Quand on en fut au dessert, il vint s'asseoir à ses pieds, sur la peau d'ours, et lui offrit des dragées qu'elle se mit à croquer. Il avait posé le drageoir sur ses genoux où l'une de ses mains se posa elle aussi mais si doucement que Catherine un peu perdue dans les brumes du vin trop généreux ne protesta pas. Appuyée aux coussins de velours, elle rêvait, laissant son esprit vagabonder à travers les souvenirs d'autrefois, le mettant en quelque sorte en vacances de ses chagrins habituels.

Elle ne parut pas s'apercevoir que Philippe lentement se redressait, s'agenouillait, laissait ses mains remonter insidieusement le long de ses cuisses qu'elles caressaient ; mais, derrière ses paupières baissées elle en suivait en frémissant le lent cheminement. Avec anxiété aussi.

Se pouvait-il que son corps, si monstrueusement malmené voici encore si peu de temps, pût retrouver si vite, et avec tant d'exigence, le grand besoin d'amour qui avait failli la jeter dans les bras de René d'Anjou ? Or les mains de Philippe, chaudes et habiles, de Philippe qui avait toujours été un amant incomparable faisaient naître en elle les sensations oubliées de jadis, ces appels profonds, ces explosions brûlantes qui, longtemps, lui avaient tenu lieu de bonheur ?

Elle entendait son souffle qui se faisait haletant. Les mains remontaient toujours mais, aux approches de son ventre, elles s'arrêtèrent et, avec un indescriptible sentiment de triomphe elle comprit qu'il hésitait, qu'il n'osait pas, lui, le maître de terres plus vastes qu'un royaume.

Quelque part une voix d'homme se mit à chanter en s'accompagnant d'un luth tandis que dans le lointain une horloge sonnait minuit.

Catherine, alors, releva les paupières. Elle le vit tout près d'elle, les lèvres tremblantes, les yeux implorants et brusquement lui sourit.

— Pourquoi t'arrêtes-tu, Philippe ? Pourquoi ne pas célébrer toute cette nuit des Rois à notre façon ?

Un soleil de joie incrédule éclata soudain dans les yeux du prince.

— Tu veux bien que ?...

Elle pencha vers lui son visage jusqu'à toucher ses lèvres.

— Je veux que tu m'aimes, que tu m'aimes une dernière fois comme tu savais si bien m'aimer jadis ! Je veux te donner cette nuit tout entière... et je veux savoir si l'amour d'un homme peut encore me faire éprouver autre chose que l'horreur !...

Une demi-heure plus tard, elle savait que Prudence avait fait du bon travail et qu'à défaut de son âme, le mécanisme délicat de son corps ne gardait aucune trace des violences subies, que la joie d'amour était toujours la même et qu'en tout état de cause, la sagesse serait d'essayer d'oublier dès que la science de la Florentine aurait fait disparaître les dernières marques tangibles du malheur. Dans les bras de celui qui, jadis, lui avait appris l'amour, Catherine recevait un étonnant bain de jouvence car, pour Philippe, le plaisir était un art nuancé, délicat et il savait y apporter une attention et une douceur rares chez les hommes de ce temps rude. La femme qu'il enveloppait du réseau savant de ses caresses recevait tant qu'elle ne pouvait s'empêcher de donner à son tour.

Plus tard, étendue dans la soie froissée du lit tandis qu'il reposait, Catherine, les yeux grands ouverts, le corps délicieusement las mais l'esprit léger, découvrit qu'au lieu d'éprouver un quelconque remords d'avoir aussi complètement trompé Arnaud elle en tirait une satisfaction maligne comme d'une vengeance réussie mais dépourvue de toute amertume. Elle avait trop souffert par lui pour ne pas trouver à cette revanche un goût d'autant plus délicieux qu'il n'aurait pas de suite. Demain elle repartirait vers de nouvelles difficultés, de nouvelles douleurs, mais le souvenir de l'oasis rose de cette nuit des Rois lui serait secourable comme un chaud rayon de soleil entre deux ondées glaciales.

Tout à l'heure, après que Philippe eut fait exploser pour la première fois le plaisir au fond de sa chair, il avait demandé:

— Pourquoi m'as-tu dit que l'amour te faisait horreur ? Ton mari est-il donc, en définitive, cette brute sans cœur que je soupçonnais ?

Et elle s'était trouvée gênée, hésitante, tentée peut- être de lui dire la vérité. Mais dire la vérité c'était faire pénétrer la violence brutale du viol dans ce doux asile de volupté. Elle s'y était refusée et s'en était tirée par un éclat de rire et une boutade.

— Un mari ce n'est bien souvent qu'un mari ! Et puis, surtout, les temps cruels que nous vivons montrent trop souvent l'amour sous ses couleurs les plus atroces, celles de l'assouvissement brutal. J'ai vu bien des choses abominables depuis que nous nous sommes quittés...

Pour le détourner de ces questions dangereuses, elle lui avait rendu ses caresses, réveillant très vite un désir qui ne demandait que cela.

Quand les cloches du couvent voisin sonnèrent matines, le Duc s'éveilla et d'un baiser réveilla Catherine qui avait fini par s'endormir.

Il faut que je te laisse à présent, mon cœur, et Dieu m'est témoin que cela m'est pénible ; mais la nuit s'achève.

— Déjà ?

Dans l'ombre rose de l'alcôve éclairée par la veilleuse elle le vit sourire, ravi et ému.

— Merci pour ce déjà, fit-il en lui baisant la main... Mais, Catherine, si la nuit t'est apparue si brève, pourquoi ne pas la continuer... la recommencer ? Reste ! Reste-moi encore un peu.

Aujourd'hui et la nuit prochaine ! J'ai encore tant de caresses à te donner ! J'ai encore tellement envie de t'aimer.

— Non. Il ne faut pas... Car demain tu me demanderais de rester davantage et moi... oh, Philippe, non je t'en prie !...

Il étouffa sa protestation d'un baiser tandis que ses doigts légers glissaient le long de son ventre vers l'intimité déjà brûlante de sa chair qu'ils n'eurent guère de peine à forcer. Avec un soupir heureux Catherine s'abandonna, s'ouvrit comme la corolle d'une fleur sous l'assaut d'une abeille... Et la houle violente du plaisir les emporta de nouveau, si forte et si profonde que la jeune femme épuisée glissa doucement dans le sommeil.

Elle ne s'aperçut pas que Philippe glissait du lit, s'enveloppait de sa longue robe noire et quittait la chambre tiède après un dernier baiser posé sur son épaule...

Ce fut une main froide sur cette épaule qui la tira du sommeil. Dans l'ombre de la chambre, Catherine, les yeux encore brouillés, vit la forme sombre d'une femme debout auprès de son lit. Les bougies mourantes ne donnaient plus qu'une faible lumière et aucune clarté ne filtrait encore aux interstices des volets de bois plaqués sur les vitraux des fenêtres.

— Levez-vous ! dit une voix calme. Il est temps pour vous de partir...

Quelque chose dans le ton acheva de réveiller Catherine. Elle s'assit sur le lit, ramenant instinctivement le drap de soie contre ses seins.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

La femme dont le visage était caché par un pli des rideaux s'en dégagea. C'était la duchesse et Catherine se sentit pâlir.

— Madame..., commença-t-elle, mais l'étrange visiteuse ne lui laissa pas le loisir de continuer.

— Je vous en prie, faites ce que je vous dis ! Levez-vous et habillez-vous. Je vous ai apporté des vêtements car on ne vous en avait laissé aucun, afin sans doute de vous mieux retenir. Ensuite, je vous conduirai moi-même hors du palais.

La voix était sans colère mais irrésistible. Isabelle de Portugal n'en avait pas besoin pour se faire obéir. Ses yeux clairs n'étaient que froideur et Catherine, humiliée, dut se résoudre à quitter l'abri dérisoire du lit, à laisser ces yeux-là contempler un instant sa nudité, à enfiler enfin la chemise qu'on lui tendait. Mais ce ne fut qu'un instant.

Dès que sa dignité fut à l'abri du fragile rempart de lin blanc, elle reprit courage.

— Pourquoi vous donner cette peine, madame la duchesse ? Il vous serait si facile de me faire jeter dehors par vos servantes ou par vos gardes ?...

— Non. C'est la seule chose que je ne puisse faire car on ne me la pardonnerait pas, justement parce qu'il s'agirait de vous.

— En usez-vous ainsi avec toutes les femmes que Monseigneur le Duc honore... demanda Catherine avec une légère insolence.

Les épaules d'Isabelle eurent un intraduisible mouvement de dédain.

— Ces créatures ? Pour qui me prenez-vous ?... Elles disparaissent bien d'elles-mêmes sans que j'aie à m'en soucier.

— Alors pourquoi moi ?

Il y eut un silence que Catherine employa à lacer la robe de velours noir qu'on lui avait apportée. Lentement, la duchesse alla vers le panneau dissimulant le portrait et en fit jouer le mécanisme.

— Parce que vous, ce n'est pas la même chose. Parce que, depuis des années j'appréhende votre retour et parce que lorsque je vous ai reconnue hier soir, j'ai compris que ce que j'avais tant craint était arrivé. Vous êtes revenue... vous, la seule qu'il ait jamais aimée, la seule qui sachiez tenir captifs aussi bien son âme que ses sens !

Croyez-vous que je ne sache pas ce qu'il cherche au fond de tous ces corps de femmes que son insatiable virilité poursuit ? Votre souvenir... vous... le désir inconscient de vous voir renaître en une autre. Croyez-vous que j'ignore, ajouta-t-elle plus bas avec une indicible amertume, que cette Toison d'Or, fondée au moment de notre mariage, ce n'était pas à moi qu'elle était dédiée ainsi que le clament sur commande les poètes de cour, mais à une autre... passionnément aimée, jamais oubliée !

Impressionnée par la colère mêlée de douleur qui vibrait dans le ton d'Isabelle, Catherine murmura :

— Comment avez-vous su ? Je croyais que vous ignoriez tout de cette histoire... de cette chambre ?

— De ces chambres ? Elles sont bien cachées cependant car l'architecte qui les a conçues a su à merveille en dissimuler les entrées mais le Duc devrait savoir que rien n'échappe à la curiosité maligne des valets ou des bouffons... J'étais mère depuis trois mois et Philippe déjà désertait ma couche quand le mien m'a montré l'une de ces chambres. Et j'ai pu apercevoir, une nuit, le prince que j'ai épousé, le père de mon fils agenouillé nu devant cette image païenne lui rendant un culte démoniaque et répugnant. Voilà pourquoi je veux que vous partiez... Oh, certes, si vous restiez les autres disparaîtraient, toutes les autres. Mais tout à son bonheur de vous avoir reprise, le Duc négligerait l'État, la Couronne ! Ses nuits dans votre lit et ses jours à vos pieds, voilà ce que serait sa vie. Allez-vous-en ! Le bien de l'État l'exige et moi, souveraine de cet État, je l'ordonne ! Une escorte vous attend en bas pour vous conduire hors des frontières.

Doucement, Catherine alla refermer le panneau, revint vers Isabelle et, tout à coup, sourit.

— J'eusse préféré que vous disiez : moi, l'épouse, je le veux !

N'aimez-vous donc pas votre seigneur ?

— Cela ne vous regarde pas ! Là n'est pas la question d'ailleurs. Et puis peut-on aimer un faune, un bouc perpétuellement en rut ?...

— Bien sûr ! mais si c'est ainsi que vous le voyez c'est parce que vous ne l'aimez pas ! Ceci dit, l'escorte est inutile. Je ne suis pas venue pour rester et cette nuit n'aurait pas eu lieu si le hasard ne m'avait placée sur le passage de votre cortège. Je ne devais rester que cette seule nuit à Lille, une simple halte avant de repartir. Le temps de reprendre mes gens et mes bagages et j'aurai quitté cette ville pour n'y plus revenir. Vous n'aurez qu'à faire enlever ces portraits qui vous déplaisent avec juste raison et à m'oublier.

— Fort bien ! En ce cas, si vous êtes prête suivez- moi...

Isabelle se dirigeait vers la porte. Catherine s'enveloppa dans un grand manteau noir ourlé de renard puis embrassa du regard la chambre chaude encore de l'odeur d'amour, le lit ravagé, les reliefs du petit repas, les braises encore rouges de la cheminée et la chimère bleue dressée au-dessus.

— Une seule question encore, madame la duchesse.

Agacée, hautaine, Isabelle se retourna au seuil :

— Vous abusez ! Laquelle ?

— Vous n'aimez pas l'amour n'est-ce pas ?...

L'étroit et beau visage de la Portugaise blonde se colora d'une profonde rougeur. Un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Qu'appelez-vous amour ? Cet assouvissement des instincts les moins avouables ? Cette agitation dégradante où la dignité humaine disparaît ? Cet attouchement contraire à la chasteté, à l'ordre divin ?...

Non. Cette communion de deux sensibilités au plus secret d'elles-mêmes, cette folie délicieuse, qui s'achève en anéantissement bienheureux d'où l'on émerge pour délirer encore. Ce...