— Et même de la vie, j'en ai bien peur, soupira Bérenger lorsque son ami lui rapporta ces paroles.
— Surtout de la vie ! Je suis certain qu'elle a choisi de se laisser mourir puisque à présent il ne lui est plus possible de se débarrasser de ce maudit gosse ! Aujourd'hui elle n'a bu que de l'eau. Elle a même refusé le lait.
— Tu crois qu'elle aurait décidé de se laisser périr d'inanition ? Ce serait horrible...
— Mais cela lui ressemblerait assez. La mort de la Florentine et la stupidité des gens d'ici l'ont rejetée à ses angoisses, aux remords qu'elle se forge, à l'horreur de son propre corps. Et pourtant, il faut qu'elle mange, il le faut ! Admets qu'il se présente une occasion de fuir, une chance d'évasion ? Comment pourrions-nous la saisir avec une mourante ? Déjà, elle se meut avec difficulté.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, fit Bérenger songeur. Tu dis qu'elle veut mourir. Or, hier, quand le prêtre habituel est venu dire la messe ici, elle a une fois de plus refusé la confession.
— Et tu ne comprends pas ? C'est justement ce qui me fait dire qu'elle a décidé de mourir. Comment veux-tu qu'elle s'accuse d'être en train de se suicider ? Aucun prêtre ne lui donnerait l'absolution. Nous verrons bien ce qu'elle fera demain de son déjeuner du matin...
Mais le lendemain, quand la servante porta dans la chambre de Catherine le lait, le pain et le miel qui constituaient habituellement son premier repas, les deux garçons virent le plateau ressortir intact. Une fois de plus elle avait demandé de l'eau...
Un même élan allait les précipiter dans la chambre quand maître Niklaus Barbesaen, chaussetier de son état et chef de l'escouade préposée ce jour-là à la garde, monta du rez-de-chaussée précédant un grand moine en froc noir dont le capuchon, baissé sur le haut visage ne permettait de voir qu'une longue barbe rousse.
— Que voulez-vous ? fit Gauthier impatiemment. Et qu'est-ce que vous nous amenez là encore ?
Le chaussetier offusqué considéra le jeune homme avec un franc dégoût.
— Un saint moine augustin, le frère Jean de la Vraie Croix qui arrive de Cologne où il a longuement prié devant les reliques des Trois Rois, a appris, en regagnant son couvent, le retour de la dame de Brazey dans notre bonne ville. Il dit qu'il a été jadis son confesseur et que...
— Dame Catherine ne veut voir personne ! Elle a ouï la messe hier, pour la Quasimodo.
— Mais on m'a dit qu'elle ne s'était pas confessée et n'avait pas communié depuis longtemps, coupa le nouveau venu avec un accent flamand à faire trembler les murs. Or, de mon temps, cette chère dame était fort exacte à tous ses devoirs religieux. Voilà pourquoi j'ai pensé qu'elle serait peut-être heureuse de reprendre ses anciennes habitudes...
— Si ma maîtresse n'a pas jugé bon de se confesser hier, je ne vois pas pourquoi elle en aurait envie ce matin, riposta Gauthier.
La discussion menaçant de s'éterniser, maître Barbesaen battit en retraite.
— Je vous laisse. J'ai à faire en bas... mais vous devriez d'abord demander à cette dame ce qu'elle en pense, mon garçon, maugréa-t-il.
On n'aime pas beaucoup, céans, les femmes qui refusent de se mettre en règle avec le Seigneur... surtout quand elles sont en péril de mort !
Le mot tomba aussi brutalement que la hache du bourreau créant un froid et un brusque silence. Tandis que le chaussetier tournait les talons, le moine dit :
— Vous pouvez toujours lui demander si elle veut voir un moment celui qu'elle appelait son bon frère Jean ?... Si elle refuse, je m'en irai et me contenterai de prier pour elle dans notre chapelle...
Puis, en homme disposé à patienter, il alla se planter devant un ange d'or et d'azur dû au pinceau prestigieux de Jean Van Eyck et qui illuminait le mur au-dessus d'une crédence. Quelque chose dans son attitude intrigua Gauthier sans qu'il pût démêler ce que cela pouvait bien être. Peut-être cette façon désinvolte de contempler le tableau, les mains nouées derrière le dos en se balançant d'avant en arrière sur des pieds nus chaussés de sandales... ou peut-être le fait que les mains en question étaient étrangement soignées pour être celles d'un pauvre moine voyageur au froc effrangé et rapiécé.
Sans plus insister, il alla frapper à la porte de Catherine et entra. Il la trouva levée mais plus pâle que jamais. Sa peau fine avait perdu sa belle couleur dorée pour des transparences d'albâtre sous lesquelles se montrait le réseau bleuâtre des veines. Ses grands yeux violets étaient si largement cernés qu'elle avait l'air de porter un masque sur le haut de son visage... Vêtue d'une ample robe de ce blanchet qu'elle avait toujours affectionné, et dont les plis moelleux dissimulaient à la fois sa maigreur et son ventre apparent, elle se tenait assise dans l'embrasure de la fenêtre et regardait au-dehors les branches du saule où se montraient de minuscules pousses vert tendre. Jamais l'écuyer ne lui avait vu visage aussi fatigué...
Elle ne détourna pas la tête quand Gauthier entra et quand il annonça le visiteur elle se contenta de murmurer :
— Je ne veux voir personne. Il sera déjà assez pénible de recevoir la femme du bourgmestre.
— Mais ce moine dit qu'il était votre confesseur, jadis...
— Quelle sottise ! Je n'ai jamais eu de confesseur attitré. C'est un imposteur simplement...
— Il dit aussi qu'il était un ami et que...
Elle haussa les épaules avec un petit rire infiniment triste.
— Un ami ? Ici ?... En dehors de ce pauvre Van Eyck, je ne vois pas...
— Vous ne faites pas bien les commissions, mon jeune ami, reprocha du seuil la voix flamande du moine qui était entré sans qu'on l'entendît. Je vous ai dit de demander à dame Catherine si elle voulait bien recevoir celui qu'elle appelait son bon frère Jean...
Puis brusquement la voix baissa considérablement de ton tandis que le rude accent flamand disparaissait comme par magie.
— Allons, Catherine ! murmura-t-il. Vous m'avez souvent appelé comme cela, autrefois. Regardez-moi mieux et surtout en imaginant que je n'ai plus cette barbe grotesque ! Imaginez-moi vêtu autrement que de loques puantes... de soie et d'or par exemple avec les armes de notre bon duc Philippe brodées sur la poitrine...
À mesure qu'il parlait les yeux de Catherine s'agrandissaient de stupeur et, brusquement, Gauthier émerveillé y vit briller un peu de joie.
— Vous ? souffla-t-elle. Vous ici et sous cet accoutrement ? Je rêve ?...
— Ma foi non, c'est bien moi !... Surprenant, non ?... Je vous avouerai, ma chère, que je suis presque aussi étonné que vous de me voir ainsi affublé.
Et l'étrange moine alla se planter, le poing sur la hanche, devant le grand miroir d'argent pour s'y admirer tout à son aise.
Incroyable ! soupira-t-il. Tout à fait incroyable ! Je me demande ce que diraient les dames si elles pouvaient me voir ainsi ! A coup sûr, je serais à tout jamais perdu de réputation. Je suis positivement infâme là-dessous !
— Est-ce que vous ne vous étiez pas encore vu ?
— Mon Dieu non ! Le couvent de Roulers où l'on m'a accoutré ainsi ne possédait pas la moindre glace et j'ai dû faire confiance au moine pèlerin que le chapelain de Monseigneur m'avait déniché. Il n'a que trop réussi, il me semble ?...
Puis se détournant du miroir avec une grimace de dégoût, il vint à Catherine et s'inclina cérémonieusement.
— Puis-je néanmoins obtenir la faveur de baiser cette jolie main ?
Vous avez une mine à faire peur, ma chère, mais vous demeureriez ravissante même avec seulement la peau sur les os. Et que votre sourire est donc joli !
Catherine, en effet, souriait du sourire émerveillé qu'un enfant réserve à l'apparition d'une fée bienfaisante. Gauthier, qu'elle avait oublié momentanément, en fut presque choqué et grogna :
— Si vous m'expliquiez ? Je voudrais bien comprendre. Qui est cet hurluberlu ?
Le moine tourna vers lui un regard scandalisé.
— Il me semble que je pourrais retourner la question : qui est ce malotru ?
— Je vais faire les présentations, dit Catherine. Mais d'abord dites-moi où est Bérenger, mon cher Gauthier ?
Le jeune homme désigna le plafond.
— Au grenier. Il m'a dit qu'il voulait examiner les gouttières, allez savoir pourquoi !... mais voulez-vous que je l'appelle ?
— Oui. Dites-lui de redescendre et de s'installer dans la salle afin qu'aucun domestique ne s'approche de ma chambre. J'entends demeurer seule avec... mon confesseur... qui n'est autre qu'un vieil ami, Jean Lefebvre de Saint-Rémy, roi d'armes de Bourgogne, arbitre incontesté des élégances de la cour ducale, celui que les cours d'Europe connaissent sous son nom de Toison d'Or. Mon cher Jean, vous pardonnerez, j'espère, le langage intempérant de mon écuyer, Gauthier de Chazay ? Il est jeune et profondément dévoué...
Les deux hommes se saluèrent avec un reste de froideur puis tandis que Gauthier s'esquivait pour exécuter les ordres de Catherine, celle-ci se tourna vers Saint-Rémy.
— À présent, mon ami, prenez place sur ce siège, auprès de moi et pendant que je vous regarde dites- moi ce que vous venez faire ici ? Je n'ai pas de mal à deviner que c'est le ciel qui vous envoie...
— Si l'on s'en tient à mon habit, c'est la première pensée qui vient à l'esprit en effet mais en réalité c'est le Duc. Lorsqu'il a appris que ces croquants osaient vous retenir prisonnière il est entré dans une fureur d'autant plus grande qu'il ne lui était pas possible de la montrer.
En outre, il ne comprenait pas pourquoi vous vous trouviez à Bruges, ni d'ailleurs pour quelle raison vous aviez si brusquement disparu du palais de Lille... Il y avait là un mystère.
— Un bien grand mot pour une si petite chose !...
Et Catherine raconta ce qui s'était passé au lendemain des Rois.
Elle dit aussi pour quelle raison elle avait suivi Jean Van Eyck jusqu'à Bruges et comment s'était terminé son prétendu pèlerinage.
— J'ai bien peur d'avoir causé la mort de cette malheureuse femme qui s'apprêtait à me secourir, soupira-t-elle en conclusion. Persuadés que j'étais enceinte de Monseigneur, les gens d'ici l'ont tuée pour qu'elle ne puisse m'aider.
Saint-Rémy considéra d'un œil inquiet la silhouette de son amie.
— De combien êtes-vous enceinte ?
— Environ cinq mois.
— Cela ne va pas nous faciliter la tâche. Car, naturellement, si je suis ici c'est pour vous faire fuir avant que votre situation ne devienne intolérable.
Il lui apprit alors ce que Gauthier tenait déjà de la bouche de Van de Walle : la position intransigeante du Duc devant les exigences de ses sujets de Bruges et Gand, position qu'il avait refusé farouchement de modifier même quand il avait appris la captivité de Catherine.
— Il est extrêmement inquiet pour vous, ma chère, mais il vous conjure de croire qu'il lui est impossible d'agir autrement. Les gens d'ici se moquent de lui depuis trop longtemps et s'il ne veut pas voir ses Etats s'effriter comme une poignée de sable, il ne peut pas céder au chantage.
— C'est pour me dire cela qu'il vous a envoyé ?
— Pas uniquement, je vous l'ai dit. Je dois organiser votre évasion.
— Mais enfin, pourquoi vous, vous en particulier ? La cour grouille d'espions, d'agents secrets, de seigneurs tout dévoués à leur maître... et moins connus que le roi d'armes Toison d'Or.
Saint-Rémy étendit ses jambes devant lui, considérant avec dégoût ses pieds poussiéreux dans leurs sandales de cuir brut et croisa ses mains sur son ventre.
— Pour deux raisons : tout d'abord il fallait quelqu'un qui vous connaisse bien car, voyez-vous, le Duc n'était pas tellement certain que l'otage fût véritablement vous. Les gens d'ici pouvaient avoir trouvé habile de ressusciter cette histoire d'amour bien près, à présent, de tomber dans la légende.
— C'eût été dangereux. Monseigneur, s'il y avait eu supercherie, s'en serait aperçu tôt ou tard. Et alors...
Le geste évasif de Catherine ouvrait l'imagination aux pires représailles.
— En effet. Mais quand on est dans une fausse position on peut se laisser aller à tous les expédients. Quant à la seconde raison, elle est bien simple : c'est moi qui ai demandé à venir ici.
— Mais... pourquoi ?
Là encore deux raisons : la première parce que le prieur du couvent des Augustins est un cousin fraternel qui n'a rien à me refuser ; la seconde... oh, parce que j'avais envie de vous revoir, tout simplement et de constater si vous étiez toujours aussi belle. Me voilà rassuré... A présent, enchaîna-t-il rapidement pour couper court à tout attendrissement, il faut songer à votre fuite. D'abord prenez ceci et cachez-le, cela m'encombre et me fait un ventre de notaire.
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