eau fraîche tout le long de son corps. C'était une très grande robe, ceinturée juste sous la poitrine par une torsade de perles, avec de larges manches qui glissaient sur les bras nus et les découvraient facilement. Le décolleté en était si généreux qu'il encadrait plus qu'il ne cachait les seins de la jeune femme dont les pointes roses effleuraient le tissu. Des bas de soie attachés au-dessus du genou par des jarretières de dentelle et des petites pantoufles de satin blanc complétèrent cette toilette étrange. Mais quand les deux femmes sombres la prenant chacune par une main la ramenèrent dans la chambre rose et la posèrent devant le miroir, Catherine, inquiète et séduite, découvrit le reflet d'une princesse de légende... et aussi que le temps, les souffrances et l'adversité avaient été sans pouvoir sur sa beauté : elle était plus royale que jamais.

Surprise, un peu éblouie aussi, elle prit plaisir, malgré elle, à se contempler ainsi un instant. Dans les profondeurs du palais, une musique lointaine et joyeuse se faisait entendre. La fête sans doute était commencée et l'on allait venir la chercher...

Une angoisse brusquement lui serra la gorge. Cette robe qui la déshabillait plus qu'elle ne la vêtait n'était pas faite pour subir les regards d'une foule. Philippe pensait-il donc l'exposer ainsi à demi-nue aux regards de ses invités, à ceux de son épouse, de René d’ Anjou, d'Arthur de Richemont ?... À aucun prix elle n'y consentirait !...

Un soupir la fit retourner brusquement et elle vit qu'il était là. Tête nue, vêtu d’une longue robe noire qui l’emprisonnait de la nuque aux talons mais sur laquelle brillait une fabuleuse Toison d’ Or, il se tenait debout à quelques pas d'elle, bras croisés, adossé au chambranle de la porte. Il la regardait sans rien dire mais l'expression affamée de ses yeux était plus éloquente qu'une prière :

— Jamais tu n'as été si belle !... murmura-t-il et sa voix était si lourde de passion contenue que Catherine se sentit frémir mais avec l'insidieuse sensation de plaisir dont aucune femme, même la plus fidèle, ne peut se défendre en face d'un homme qu'elle sait tenir en son pouvoir. Jamais je ne t'ai autant aimée ! Tu ne sauras jamais à quel point je t'aime !

Il n'avait pas fait un mouvement, pourtant elle recula d'un pas comme devant un danger.

— Que veut dire cela ?

— Rien. Je t'aime...

— Mais enfin, vous m'aviez annoncé un ami... pourquoi êtes-vous ici ?

— Parce que je t'aime...

— Mais le banquet... la fête des Rois !

— Tu n'iras pas... et moi non plus ! Les Rois, les ducs, les princes souperont sans nous ! Moi, cette nuit, je ne veux qu'une reine... toi ! Je t'aime !

Appuyée contre une crédence, elle crispa ses doigts sur l'argent glissant, ferma les yeux pour résister au vertige qui montait. C'était comme si un abîme s'ouvrait soudain devant ses pas, un abîme où, tout à coup, elle mourait d'envie de se jeter... Elle tenta héroïquement de s'en défendre.

— Ce n'est pas vrai !... fit-elle d'une voix si faible qu'elle l'épouvanta. Vous avez une épouse, des maîtresses sans nombre, des bâtards... que venez-vous me parler d'amour !

— Parce que j'en ai le droit. Parce que je n'ai jamais aimé que toi...

— C'est impossible !...

— Crois-tu ?... Regarde cette chambre, ta chambre, celle où tu m'as donné tant de bonheur, celle où je t'ai aimée sans jamais arriver à l'assouvissement.

— Ce n'est pas ma chambre. Nous ne sommes pas à Bruges !

— En effet. Pourtant elle existe partout, cette chambre, dans tous mes palais je l'ai fait reproduire minutieusement, amoureusement...

Cette fois elle rouvrit les yeux, de larges yeux effarés si dilatés qu'il se mit à rire.

— Non, je ne suis pas fou ! Va à Bruxelles, à Dijon, à Hesdin, sans parler de Bruges, bien sûr, où ta maison demeure intacte, partout tu la retrouveras... comme tu retrouveras cette image.

Vivement il alla jusqu'à l'un des panneaux de velours, appuya sur un motif invisible et le mur s'ouvrit découvrant un grand portrait que Catherine considéra avec stupeur car non seulement elle ne l'avait jamais vu mais encore elle n'en soupçonnait même pas l'existence.

Une lente rougeur envahit son visage, son cou, sa gorge car le long panneau de peuplier la montrait nue, une rose à la main à l'exception d'un seul bijou ; une chaîne de rubis soutenant le bélier de la Toison qui semblait naître de l'or frisé de sa touffe féminine.

— Qui a fait cela ? souffla-t-elle.

— Van Eyck... sur mes indications ! Lui aussi t'aime et moi je pouvais décrire chaque pouce de ton corps. Il m'en a fait cinq... identiques. Diras-tu encore que je ne t'aime pas ?

— C'est insensé... c'est de la folie ! La duchesse...

— N'a jamais vu ces chambres et ne les verra jamais. Moi seul en ai la clef et seules ces esclaves muettes s'en occupent quand je leur en donne l'ordre !

— Mais... pourquoi ?

— Pour te retrouver parfois, pour retrouver ton parfum, l'atmosphère que tu aimais. C'est vrai, j'ai des maîtresses sans nombre parce que ma chair a besoin d'une chair femelle mais aucune, jamais, n'a été admise à briller auprès de moi comme tu brillais toi ! Alors, quand je suis trop las de toutes ces femmes, quand je suis las de mon cœur vide et de ma tête politique, je fais allumer du feu dans l'une de ces chambres, j'y fais mettre des fleurs, des chandelles, j'y fais servir à souper et je bois, je bois jusqu'à ce que le souvenir de ta chair devienne insupportable... et puis je vais m'agenouiller devant toi, devant ton image... et je fais l'amour. Tout seul !... A présent, viens !

Il s'approchait d'elle et lui tendait la main. Elle recula pour éviter le contact de cette main comme si elle eût été rougie au feu.

— Non !...

Il se mit à rire.

— N'aie pas peur ! Je ne vais pas te jeter sur ce lit, si tentant soit-il.

Je t'ai invitée à souper, il me semble ? Alors viens souper ! On nous sert !

Il était écrit que cette nuit Catherine irait d'étonnement en étonnement.

Le sol s'ouvrait lentement. Une table toute servie monta du trou béant qui se referma sans plus de bruit. C'était une table fleurie, doucement éclairée et chargée de vaisselle d'or d'où montaient des odeurs délicieuses. Des hanaps ciselés et sertis de pierreries contenaient des vins chatoyants. Doucement, Philippe prit la main de Catherine, la conduisit à la cathèdre d'argent garnie de coussins placée près de la cheminée et la fit asseoir, les pieds sur une grande peau d'ours. Puis, avec autant d'habileté et d'élégance que l'un de ses écuyers tranchants il emplit un petit plat d'or de belles tranches de saumon.

Elle le regardait faire avec un étonnement qui se changeait en amusement. Il semblait avoir soudain tout oublié des confidences si étranges qu'il venait de lui faire. Joyeusement il emplit une coupe et la lui offrit.

— Mon meilleur vin de Beaune ! Celui dont je suis le plus fier.

Buvons à la nuit des Rois ! A la plus belle nuit de l'année... À la plus belle dame d'Occident !

Ils trinquèrent ensemble, burent et Catherine laissa, avec plaisir, le vin chaleureux couler en elle, réveillant le souvenir assoupi d'autres heures aussi détendues.

— Pourquoi, dit-elle cependant, m'avoir joué cette comédie ?

— Laquelle ?

— Ce banquet solennel auquel vous vouliez que j'assiste ?

— Autrefois j'étais Philippe, pour toi... et tu me disais tu ! ... »

reprocha-t-il doucement. Puis, changeant de ton : « Aurais-tu accepté si je t'avais dit que je te voulais pour moi seul, que j'étais décidé à abandonner mes hôtes, ma cour pour quelques heures de notre ancienne intimité ?

— Non, je ne crois pas... dit-elle franchement.

— Tu ne crois pas ? Mais peut-être n'en es-tu pas tout à fait sûre ?

— Peut-être...

— Merci ! Buvons encore !

Le souper fut gai, amical. Philippe était joyeux et Catherine retrouvait, non sans plaisir, le compagnon charmant qu'il avait été si souvent jadis, bien loin des charges et des grandeurs de la couronne. Il lui dit les derniers vers de ses poètes, chanta la dernière chanson, lui raconta les derniers potins, glissa même quelques informations purement politiques, entre autres sa décision de rendre prochainement sa liberté au roi René... Catherine l'écoutait les yeux mi-clos, envahie d'un bien-être qui lui paraissait tout nouveau après tant de misères et de tribulations.