— Assez ! coupa Isabelle. Nous ne parlons pas le même langage et je n'ai que faire de vos sensations !...
— Peut-être. Mais en ce cas, ne vous étonnez pas qu'un homme cherche ailleurs ce que son épouse lui refuse !
— Je suis fille de roi, sœur de roi ! Je n'ai pas à me soucier de complaisances compatibles seulement avec l'état de ribaude !
Catherine s'enveloppa plus étroitement dans son manteau, baissa le capuchon sur son visage et soupira.
— Vous avez raison, madame la duchesse, nous ne parlons pas le même langage. Mais j'aurais cru qu'en Portugal où le soleil a tant de force et la terre tant de parfum, même une princesse pouvait aimer l'amour !...
Quelques instants plus tard Catherine s'échappait de la demeure ducale par une petite porte dérobée et se dirigeait vers la maison de Symonne. Le jour commençait à peine à poindre mais il se levait tard en cette saison hivernale et la ville où partout claquaient les volets des échoppes et des boutiques était déjà au travail. Il avait neigé un peu avant l'aube et une couche immaculée de neige épaisse recouvrait toutes choses cachant la boue et les immondices des ruisseaux, adoucissant les toits aigus des maisons. Catherine marchait vite, heureuse de se sentir tout à coup alerte et plus jeune. Ce matin aucune trace des affreuses nausées habituelles ! Et elle aurait pu penser que son état était redevenu normal, que sa grossesse n'était qu'un cauchemar dont l'amour de Philippe l'avait délivrée. Bien sûr il n'en était rien et à présent il fallait songer sérieusement à cette délivrance définitive qui barrait le cours de l'avenir.
Chez Symonne où seuls les serviteurs étaient éveillés mais où de toute évidence elle était attendue, elle demanda que l'on allât au palais prévenir messire Van Eyck car elle désirait lui parler de toute urgence.
On lui répondit qu'il n'y aurait pas si loin à aller et que le peintre avait accepté l'hospitalité des Morel et devait sommeiller encore.
— Eh bien, allez le prévenir ! ordonna-t-elle.
Elle n'eut pas longtemps à attendre. Quelques secondes plus tard Van Eyck accourait, les cheveux en désordre, enveloppé à la hâte dans son manteau de voyage qui lui tenait lieu de robe de chambre, mais très éveillé.
— Par tous les saints du Paradis, où diable étiez- vous, Catherine ?
Nous nous le sommes demandé la plus grande partie de la nuit.
— Comme si vous ne le saviez pas ? Au palais bien sûr !
— J'en conviens mais où, au palais ? Nous étions morts de peur et nos craintes augmentaient avec les heures. Nous pensions à des choses affreuses.
— Lesquelles ?
— Allez savoir ! Vous étiez d'une telle humeur hier que je me demandais si vous n'aviez pas été jetée en prison. Quand nous avons su par dame Symonne que Monseigneur n'avait pas paru au banquet des Rois, qu'il avait abandonné ses hôtes sous un vague prétexte de malaise, quand il m'a été impossible, à moi, son valet de chambre, d'obtenir l'importante audience dont j'avais besoin, j'ai tout imaginé.
Le Duc, après une entrevue pénible, vous avait fait arrêter, incarcérer puis, furieux et malheureux il s'était enfermé, refusant la fête, remâchant sa colère et sa déception comme il lui arrive si souvent de le faire... Un instant, même, j'ai pensé que peut-être il vous avait tuée.
— Tout simplement ? Quelle imagination ! Il ne vous est pas venu à l'idée que j'aie pu passer la nuit avec lui ?
— Passer... la nuit avec le Duc ? Toute la nuit ?...
Toute la nuit ! Non, Jean, ne prenez pas cette mine de chat qui a découvert un bol de crème. Cette nuit, il a été mon amant, en effet tout comme jadis, mais c'était pour la dernière fois. Nous ne nous reverrons plus. Un adieu, en quelque sorte... définitif !
Sous son harnachement, Van Eyck haussa les épaules.
— Quelle stupidité ! Il vous aime, Catherine, et...
— Oh, je sais qu'il m'aime. J'en ai eu la preuve surabondante dans cette chambre rose, copie fidèle de ma chambre de Bruges à l'exception toutefois de ce que l'on trouve derrière les panneaux ! On dirait que vous vous entendez à merveille à peindre non seulement ce que vous connaissez bien, mon ami, mais encore ce que vous n'avez jamais vu ! Et il paraît que vous avez répété cet exploit à... cinq exemplaires ? Compliment !
Devenu rouge comme une brique il lui jeta un regard indigné.
— Six !... fit-il.
— Six ? Comment cela ?... Le Duc m'a dit cinq !
— J'en ai fait un pour moi mais je n'ai pas jugé utile de le lui dire, grogna-t-il. Et si vous voulez en savoir plus encore non seulement je n'en ai aucun regret mais encore j'ai passé à peindre ces images les moments les plus enivrants de toute ma vie ! Ah que c'était doux, que c'était délicieux d'esquisser les contours de ce corps que Monseigneur décrivait avec des mots de poète, puis d'en faire naître la chair, la couleur, d'en caresser les formes ! Mon pinceau était animé par sa pensée et ses souvenirs d'amour ! Et vous auriez voulu que je ne garde rien pour moi de ces instants uniques où nous vous faisions renaître entre nous ? Vous surgissiez lentement de mes mains dans tout l'éclat de votre grâce, avec tous les secrets enfin révélés, pour moi, de votre féminité...
Abasourdie, Catherine écoutait sans en croire ses oreilles la tirade passionnée du peintre. Elle savait depuis toujours qu'il avait pour elle plus que de l'affection mais elle croyait à un amour abstrait d'esthète et d'artiste, un amour désincarné en quelque sorte. Elle n'avait jamais imaginé qu'il pût la désirer avec cette ardeur, une ardeur qui n'était pas sans l'inquiéter pour la suite de leurs relations. Si elle devait demeurer quelque temps chez lui, à Bruges, qui pouvait dire comment les choses risqueraient de tourner ? Pour couper court au flot lyrique, elle choisit de se mettre en colère.
— Ma parole les hommes sont fous ! Et plus fou que vous, mon cher, je n'en vois guère si ce n'est votre maître ! Qui a jamais rien entendu de plus insensé ?...
— Peut-être ! riposta Van Eyck douché et maussade, mais sa folie à lui semble avoir été, cette nuit, payée de retour ! Oserai-je jamais en espérer autant ?
— Certainement pas ! Et, Jean, si vous voulez que nous demeurions toujours les bons amis que nous avons été jusqu'à présent, nous ne parlerons plus jamais de cette... période un peu trouble de vos relations avec le Duc, pas plus que de ces étranges portraits.
— J'imagine que vous vous préférez en madone ? fit Van Eyck amèrement.
— Sans le moindre doute... même si cela vous paraît plein d'outrecuidance...
— Cela peut difficilement passer pour de l'humilité. Autrement dit vous préférez l'adoration de tous à celle d'un seul...
Catherine poussa un soupir excédé.
— Si vous le voulez bien, Jean, nous discuterons ce point-là plus tard et autant que vous voudrez. À présent, je pars ! Dans une heure je dois avoir quitté la ville.
— C'est impossible, voyons ! Dois-je vous rappeler que si vous avez passé la nuit avec le Duc, je n'ai pas encore eu, moi, le privilège de l'approcher ? Et il faut que je lui parle. Je suis ambassadeur que diable !
Je le sais mais il n'empêche que je dois partir tout de suite. Écoutez : Bruges n'est pas si loin. Dix- huit lieues tout au plus. Je peux les faire avec la seule escorte de Gauthier et de Bérenger. Je vous attendrai chez vous voilà tout ! Maintenant, je vais chercher les garçons... mais qu'avez-vous ? Vous n'êtes pas bien ?
Van Eyck, en effet, était devenu aussi rouge que son vêtement, un beau pourpre sombre, et il semblait tout à coup très malheureux.
— Écoutez, Catherine, je voulais vous le dire au moment où nous arriverions à destination mais il n'est pas possible que vous alliez chez moi... surtout sans moi !
— Pourquoi ? Vous avez donné des consignes tellement sévères à vos gens ?
— Ce n'est pas cela. Je... je suis marié !
— Quoi ? Vous êtes...
— Oui. J'ai épousé Marguerite trois mois à peine après votre départ, dès mon retour du Portugal. C'est le Duc, bien entendu, qui a arrangé ce mariage, très avantageux, pour me récompenser de mon ambassade. Une récompense si l'on veut d'ailleurs.
— Mais enfin... pourquoi ne l'avoir jamais dit ? C'est absolument stupide ! Nous sommes de si vieux amis...
— Je n'en ai pas eu tellement l'occasion, vous savez. Combien de fois vous ai-je vue depuis ? A Ronce vaux et puis ces jours derniers à Luxembourg... et c'est tout !
— Voilà une semaine que nous sommes ensemble. Il me semble que vous avez eu largement le temps...
— Je sais... mais voyez-vous, je ne suis pas tellement satisfait de ce mariage bien que j'en aie une fille. Ma femme et moi nous entendons plutôt mal et la plupart du temps je préfère l'oublier. Et puis, j'étais si heureux de vous avoir retrouvée ! Il me semblait que le temps s'était aboli, que tout était redevenu comme autrefois...
— Votre femme est jalouse ?
— Incommensurablement !
Il baissait le nez comme un gamin pris en faute, si drôle tout à coup, que Catherine éclata de rire.
— Mon pauvre ami ! Mais en ce cas pourquoi m'avoir offert l'hospitalité de votre maison ? D'ailleurs, je n'avais pas vraiment l'intention de l'accepter pour ne pas faire jaser les gens de la ville dont je connais la langue agile depuis longtemps.
— Mais parce qu'il n'y a aucune raison pour que vous ne veniez pas chez moi une fois ma femme dûment prévenue. Ce n'est pas une mégère, tout de même, et j'ai bien le droit d'aider une amie en difficulté. Nous irons...
Doucement, elle lui ferma la bouche de sa main.
— Nous irons moi et les miens à l'hostellerie de la Ronce-Couronnée. Cela me rappellera le temps où je venais à la foire de Bruges avec mon oncle Mathieu et nous y serons très bien.
— Vous êtes folle ! Vous installer dans une auberge pour y faire une fausse couche ? C'est de la démence ! En ce cas, pourquoi ne pas rentrer tranquillement chez vous ? Avez-vous oublié que vous possédiez une belle maison dans notre ville ? Vous la possédez toujours, savez-vous ?
— Je le sais mais il est impensable que j'y aille. Pour tout le monde ici, je rentre en France. Le duc Philippe devra toujours ignorer mon séjour à Bruges... et la duchesse Isabelle aussi.
— La duchesse ? Que vient-elle faire là-dedans ?
En quelques phrases, Catherine raconta sa brève entrevue avec l'épouse de son amant, sans se défendre d'un plaisir secret en voyant s'allonger à mesure le visage de son ami. Etant donné la façon dont les choses s'étaient passées et sa déception quand elle avait refusé, hier, de s'attarder à Lille, elle en était venue à penser que Van Eyck n'avait jamais eu réellement l'intention de l'emmener chez lui, qu'il escomptait bel et bien qu'au passage à Lille Catherine verrait Philippe et qu'elle irait ensuite, le plus simplement du monde, occuper son ancienne demeure pour le temps de l'avortement... ou pour plus longtemps peut-être ?
À cette minute, il ressemblait trait pour trait à un renard qu'une poule aurait pris.
— Ainsi, elle sait ? soupira-t-il enfin et sa déception était si évidente que la jeune femme se remit à rire.
— Eh oui, mon pauvre ami, elle sait ! Et comme vous êtes sans doute le plus grand peintre de ce temps, elle ne doit garder aucune illusion sur l'auteur de ces chefs-d'œuvre. Votre facture est inimitable.
— Je me demandais aussi pour quelle raison je m'avais jamais trouvé, auprès de ma souveraine, accueil et sympathie... Je le sais, à présent...
— On ne peut pas plaire à tout le monde. Vous avez l'affection de votre maître, contentez-vous-en ! J'ajoute d'ailleurs qu'il ignore totalement, et la duchesse aussi à plus forte raison, que je suis arrivée ici avec vous et que je vais à Bruges. Pour tous deux, je rentre en France et vais rejoindre mes montagnes d'Auvergne. Il est préférable pour tout le monde qu'ils continuent à le croire. A présent, je vais embrasser Symonne et faire préparer mes garçons...
— Bien ! soupira Van Eyck un peu soulagé tout de même. Après tout vous avez peut-être raison. Partez devant mais n'allez pas trop vite : je vous rejoindrai en route peut-être. Et puis, avant de quitter cette maison, revenez me voir, j'ai encore un ou deux conseils à vous donner afin de faciliter votre séjour. Il n'est peut-être pas utile que l'on vous reconnaisse, là-bas...
Une heure plus tard Catherine, à nouveau flanquée de Gauthier et de Bérenger dévorés de curiosité mais se gardant bien de poser la moindre question, franchissait les remparts de Lille par la porte regardant vers la France afin que les espions de la duchesse puissent croire à son retour au pays natal. Cela allait l'obliger à un assez grand détour car la route de Bruges se trouvait tout juste à l'opposé mais la sagesse et surtout la prudence l'exigeaient.
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