Gauthier ouvrit les mains.
— Je n'ai que la force de mon bras, l'ardeur de mon courage et la chaleur de ma parole, chère dame ! Quand votre époux nous a conduits ici, il a pris grand soin de nous ôter épées et dagues.
— Les voici.
Sans la moindre gêne, Gertrude retroussa sa longue et ample robe, découvrant des jambes dodues, en tira l'épée de Gauthier qu'elle avait fixée à même sa chemise puis fouillant dans une grande poche de toile cousue à ladite chemise en tira trois dagues : celles que l'on avait prises aux jeunes gens et celle de Catherine, la dague à l'épervier.
— Tenez ! Cachez-les et servez-vous-en le cas échéant... C'est tout ce que je peux faire pour vous.
— Ce n'est pas si mal ! dit Catherine en prenant les deux mains de la brave femme et en les serrant chaleureusement. Comment avez-vous fait pour les reprendre ?
— Je n'ai eu aucune peine. Mon époux lui-même me les a données, je me suis seulement chargée de les apporter. Vous voyez, ce n'est pas un si mauvais homme !... A présent, je vous dis adieu. Il veut que les enfants et moi quittions la ville demain, dès l'ouverture des portes.
Seul mon fils aîné, Josse, restera ici avec son père.
— Où allez-vous donc ?
— Mon frère, Vincent de Schotelaere, le capitaine de la ville, possède un domaine du côté de Nieuport. Ce domaine a beaucoup souffert des ravages des Anglais mais nous y serons à l'abri. Ma bellesœur et ses enfants nous accompagnent. Vous n'imaginez pas à quel point je suis désolée de vous laisser dans ce péril. J'aurais... j'aurais tant voulu vous emmener avec nous !...
Visiblement sincère, elle avait des larmes plein les yeux et Catherine, spontanément, l'embrassa.
Partez en paix et ne vous tourmentez plus pour moi, dit-elle. J'espère sincèrement ne pas mourir ici. Mais je vous remercie du risque que vous avez pris pour nous porter ces armes. Qui est de garde, en bas, aujourd'hui ?
— Les huchiers avec maître Mettelgenden que je connais bien, répondit Gertrude Van de Walle. C'est d'ailleurs parce que je le savais que j'ai pu venir. Autrement j'aurais peut-être été fouillée. Vous voyez, je n'ai pas eu grand mérite. Dieu vous garde, dame Catherine !...
— Dieu vous garde aussi !...
Quand elle ne fut plus là, Catherine sentit un long frisson courir le long de son dos. La maison, pour une fois entièrement silencieuse, lui paraissait tout à coup menaçante dans la nuit qui venait. Elle alla tendre ses mains aux flammes du foyer et Gauthier vit que ces mains tremblaient. Mais, parce qu'il regardait ses doigts, Catherine s'obligea au sourire.
— Il fait froid, ce soir, ne trouvez-vous pas ?
— Si. Moi aussi, j'ai froid. Mais soyez tranquille, dame Catherine, nous saurons vous défendre. Désormais, nous dormirons ici Bérenger et moi, et, jusqu'à notre départ, nous veillerons à tour de rôle. Il ne faut plus nous séparer, ni nous éloigner des armes, ajouta- t-il en montrant le coffre dans lequel il les avait cachées sous une pile de nappes et de draps de réserve... Je dormirai là-dessus avec des coussins... quand je dormirai !
Catherine lui fit signe de se taire. La servante qui veillait aux repas venait d'entrer avec une nappe et des écuelles pour disposer le couvert du souper. C'était une fille d'une trentaine d'années qui semblait en état perpétuel de somnambulisme mais justement Catherine se méfiait de ses pesantes paupières toujours baissées, de cette démarche traînante, de ces gestes trop lents pour qu'ils ne soient pas un peu affectés.
Pour meubler le silence gênant qui s'installait, elle interpella Bérenger :
— Apportez-moi votre livre, Bérenger, et lisons ensemble quelques lignes tandis que Marieke mettra le couvert. Je veux voir si vous avez bien compris ce que je vous ai dit hier...
Et la voix du jeune garçon emplit la chambre.
La nuit se passa sans incidents autres qu'un incendie, du côté de l'église Notre-Dame qui, vers le matin, agita le quartier mais le jour qui suivit fut curieusement calme. Aucun autre bruit que le carillon du beffroi et le tintement des cloches des églises. Bérenger, pour sa part, guetta en vain la barque.
— Ce sera donc pour demain, soupira-t-il, mais il n'ajouta pas le fond de sa pensée : « Il faut que ce soit pour demain... » Sans trop savoir pourquoi son esprit lui soufflait cela. Peut-être parce que, justement, cette ville trop tranquille l'inquiétait. Cela ressemblait à ces grands calmes qui précèdent les tempêtes...
— On dirait que la ville retient son souffle ! traduisit Gauthier qui pensait justement la même chose. J'espère seulement qu'ensuite elle ne nous soufflera pas le feu au visage !
Elle le retint encore toute la nuit qui fut peut-être la plus tranquille vécue par les trois prisonniers mais, au matin du 18 comme l'avaient pressenti les deux garçons, ce fut l'explosion.
Le soleil était à peine levé, que la tour penchée du beffroi déversait sur la ville un tocsin enragé, à l'appel duquel portes et fenêtres s'ouvrirent avec fracas. Surgis de nulle part en apparence, des cortèges de furieux appartenant à tous les métiers envahirent les rues de terre ferme, brandissant des armes ou bien leurs outils de travail quand ils pouvaient en tenir lieu et scandant le vieux cri de révolte de Bruges :
— Go, go ! Wy zyn al verraden 1.
1 Allons, allons, nous sommes tous trahis !
Une de ces bandes venait de passer sur le pont, allait vers la Grand-Place et traînait au milieu de son flot tumultueux un homme échevelé, portant la robe d'échevin qui criait et suppliait qu'on voulût bien l'épargner. C'était un homme de petite taille, de mine souffreteuse et d'un âge déjà avancé. La vue de cette faiblesse livrée à la révoltante brutalité d'une bande d'énergumènes serra le cœur de Catherine et des deux garçons qui regardaient, derrière l'une des fenêtres. La jeune femme se signa comme devant un mort car très certainement, la vie de l'échevin n'allait plus durer bien longtemps.
— Ils suivent l'exemple de Gand, soupira-t-elle. J'étais étonnée aussi qu'il ne se passât rien ici... Dieu ait pitié de ce pauvre homme et fasse que son agonie ne soit pas trop longue...
La voix de Bérenger, chuchotante mais vibrante de joie, coupa court à son souhait.
— Regardez ! La barque ! Elle arrive !...
En effet, apparemment indifférent à l'agitation ambiante, un pêcheur était en train d'arrimer au petit quai d'en face un bateau plat dans lequel il était facile d'apercevoir une foëne et un grand filet posés au fond. Vêtu de grosse toile bise, un bonnet de laine bleue enfoncé jusqu'aux sourcils, cet homme, grand et mince avait une barbiche et de fortes moustaches blondes... mais c'était tout de même Saint-Rémy sous un nouvel avatar.
Avec une habileté et une précision dont Catherine eût bien cru incapable l'élégant Toison d'Or, il rangea sa barque entre deux autres, l'amarra soigneusement puis s'assit comme s'il réfléchissait à quelque chose ou s'il attendait quelqu'un. Au bout d'un moment, toujours comme un homme perdu dans ses pensées, il quitta la barque, grimpa sur le quai et, comme une nouvelle bande hurlante y débouchait justement, s'y joignit le plus naturellement du monde...
— Il est fou ! soupira Catherine. Si quelqu'un venait à le reconnaître, rien, aujourd'hui, ne pourrait le sauver.
— Disons qu'il est brave, corrigea Gauthier. D'ailleurs, vous-même, dame Catherine, ne l'avez pas reconnu l'autre jour.
— En tout cas, conclut Bérenger dont les yeux bruns étincelaient de joie, cette nuit nous quittons notre prison...
— Vraisemblablement pour une autre, soupira Catherine. Il nous faudra sans doute rester quelque temps au couvent avant de pouvoir quitter la ville, à moins d'une chance extraordinaire.
Jamais jour ne lui parut si long. Les heures s'étiraient interminables, dans une atmosphère qui se tendait de plus en plus. Les trois domestiques chargés de la maison s'étaient réduits à deux, le valet qui abattait les grosses besognes n'ayant pas résisté au désir de se mêler à l'agitation extérieure. Quant aux deux servantes, visiblement dévorées de curiosité, elles apportèrent un tel relâchement dans leur service que Gauthier dut aller lui-même à la cuisine chercher le dîner, tandis qu'elles discutaient interminablement au rez-de-chaussée avec le corps de garde.
Lorsque le jour commença à décliner, le vacarme de la ville durait toujours et quand vint le moment de la visite du chef de poste, qui était ce soir-là le cordouanier1 Waes, Catherine ne put s'empêcher de l'interroger. Elle n'y eut aucune peine d'ailleurs : l'homme, une lueur triomphante dans l'œil, brûlait de parler.
— Le peuple fait justice aujourd'hui! On s'est assez moqué de lui et des travailleurs. Il est temps que Philippe apprenne à nous craindre, s'écria-t-il.
— Justice de qui ?
1 Cordonnier, le mot vient de Cordoue dont le cuir était célèbre.
— Des gens qui nous gouvernent et qui nous trahissent ! C'est plus la peine d'attendre les visites du bourgmestre Varssenare ici : on l'a exécuté aujourd'hui avec son frère ! La crapule ! Il savait bien qu'il aurait des comptes à rendre : on l'a trouvé caché dans la Groenevoorde et on l'a traîné aux Halles où il a été égorgé !
— Mais enfin que vous avait-il fait ? s'écria la jeune femme sans pouvoir se défendre d'un mouvement d'horreur. Il a jusqu'à présent défendu vos intérêts, il me semble ?
— Que non ! Il a pactisé avec ce damné duc de Bourgogne qui cherche à nous affamer ! On a su que Philippe accordait aux gens de l'Écluse l'autorisation de décharger les charbons d'Écosse destinés aux forgerons et les bois de la Suède et du Danemark, alors que c'étaient nous qui les déchargions, nous seuls et à la Waterhalle. Varssenare était chez le Duc quand il a pris cette belle décision ! On en a assez de ces gens-là qui nous font des sourires et nous trahissent par-derrière.
— Avez-vous aussi égorgé Louis Van de Walle ?
L'homme eut un gros rire que Catherine jugea souverainement déplaisant.
— Ça va pas, non ? Égorger notre patron ? C'est lui qui nous mène et qui nous a aidés à trouver Varssenare ! N'ayez crainte, il est encore bien vivant ! Vous vous en apercevrez quand il viendra vous chercher avec le bourreau pour vous conduire aux Halles. Et ça pourrait bien pas tarder longtemps si votre petit ami Philippe continue à faire l'imbécile avec « ces Messieurs de Bruges » ! Si j'étais vous, je ferais un peu plus de prières que d'habitude, cette nuit !
Grossièrement, le cordouanier cracha presque sur les pieds de la jeune femme, puis tourna les talons et quitta la salle en chantant une chanson à boire, laissant les trois habitants de la maison se regarder l'un l'autre avec angoisse.
— « Ce n'est pas un si mauvais homme ! » gronda Gauthier indigné en imitant Gertrude Van de Walle. Et c'est lui qui livre son collègue à ces brutes !
— Il a peur, dit Catherine. Il sait que s'il ne hurle pas avec les loups, il mourra lui aussi.
— Ce n'est pas une excuse et vous seriez moins indulgente pour lui, s'il apparaissait à cette minute pour vous traîner aux Halles ! Non seulement ces gens sont des couards au combat mais quand les choses ne tournent pas à leur idée, ils s'entredéchirent !
— De toute façon, coupa Bérenger, tout ça ne nous regarde plus.
Cette nuit, on s'en va !
— Espérons seulement que nous y parviendrons. Au lieu d'une nuit de silence bien noire, nous risquons d'avoir une nuit de beuverie bien éclairée par des bandes armées de torches ! Qui peut savoir si l'on ne viendra pas nous égorger avant l'heure du rendez-vous ?
— Alors tout sera dit et nous mourrons tous les trois ensembles ! conclut Gauthier paisiblement.
En effet, la fête sanglante de la journée sembla vouloir tourner en bacchanale. Quand la nuit fut là, plus rouge que noire à cause du grand rassemblement de lumières sur la Grand-Place, les chants, les rires et les cris de mort continuèrent d'emplir l'air.
Angoissés et silencieux, Catherine et les garçons mangèrent du bout des dents un peu de pain et de viande froide. Les servantes n'étaient pas revenues, pas plus que le valet. En bas, les gardes chantaient, buvaient et portaient des toasts bruyants et dégoulinants de bière auxquels se mêlaient des voix de femmes. L'une d'elles cria :
— J'vais aller tout cadenasser là-haut et je reviens ! Y a pas de raison pour qu'on se prive de s'amuser nous autres...
Un instant plus tard, la cuisinière reparaissait. Elle avait déjà beaucoup bu ainsi que le proclamaient son bonnet en bataille d'où coulaient de longues mèches de cheveux et sa trogne enluminée. Son corsage largement ouvert laissait voir deux énormes seins sauvés seulement par leur volume d'un total découragement.
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