Naturellement, l'otage n'avait pas droit aux visites. En dépit de ses efforts et d'une scène violente qu'il était allé faire aux échevins, Jean Van Eyck n'avait pu obtenir la permission de voir son amie. On lui avait même fait comprendre qu'il était préférable pour lui de ne s'absenter de chez lui que le moins souvent possible, ce qui réjouissait si visiblement sa femme que sa fureur à lui s'en trouvait redoublée. Il s'en vengeait en exécutant, de dame Marguerite, un portrait si peu flatté qu'il en devenait féroce. Mais cela ne lui rendait pas ses coudées franches pour autant...
Quant à Catherine, chaque jour, matin et soir, elle devait recevoir le chef de sa garde personnelle venu s'assurer de ce qu'elle était toujours là. En outre, le dimanche, un prêtre de l'église Saint-Jean venait dire la messe pour elle et l'entendre en confession si elle le désirait, mais elle ne le désirait jamais. Enfin, tous les quinze jours, Louis Van de Walle ou l'autre bourg mestre Maurice de Varssenare venait lui rendre une très cérémonieuse visite, s'inquiétait de sa santé, de ses besoins mais ne répondait jamais à ses questions lorsqu'elle essayait de savoir où en étaient les pourparlers avec le Duc...
En foi de quoi, elle avait l'impression que les choses étaient loin de s'arranger car à chacune de leurs visites, elle leur trouvait la mine plus grave et le regard plus inquiet.
Cela ne la tourmentait pas outre mesure d'ailleurs car elle en venait à éprouver, pour son propre destin, un curieux détachement. Trop de catastrophes s'étaient abattues sur elle depuis qu'elle avait dû quitter sa chère Auvergne. Elles avaient fini par user sa résistance morale et, à présent, la mort, même tragique, même sanglante sous la doloire d'un boucher, prenait lentement les couleurs apaisantes d'une délivrance.
En quittant la vie, elle entrerait enfin dans le repos éternel, elle serait débarrassée à tout jamais de ce corps qui lui avait donné des joies, certes, mais tellement plus de souffrances, de ce cœur trop souvent mis à la torture par la dureté, l'égoïsme et l'intransigeance d'Arnaud.
Parfois, la nuit, tandis que les yeux grands ouverts dans l'obscurité elle écoutait couler les heures sans trouver le sommeil, elle cherchait à sonder la vérité de ce cœur. Naguère encore, la seule évocation de son époux suffisait à en accélérer le rythme, à le faire soupirer de bonheur ou se crisper de souffrance. Mais depuis quelque temps il restait étrangement silencieux, comme si, las d'avoir trop crié dans le désert, il avait perdu sa voix...
Seule, la pensée des enfants, qu'elle ne reverrait sans doute jamais, réussissait à faire renaître le chagrin et le regret mais c'étaient là des sentiments égoïstes car elle savait les petits bien protégés au milieu de toutes ces bonnes gens de Montsalvy qui les adoraient et qu'ils aimaient, auprès de Sara, leur seconde mère, de l'abbé Bernard... et d'Arnaud, dont les sentiments paternels ne pouvaient être mis en doute. Non, en vérité, leur mère ne leur était pas indispensable et elle pouvait mourir en paix, sur cette terre de Flandre qu'elle avait aimée et qui bientôt se refermerait sur elle... Sur elle et sur ce poids chaque jour plus intolérable, qui se gonflait dans les mystérieuses ténèbres de son corps... A cause de cela aussi la mort devenait désirable car la dame de Montsalvy savait bien qu'elle ne pourrait pas survivre à la naissance de l'enfant monstrueux que lui avait infligé un démon pourvu de trop de visages pour n'en montrer qu'un seul.
Sa grossesse, d'ailleurs, devenait pénible et lui causait des malaises, des dégoûts surtout qu'elle n'avait jamais connus auparavant.
Jusqu'alors, la vie active, au grand air la plupart du temps, qu'elle avait toujours menée lui avait valu des attentes faciles, à peu près exemptes de désagréments et à la suite de quoi elle mettait ses enfants au monde avec la simplicité des campagnardes.
Cette fois, les choses s'annonçaient plus difficiles. L'existence confinée ne lui valait rien. Elle perdait l'appétit, maigrissait et chaque matin qui se levait la trouvait plus pâle, et plus profond le cerne de ses yeux... Au point qu'au soir du lundi de Quasimodo, lorsque Louis Van de Walle apparut, Gauthier lui sauta littéralement au visage quand il franchit le seuil de la salle.
— Si vous avez juré sa mort, il serait plus honnête de le dire tout de suite, sire bourgmestre. Chaque jour qui passe la voit plus faible et je peux vous prédire avec certitude qu'avant peu votre précieux otage vous aura échappé parce que Dieu s'en sera chargé. Que direz-vous alors au duc Philippe ?
— Puis-je la voir ?
Certainement pas ! Pour ce soir vous vous contenterez de moi. Elle est au lit depuis hier. J'ajoute qu'elle n'a rien avalé depuis deux jours en dehors d'un peu de lait.
Un vif mécontentement se peignit sur le visage anguleux du magistrat municipal.
— Si la comtesse est souffrante pourquoi n'en avoir rien dit ? Nous aurions envoyé aussitôt un médecin...
— Elle n'a pas besoin de médecin, elle a besoin de respirer, de bouger. Ce n'est pas la maladie qui la tue, c'est votre prison, si dorée soit-elle ! Et je peux vous le dire avec certitude : dans l'état de faiblesse grandissant où je la vois, l'accouchement la tuera si elle ne meurt pas avant.
— Qu'en savez-vous ? Etes-vous médecin ?
— Je n'en ai pas le titre mais j'en sais autant que la plupart. J'ai pris mes premiers grades en Sorbonne et je vous dis, moi, que dame Catherine n'en a plus pour longtemps !
Brusquement, le bourgmestre perdit son empesage officiel. Son échine, si raide l'instant précédent, se voûta tandis qu'il s'en allait tendre ses mains maigres au feu ardent de la cheminée. Le reflet des flammes accusa les plis soucieux de son visage.
— Sur le salut de mon âme, je vous jure que je ne veux pas sa mort et qu'il n'a jamais été dans mes intentions de la réduire à un emprisonnement aussi étroit. Je pensais la laisser libre d'aller et venir dans l'enceinte de la cité, sous surveillance bien sûr, mais je ne voulais pas l'enfermer. Néanmoins il m'est impossible, à l'heure qu'il est, de lui permettre de sortir.
— Mais enfin pourquoi ?
Parce que les gens des Métiers ne le toléreraient pas et que ce sont eux qui sont, en fait, les véritables maîtres de la ville. Moi et mon collègue Varssenare nous ne sommes plus guère bourgmestres qu'en titre... et obligés de hurler avec les loups si nous voulons demeurer en vie, nous et nos familles. Cela ne vous a pas surpris de voir des corroyeurs, des potiers, des patenôtriers1 monter la garde ici alors que nous avons une milice communale aux ordres du capitaine de la ville, Vincent de Schotelaere qui est de mes amis ?
— Qu'attend-il alors pour faire le ménage et imposer le respect des magistrats et de la loi ?
Van de Walle haussa les épaules et passa une main, dont Gauthier remarqua qu'elle tremblait légèrement, sur ses yeux fatigués.
— Les officiers ne demanderaient que cela. Mais les hommes de troupe sortent à peu près tous des familles de travailleurs ou du bas peuple qu'avec de la bière et un peu d'or on fait brailler sur le mode que l'on veut. Voyez-vous, les choses en sont venues au point où, même s'il était en mon pouvoir de laisser sortir votre maîtresse, je me garderais bien de le faire car ce serait la vouer au massacre. Les esprits se montent de plus en plus, jeune homme, et vous n'imaginez pas à quel point le peuple, surchauffé, se montre rétif et insolent. En toute honnêteté, j'ai cru, en gardant ici dame Catherine, agir pour le bien de ma cité, pour sa richesse et pour ses privilèges séculaires. A présent, je me demande si j'ai eu raison. Je... je ne sais plus !
Silencieusement, Gauthier alla jusqu'à un dressoir, y emplit deux gobelets de malvoisie et vint en offrir un au bourgmestre.
— Asseyez-vous, messire... et buvez ceci. Je crois que vous en avez besoin.
Avec une grimace qui pouvait passer à la rigueur pour l'ombre d'un sourire, Van de Walle accepta le vin et le siège que le jeune homme lui avançait. Gauthier le laissa boire et se détendre un peu dans le moelleux des coussins. Cet homme qu'il y a un instant encore il imaginait tout-puissant, monolithique et impitoyable, lui faisait pitié à présent. Il ressemblait bien plus à un gibier traqué qu'au premier magistrat d'une cité souveraine...
1 Les chapelets, faits d'ambre, dont Bruges possédait le monopole, étaient une des grandes spécialités de la ville.
Quand il eut vu un peu de couleur revenir à son visage blême, Gauthier, doucement, demanda :
— Les choses vont si mal avec le Duc ?
Il s'attendait à voir son vis-à-vis se refermer comme une huître et partir sans ajouter un seul mot. Il n'en fut rien. Van de Walle devait être à bout de nerfs car il se laissa aller à soupirer, puis répondit :
— Plus encore que vous n'imaginez ! Lorsque nous avons envoyé, fin janvier, auprès de Monseigneur pour continuer les pourparlers et l'informer de la présence de dame Catherine en notre ville, il n'a même pas voulu recevoir les messagers. Mais, le 11 février, il déclarait hautement que le Franc formerait à l'avenir le quatrième membre du pays avec Gand, Ypres et Bruges et qu'en aucun cas ses habitants ne pourraient se faire admettre dans la bourgeoisie de Bruges. C'est la liberté pour le Franc... et un coup très rude pour notre économie !
— Et l'Écluse ?
— Il n'en a pas été question mais je vous rappelle qu'elle fait aussi partie du Franc. Alors...
— Vous n'avez rien fait depuis ?
Bien sûr que si ! Puisque nos envoyés n'ont pas été reçus, mon collègue Maurice de Varssenare s'est rendu en personne à Lille. Il venait de partir quand nous avons appris que, le 11 mars, le Duc avait confirmé, par charte, les droits du Franc à une organisation indépendante. Depuis nous sommes sans nouvelles. Nous ne savons même pas ce qu'il est advenu de Varssenare. J'ai peur que le Duc ne l'ait fait jeter en prison. Ce qui n'empêche pas les gens d'ici de crier déjà à la trahison et de réclamer sa tête ! Nous vivons des temps difficiles, jeune homme, mais j'ai peur qu'ils ne le deviennent plus encore. Alors, je vous en conjure, faites tout ce que vous pouvez pour votre maîtresse mais gardez-la en vie. Demain, mon épouse, Gertrude, viendra la voir. Voilà des semaines qu'elle me supplie de le lui permettre car elle a beaucoup de sympathie pour elle. Peut-être arrivera-t-elle à la raisonner, à l'inciter à se nourrir, à lutter. Et puis... demandez-lui de me pardonner !
— Ne vaudrait-il pas mieux essayer de la faire partir d'ici ? Que se passera-t-il si les croquants qui gardent cette maison décident un jour d'y mettre le feu ou d'en massacrer tous les habitants ?
— Je sais mais je n'y peux rien. Croyez bien que si sa fuite était possible ce serait déjà fait. Mais...
— Mais ce serait signer votre arrêt de mort, n'est-ce pas ?
Le bourgmestre baissa la tête.
— ... et surtout celui de ma famille car ces gens ne feraient pas de différence. Et j'ai des enfants...
Comme pour apporter un contrepoint sinistre à ses craintes, une clameur s'éleva à l'extérieur, dans la rue même où s'ouvrait la maison, une clameur d'où jaillit, isolé et menaçant, le cri de « Mort aux traîtres !... » Van de Walle se leva.
— Qu’ont-ils pu découvrir encore ? soupira-t-il. Il vaut mieux que j'aille voir. Les inondations n'arrangent rien...
Et il partit, laissant Gauthier méditer à loisir les nouvelles inquiétantes qu'il lui avait données...
Cette nuit-là. le jeune homme ne dormit guère. Enfermé avec Bérenger dans leur chambre, sans parvenir à trouver le sommeil, les deux garçons tournèrent et retournèrent dans leurs têtes les données d'un problème apparemment insoluble : comment faire évader Catherine et la ramener dans ce pays de France qui leur semblait une sorte de paradis perdu en dépit des violences qui le ravageaient encore.
De la visite du bourgmestre, Gauthier n'avait rapporté, à Catherine, que ce qui lui était apparu nécessaire, c'est-à-dire les regrets qu'il avait exprimés d'être responsable de son mal, ses désirs de la voir réagir et reprendre des forces et l'annonce de la visite de son épouse pour le lendemain.
— Je crois qu'il a été contraint par son entourage d'agir comme il l'a fait mais qu'il penche davantage pour le parti du Duc que pour les rebelles...
La jeune femme avait répondu que les regrets lui semblaient un peu tardifs, qu'elle recevrait volontiers dame Gertrude mais qu'en tout état de cause, tout cela ne changerait pas grand-chose à son état de faiblesse et à son dégoût de toute nourriture...
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