Il avait été décidé, en effet, que la dame-pèlerine ne ferait qu'un très court séjour...

Ayant dit, il s'apprêtait à partir mais cette comédie, qui se déroulait dans la salle de l'auberge, parut tellement distrayante à Catherine qu'elle ne put s'empêcher de la prolonger un peu.

— Vous avez fait diligence, messire Van Eyck, et je vous en suis profondément reconnaissante mais fallait-il tant de hâte ? Je pensais ce jourd'hui faire visite à dame Marguerite, votre vertueuse épouse, auprès de laquelle vous m'aviez si aimablement invitée à Lille.

N'aurai-je donc pas le plaisir de la voir ?

— Hélas ! Mon épouse est souffrante et ne saurait recevoir. Elle me charge de vous dire tous ses regrets car elle espérait beaucoup rencontrer une dame d'aussi grand mérite mais je crois que, pour cette fois, cela ne sera guère possible !

Il avait rougi malgré lui et détournait les yeux, si visiblement gêné que Catherine faillit lui éclater de rire au nez. Ses retours à la maison, où Marguerite devait régner en souveraine absolue, n'étaient certainement pas empreints de délirante tendresse et Catherine en venait à se demander ce qui se serait passé si acceptant son invitation elle était arrivée en même temps que lui. En fait, peut-être Jean n'avait-il jamais eu réellement l'intention de l'emmener chez lui et en arrivant dans la ville il eût sans doute trouvé un bon prétexte pour l'installer à l'auberge... en admettant qu'elle continuât de refuser farouchement de reprendre logis dans son ancienne demeure du quai du Rosaire...

Ne voulant pas retourner plus longtemps sur le grill un vieil ami qui, par-dessus le marché, prenait de tels risques conjugaux pour lui rendre service, elle le laissa partir et conseilla à Gauthier et Bérenger d'aller visiter la ville tandis qu'elle-même se préparerait à l'expédition du soir. Car selon elle, ce fameux rendez-vous, pris avec le bedeau, ne pouvait signifier qu'une seule chose : la Florentine la recevrait le soir même afin que son séjour dans la ville fût aussi bref que possible.

Elle était un peu choquée d'ailleurs que Van Eyck eût masqué d'une aussi sainte intention un pèlerinage au Saint-Sang ! - cette visite à une avorteuse qui constituait bien réellement un crime aux yeux de Dieu mais elle n'était pas en situation d'imposer ses volontés, trop heureuse encore d'avoir trouvé cette aide providentielle sans laquelle il ne lui fût plus resté d'autre issue que la mort.

Vers la fin du jour, quand Van Eyck vint la chercher, elle s'enveloppa de son manteau noir, prit un gros livre d'heures et le suivit, les coiffes baissées sur le visage, dans l'attitude convenant à une pieuse créature.

— Où allons-nous ? demanda-t-elle quand ils se furent suffisamment éloignés de l'auberge.

— Mais... je vous l'ai dit : à la chapelle !

— Nous y allons vraiment ? Je croyais...

— Nous y allons d'abord ! Il ne faut pas que l'on puisse soupçonner la raison réelle de votre présence ici. Voyez-vous, dans les temps que nous vivons ici, je dois faire preuve d'une extrême prudence car les bons serviteurs du duc Philippe ne sont pas tellement bien vus. Pour un rien, nous serions même en danger.

— Alors pourquoi rester ? Installez-vous à Lille ou à Hesdin jusqu'à ce que le calme revienne. N'avez- vous pas déjà vécu plusieurs années à Lille, jadis ?

— En effet mais j'ai choisi de vivre ici et je veux y rester.

— Vous n'y êtes pas né, cependant ?

— Non. Je suis né loin d'ici, dans une petite ville au fond du Limbourg, à Maeseyck dont je n'ai gardé aucun souvenir. Ici il y a le ciel, les couleurs, l'éclat, la beauté et même la splendeur, tout ce que l'on ne trouve nulle part ailleurs, tout ce dont je ne puis plus me passer. J'ai vécu dans bien des endroits, Catherine, mais je mourrai à Bruges. Voilà pourquoi je prends, pour vous aider, tant de précautions... des précautions qui vous choquent un peu n'est-ce pas ? ou qui vous déroutent ?

— Je pensais qu'il s'agissait surtout de votre épouse.

Le soupir qui lui échappa représentait une manière d'aveu mais Jean reprit :

Bien sûr, il y a mon épouse... et Dieu sait que je n'ai pas fini de regretter mon mariage ! Mais, même pour vivre loin de Marguerite, même pour redevenir libre, je ne pourrais pas renoncer à Bruges. À présent songez à vos dévotions, nous arrivons. Ensuite quand la nuit sera tombée, nous passerons de la chapelle à l'hôtel de ville que nous traverserons pour aller à notre rendez-vous...

En dépit de la crainte qu'elle éprouvait et qui s'amplifiait à mesure qu'elle approchait d'une épreuve peut-être redoutable - un avortement présentait toujours de graves dangers - Catherine joua son rôle de façon satisfaisante. D'autant plus qu'elle n'eut pas à se forcer, une fois agenouillée devant l'ampoule sainte qui brillait, rouge dans un soleil d'or et de diamants, pour implorer du ciel le pardon du sacrilège qu'elle était en train de commettre et aussi la protection divine pour ce qui l'attendait... Dans une heure, si la femme n'était pas aussi habile qu'on le lui avait dit, elle serait peut-être déjà en train de mourir...

Et ce fut en silence et le cœur contracté qu'elle quitta le sanctuaire à la suite de Van Eyck, gagna le canal voisin et prit place dans une barque où un homme attendait.

— Mène-nous où tu sais, dit le peintre et le petit bateau se mit à glisser" sans bruit sur l'eau paisible.

La nuit était noire à présent mais des lanternes disposées sur les petits ponts ou aux angles des maisons permettaient de suivre une route sans se perdre. Le temps s'était considérablement radouci depuis la veille. La neige avait fondu, laissant la place à une boue désagréable cependant que de minces filets d'eau s'égouttaient encore des toits.

Le trajet n'était pas long et fut vite parcouru. On aborda non loin de l'église, toute récente encore, du Saint-Sépulcre dont Catherine reconnut la tour à lanterne et le petit dôme de bois. Puis, tandis que la barque allait s'abriter sous un pont voisin, Catherine et Jean s'engagèrent dans la rue au Poivre au bout de laquelle s'élevait la masse puissante de la porte Sainte-Croix.

— C'est là ! fit le peintre en s'arrêtant devant une jolie porte de bois ouvragé qui se cachait dans un renfoncement coincé entre l'arrière d'un entrepôt et le mur d'un jardin.

Cela-assurait une certaine discrétion aux gens qui étaient appelés à franchir cette porte car l'ombre était plus épaisse encore dans ce créneau. D'ailleurs il y avait peu de monde dans la rue où les magasins d'épi- ces fermaient dans le vacarme de leurs volets de bois.

Van Eyck frappa trois coups discrets à l'aide du petit marteau de cuivre poli et la porte s'ouvrit presque instantanément sur le trou noir d'un corridor au fond duquel brillait une lumière douce. Il faisait tout juste assez clair pour révéler la blancheur d'un tablier et d'une cornette de lin sur la tête d'une femme dont il était impossible de distinguer le visage.

— Entrez, messire, et vous aussi, madame, fit une voix ensoleillée par un joyeux accent méditerranéen. Vous êtes exacts. Suivez-moi, s'il vous plaît...

Ils la suivirent au long du couloir et à mesure que l'on approchait de la lumière qui venait d'une porte entrouverte, Catherine pouvait distinguer mieux la Florentine et sentait s'apaiser un peu ses angoisses... C'était une femme d'une quarantaine d'années, petite et très brune avec une peau couleur d'ivoire qui semblait aussi douce que de la soie. Elle était ronde avec un visage plein dans lequel brillaient deux yeux très noirs. Sous son tablier blanc dont les plis fraîchement amidonnés montraient de belles cassures nettes, elle portait une robe de laine rouge clair et Catherine qui s'était attendue sans trop savoir pourquoi d'ailleurs à quelque mégère édentée bâtie sur le modèle de la Ratapenade, la sorcière de Montsalvy, trouva cet ensemble un peu rassurant. Cette femme, au moins, était la propreté même !

La pièce dans laquelle on l'introduisit ressemblait tout à fait à son occupante et n'avait rien d'une auge puante. Avec son dallage noir et blanc luisant de propreté, les petits carreaux verts sertis de plomb de ses fenêtres, ses meubles si bien encaustiqués qu'ils paraissaient de satin sombre et les cuivres étincelants rangés sur le manteau de la grande cheminée de pierre où brûlait un bon feu, c'était un modèle de netteté flamande. Dans ces conditions Catherine avait peut- être une chance sérieuse de s'en tirer sans drame.

— Carlotta, commença Van Eyck, voici la dame dont je vous ai parlé. Elle a grand besoin de votre aide.

— J'espère pouvoir la lui donner. Veuillez vous étendre sur cette table, madame, dit-elle en désignant la grande table de chêne placée devant la cheminée. Quant à vous, messire, retirez-vous dans la chambre à côté, ajouta-t-elle en allant ouvrir une porte située tout au fond de la pièce.

L'examen fut rapide et parfaitement indolore. La Florentine avait des mains d'une grande légèreté qu'elle alla d'ailleurs laver soigneusement quand ce fut fini, au grand étonnement de Catherine occupée à rajuster ses vêtements. Elle n'avait jamais vu personne agir ainsi, après avoir touché un corps humain ou soigné un malade en dehors de son vieil ami Abou al-Khayr et de Sara bien entendu.

C'était encore un bon point pour l'ancienne servante de maître Arnol fini.

— Eh bien ? dit-elle au bout d'un moment de silence que Carlotta ne semblait guère disposée à rompre.

Celle-ci haussa les épaules.

— Il n'y a aucun doute. Vous êtes enceinte d'environ deux mois.

— Vous pouvez faire quelque chose ?

On peut toujours faire quelque chose, le tout est de savoir comment.

Voyez-vous, madame, interrompre une grossesse présente toujours un danger et moi je n'aime pas le danger parce que j'aime la vie. Cela ne se fait pas en cinq minutes et avec n'importe quel moyen. Alors il faudrait que vous consentiez à demeurer dans cette ville quelque temps. Or, messire Van Eyck m'a dit que vous étiez pressée...

— Pas à ce point-là ! Il a toujours été convenu que je séjournerais quelque temps ici. Évidemment, j'habite l'auberge et...

— ... et il faudrait que l'on vous trouve un endroit plus tranquille.

Le mieux serait peut-être que vous restiez ici, si vous n'y répugnez pas.

— Ce serait volontiers mais votre maison ne paraît pas grande et j'ai deux jeunes serviteurs avec moi. Je ne peux les laisser puisque je suis censée être venue ici en pèlerinage.

La Florentine eut un sourire qui lui enleva vingt ans.

— Il y a plus de place que vous n'imaginez et dès demain je peux vous recevoir. Je m'y suis d'ailleurs préparée. Pour ce soir rentrez simplement à la Ronce- Couronnée. Demain matin vous quitterez la ville mais vous y reviendrez avant la fermeture des portes et par celle qui est au bout de cette rue comme si vous aviez oublié quelque chose à Bruges. Personne ne soupçonnera votre présence chez moi si vos serviteurs veulent bien ne pas sortir d'ici. À moins, bien sûr que vous ne préfériez prendre logis chez messire Van Eyck... si vous en avez la possibilité, ce dont je doute.

— Pourquoi donc en doutez-vous ?

Carlotta se mit à rire.

— Parce que je connais dame Marguerite et qu'en dépit de votre... accoutrement de dame d'œuvres vous êtes trop belle pour qu'elle vous accepte de bon gré. Ainsi donc vous reviendrez demain ?

— Avec joie si vous voulez bien de moi. Et merci, merci de venir si généreusement à mon aide.

— Généreusement ? C'est le seigneur-peintre qui se montre généreux car si j'aime aider mon prochain, j'ai un très gros défaut : j'aime l'or et je suis très chère ! ajouta-t-elle avec une franchise qui enlevait tout côté choquant à ses paroles. Car la plupart des belles choses coûtent cher...

Dans le bachot qui au long des canaux déserts la ramenait avec Jean vers l'hôtel de ville et le Saint- Sang, Catherine, rassurée, laissa, pour la première fois depuis des mois, son esprit vagabonder autour de pensées où le gris tenace de l'angoisse faisait place insensiblement à la rose aurore de l'espoir. La paix et la délivrance, sinon le bonheur, devenaient possibles...

Rentrée à la Ronce-Couronnée, elle remercia Van Eyck avec l'ancienne chaleur de leurs relations habituelles mais mit nettement les choses au point avec lui : dès son retour en France elle lui ferait envoyer, par son banquier Jacques Cœur, une somme correspondant à ce qu'il aurait dépensé pour elle. Il ne s'agissait pas qu'il eût des difficultés avec une ménagère qui devait avoir l'œil sur la bourse commune.

— Sur la bourse commune, oui... mais pas sur certains fonds secrets que j'ai en dépôt chez mon ami Arnolfini et qu'alimente la générosité du Duc. Certains portraits de vous m'ont rapporté beaucoup d'or, ajouta-t-il avec un sourire. Et si j'en dépense un peu pour vous, mon amie, ce n'est, croyez-moi, que justice. Ne prenez donc nul souci de cela. À présent je vous souhaite une bonne nuit. Nous nous reverrons... discrètement, chez Carlotta où j'irai l'un de ces soirs prendre de vos nouvelles.