— Ce qui veut dire ?

— Que vous demeurerez ici jusqu'à la naissance de cet enfant. Il sera peut-être possible alors de voir à qui il ressemble !

— Je me tue à vous dire qu'il n'est pas du Duc !

— Peut-être... et au fond cela ne présente que peu d'importance, fit le bourgmestre avec un froid sourire. Ce qui importe c'est que vous soyez ici, en attente d'enfant, que vous y demeuriez sous bonne garde... et que le Duc en soit promptement informé !

Catherine trouva assez d'empire sur elle-même pour éclater de rire.

Et que voulez-vous que cela lui fasse ? Nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre depuis longtemps. Alors ce qu'il peut advenir de l'épouse du sire de Montsalvy et de son enfant, voilà qui doit lui être parfaitement égal. Vous commettez une lourde erreur, sire bourgmestre, une erreur que vous regretterez peut-être profondément !

— Cela m'étonnerait. Même s'il n'est pas du Duc, l'enfant n'est pas non plus de votre mari, car vous ne vous seriez pas donné tant de peine pour le supprimer. Quant aux... sentiments de Monseigneur envers vous, je ne suis pas certain que vous en soyez bien informée.

Vous êtes trop modeste, dame Catherine... beaucoup trop modeste et je crois savoir moi que le Duc ne vous a guère oubliée. Tout le monde ici connaît la vérité sur la Toison d'Or...

— Une vérité vieille de huit ans !

— Le temps ne fait rien à l'affaire. C'est un prince fort sensible que monseigneur Philippe... et nous sommes persuadés que vous sachant entre nos mains... et en danger de mort, il traitera la chose avec désinvolture.

La gorge de Catherine se sécha brusquement.

— De mort ?... Avez-vous perdu l'esprit ? Que vous ai-je fait ?

— Rien du tout. Mais si le Duc refuse de nous rendre nos privilèges, ou... s'il osait nous attaquer, nous aurions le regret de vous exécuter immédiatement.

C'était plus que Gauthier n'en pouvait supporter. Par trois fois, déjà, au cours du dialogue, Catherine avait dû, par un geste impérieux, l'empêcher de prendre part au débat. Cette fois, il n'y tint plus. Tirant son épée d'un geste brusque il en posa la pointe sur la poitrine du bourgmestre.

— Je crois que vous dépassez les bornes, bourgmestre ! Je n'ai pas l'habitude de laisser insulter ou menacer ma maîtresse car la garder est ma principale fonction. Aussi faites-moi donc le plaisir de sortir d'ici et plus vite que cela. Mais auparavant, toutefois, ayez donc la bonté de nous établir immédiatement un laissez-passer qui nous permette de quitter votre bonne cité, si agréablement hospitalière.

— Et si je n'obéis pas ?

— Je vais avoir l'immense plaisir de vous couper la gorge !

Van de Walle haussa les épaules.

— Vous signeriez votre arrêt de mort immédiate. Avez-vous envie d'être pendu ?

— Comme vous avez si bien pendu cette pauvre femme, la Florentine ? Car c'est sur votre ordre, n'est-ce pas, qu'on l'a exécutée ?...

— Gauthier ! reprocha Catherine. Je crois que vous dépassez vous aussi les bornes...

— Croyez-vous ? Regardez donc la figure de votre bon bourgmestre. Il ne lui vient même pas à l'idée de nier ! On tient beaucoup décidément à ce que vous ayez un enfant !

— Et à ce qu'elle l'ait ici ! coupa Van de Walle. Alors que décidez-vous ? Me tuez-vous ou bien...

Vivement, Catherine posa sa main sur celle du jeune homme l'obligeant à abaisser l'arme qui était déjà légèrement enfoncée dans l'épaisseur du tissu.

— Laissez, mon ami ! Comme on vient de vous le dire, cela ne servirait qu'à vous envoyer à la mort, sans nous sauver. Vous pensez bien que ces messieurs ne sont pas venus seuls...

— En effet, dit l'échevin Metteneye qui avait assisté sans ouvrir la bouche à cette scène violente et considéré avec un calme parfait le danger couru par son chef. Il y a, devant l'auberge, une compagnie entière de la milice communale, toute disposée à nous prêter main-forte...

Contre une femme et deux jeunes gens ? articula Catherine méprisante. Mes compliments, seigneurs bourgeois ! Voilà de la bravoure... presque aussi brillante que celle par vous déployée devant Calais ! Eh bien donc, me voici votre prisonnière ! Puis-je savoir où vous avez l'intention de me garder ? Dans cette auberge ? J'en serais navrée : elle a beaucoup perdu depuis le temps où mon oncle en était l'un des plus fidèles clients. À présent, c'est un coupe- gorge ! ajouta-t-elle en adressant au malheureux Cornélis la fin de son sourire dédaigneux, sous lequel il parut se recroqueviller. Plutôt au Steen... à la prison, j'imagine ?

— Ni l'un ni l'autre ! coupa le bourgmestre. Vous êtes un otage trop précieux pour n'avoir pas droit à tous les égards. Il est inutile d'attiser encore la colère du Duc. Vous serez donc parfaitement traitée... à moins que l'on ne nous oblige à des solutions extrêmes.

— Auquel cas vous me couperez la tête avec tout le respect qui m'est dû ? Alors, où irai-je ?

— Mais... chez vous ! Votre maison vous appartient toujours et elle a été soigneusement entretenue par ordre de Monseigneur... ce qui, vous l'avouerez, est une parfaite preuve d'indifférence. Vous y aurez toutes vos aises, mais, bien entendu vous y demeurerez sous une étroite surveillance. Je vais d'ailleurs avoir l'honneur de vous y conduire moi-même et, puisque vous étiez prête à partir, je pense qu'il n'y a aucune raison de différer plus longtemps. Quant à vous, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Gauthier, je veux bien oublier votre... coup de sang de tout à l'heure car, à tout prendre, vous n'avez fait que votre devoir de bon serviteur mais je vais m'assurer...

— Ah non ! protesta Catherine. Vous n'allez pas me prendre mes serviteurs ? Je veux bien être votre prisonnière ; je veux bien risquer ma vie entre vos mains et j'essayerai de prendre mon mal en patience mais j'entends garder ceux qui me sont dévoués. Or, je n'ai plus ici que deux amis : mon écuyer et mon page : laissez-les-moi !

Van de Walle s'inclina.

— Soit ! Permettez-moi cependant de corriger vos paroles, dame Catherine. Vous avez ici bien plus d'amis que vous n'imaginez et vous aurez toute la ville si, grâce à vous, nous retrouvons commerce fructueux, paix et privilèges...

Il semblait croire à ce qu'il disait. Avec un haussement d'épaules agacé, Catherine s'en alla prendre son manteau posé sur un coffre et le jeta sur ses épaules. Curieusement, elle n'éprouvait plus aucune révolte car elle voyait dans ce qui lui arrivait le signe indiscutable du destin, la main de Dieu que son faux pèlerinage avait offensé. Elle connaissait trop Philippe pour s'illusionner, si peu que ce soit, sur son sort : jamais, il ne confondait la politique et ses sentiments. Jamais non plus, et quel que puisse être l'amour qu'il lui portait encore, il ne baisserait pavillon devant des bourgeois révoltés pour la garder vivante... quitte à noyer Bruges dans un bain de sang quand il aurait remis la main dessus, ce qui arriverait tôt ou tard ! Il pleurerait abondamment le trépas de la femme qu'il avait sans doute aimée le plus au monde mais il ne lèverait pas le petit doigt pour l'en sauver, tout au moins aux conditions qu'on allait lui imposer.

Persuadée qu'en gagnant sa maison d'autrefois, elle commencerait sa marche vers l'échafaud, Catherine suivit le bourgmestre. Au-dehors, en effet, un groupe important de la milice attendait, en armes et, pardessus leurs casques étincelants, la prisonnière put voir que la rue aux Laines était pleine d'une foule silencieuse, presque inerte, ce qui pour une foule flamande n'était pas de très bon augure.

Avant de passer le seuil, elle arrêta le bourgmestre.

— Encore un mot ! Selon toutes probabilités, je mourrai ici mais, après tout, c'est sans grande importance. Ce que je désire c'est qu'après ma mort il ne soit fait aucun mal à mes jeunes serviteurs et qu'on les laisse repartir librement vers leur pays. Pouvez- vous me donner cette assurance ?

Les yeux froids du bourgmestre s'attachèrent un instant au beau visage tourné vers lui, si paisible, si serein qu'une sorte d'émotion passa dans son regard devant tant de tranquille courage.

Sur mon honneur, vous avez ma parole ! Mais... j'ose espérer que, bientôt, vous pourrez vous aussi retourner vers vos domaines et votre vie habituelle, dame Catherine... et même que nous célébrerons cet événement par une grande fête ! Catherine haussa les épaules.

— Vous croyez aux miracles, messire ? Moi, j'y crois de moins en moins!

CHAPITRE X

L'otage de Bruges

Quand vint le printemps, les blancheurs et les frimas de l'hiver devinrent grisaille et gadoue. Le froid avait cessé mais les nuages charriés par le vent de mer se mirent à déverser des torrents de pluie qui détrempèrent la terre et gonflèrent les canaux. Le dimanche de Pâques, qui était cette année-là le 31 mars, il plut tellement que l'eau envahit non seulement les caves des maisons mais encore nombre de salles du rez-de-chaussée et les Brugeois obligés de passer ce jour de fête à sauver leurs meubles de l'inondation en vinrent à penser que Dieu leur en voulait personnellement et boudèrent quelque peu les offices du jour.

Chez Catherine, ce fut un jour comme tous les autres, aussi terne, aussi morne... avec pour seule satisfaction la pensée que les factionnaires apostés nuit et jour à l'étage inférieur de sa maison avaient les pieds dans l'eau. Mais le récit enthousiaste et imagé que lui en fit un Bérenger assoiffé de vengeance ne lui arracha qu'un faible sourire.

Pourtant, quand le bourgmestre Van de Walle l'avait ramenée dans la maison qui avait été la sienne, elle en avait éprouvé la joie que ressent le voyageur en retrouvant un lieu charmant où il a connu, jadis, des jours pleins de douceur. Le petit palais, dont les hautes fenêtres lancéolées se reflétaient si joliment dans l'eau calme d'un canal avec les couleurs chaudes de ses vitraux et la grâce de ses pignons sculptés, avait été, en effet, amoureusement entretenu. L'intérieur, fleurant bon la cire fraîche et l'odeur forestière des feux de bois, était demeuré dans l'état exact où elle l'avait laissé. Elle revit la grande salle avec sa cheminée de grès couleur de crème, les faïences italiennes et les beaux objets d'étain ou d'or, les précieuses verreries de Venise qui chargeaient ses dressoirs et ses crédences avec le siège, légèrement surélevé et surmonté d'un dais en tapisserie à personnages qui marquait, souverainement, la place de la dame du lieu. Elle revit la chambre rose et argent si follement recopiée par son amant princier, elle revit les saules de son petit jardin dont les longues chevelures se penchaient sur l'eau verte. Mais elle ne revit aucun de ses anciens serviteurs et surtout, surtout, Sara n'était plus là, elle non plus, Sara qui s'entendait si bien à régenter toute la maison. Et parce qu'elle n'y était plus, le petit palais posé sur son miroir semblait avoir perdu son âme. Il n'était plus pour Catherine qu'une ravissante coquille vide où la vie allait s'écouler bien monotone, rythmée par la cloche du beffroi qui, matin et soir, sonnait pour le début et la fin du travail dans la ville.

Bien sûr, on lui donna d'autres domestiques mais ils avaient le visage fermé et les yeux inquisiteurs des geôliers et ils s'entendaient trop visiblement avec ceux qui, chaque jour, venaient s'installer dans la salle basse pour assurer la garde du précieux otage. Une étrange garde, d'ailleurs, fournie chaque jour par une corporation différente comme si tous les corps de métiers de la turbulente cité tenaient à s'assurer, à tour de rôle, de ce que leurs intérêts étaient bien protégés.

Et l'on put voir flotter alternativement devant la porte de Catherine la bannière des chaussetiers, celle des plombiers, des orfèvres, des mouliniers, des chapeliers, des huchiers, des déchargeurs de vin, des peintres, des cordiers, des chandeliers, des barbiers, etc.

Cette garde, sans cesse différente, était devenue la grande distraction de Gauthier et de Bérenger, la seule qui leur fût permise car, pas plus que Catherine, ils n'avaient le droit de sortir de la maison qui au fil des jours perdait toujours un peu plus de son charme et devenait prison. La jolie porte peinte et sculptée ne s'ouvrait jamais pour eux. Seules les fenêtres pouvaient s'ouvrir mais l'air qui entrait était si froid qu'il fallait bien vite les refermer. L'ennui s'installait en dépit des efforts de Catherine et de Gauthier qui pour meubler le temps avaient entrepris de continuer les études de Bérenger regrettablement négligées depuis son départ de Montsalvy.

Heureusement, on ne leur marchandait ni les livres, ni le papier, ni les plumes et grâce à tout cela bien des heures passaient, moins lourdes que les autres.