Riant et chantant, elle entra dans la salle et, sans plus s'intéresser à ses occupants que s'ils n'avaient pas été là, elle cadenassa les volets de toutes les pièces puis, raflant au passage, sur la table, un pichet de vin, en but ce qu'il en restait à la régalade avant de l'envoyer rouler, vide, sur le dallage. Après quoi, toujours chantant, elle sortit sans oublier de fermer soigneusement la porte derrière elle. Les verrous claquèrent, la clef cria dans la serrure puis on l'entendit descendre l'escalier.
Gauthier, alors se mit à rire.
— On dirait que nos fidèles servantes ont décidé de faire la fête avec ces messieurs de la chaussure. C'est une bonne chose. Au moins nous pouvons être sûrs qu'elles ne nous entendront pas quand nous monterons là-haut.
— À moins qu'elles ne reviennent et s'aperçoivent que nous ne sommes plus là, murmura Catherine qui sentit grandir son angoisse.
Elle avait peur, à présent, de cette ville qu'elle sentait devenue folle autour d'elle. De vieux souvenirs, qu'elle croyait bien oubliés, remontaient des profondeurs de sa mémoire. Elle savait, d'expérience, à quel degré de brutalité et de cruauté pouvait se laisser aller une foule en révolte. S'ils étaient surpris pendant leur évasion, ils seraient impitoyablement abattus sur place, et Saint-Rémy avec eux...
— Bah ! dit Gauthier. Elles seront bien trop saoules pour s'apercevoir de quoi que ce soit.
— Ne vous y fiez pas. Il y a des ivrognes qui voient bien plus clair que vous ne pensez... dit-elle, se souvenant de la grosse Marion, la servante de ses parents qui après boire, un soir de fièvre à Paris, avait déchaîné le malheur sur leur maison du Pont-au-Change1. Je vais me reposer un peu en attendant l'heure, puis je me préparerai.
1 Voir 11 suffit d'un amour.
— N'oubliez pas de mettre votre robe de moine, rappela Gauthier. Il ne manquerait plus que les Augustins vous jettent dehors.
Un peu avant onze heures, Catherine qui s'était étendue tout habillée sur son lit se releva quand Gauthier vint frapper à sa porte.
Par-dessus la robe sombre, qu'elle portait, et à la ceinture de laquelle elle attacha son aumônière contenant ce qu'elle possédait d'argent et sa dague, elle enfila le froc noir puis, ouvrant sa porte, rejoignit les deux garçons.
Armé d'une chandelle dont il protégeait la flamme de sa main, Gauthier ouvrit la marche se dirigeant vers l'escalier qui menait à l'étage supérieur et aux greniers. Avec ses volets clos, la maison était noire comme un four et l'air y était étouffant. En bas l'orgie continuait mais ses participants devaient sombrer peu à peu dans le sommeil si l'on en jugeait par l'affaiblissement progressif des chants et des cris.
Tandis que l'on montait l'escalier, Catherine sentait le rythme de son cœur s'accélérer. Peu craintive d'habitude, elle avait cependant peur de ce qui l'attendait. Saurait-elle marcher sur l'étroite corniche jusqu'à la maison voisine, franchir l'angle qui la mettrait hors de vue des gardes du quai ? Et le toit au bord duquel il allait falloir marcher était-il suffisamment caché dans l'obscurité pour que leur sortie par la lucarne ne soit pas remarquée ?
En entrant dans le grenier où l'on entreposait normalement les farines, l'avoine des chevaux et les fruits d'automne, Gauthier éteignit sa chandelle et les trois fugitifs demeurèrent un instant immobile, laissant leurs yeux s'accoutumer à l'obscurité. La grande pièce établie sur toute la longueur de la maison était coupée en deux par une cloison de bois servant de limite aux mansardes des servantes. Le fait qu'elles soient absentes simplifiait singulièrement la tâche de Gauthier qui aurait dû primitivement les assommer. Une seule lucarne éclairait la partie réservée aux provisions et découpait un carré plus pâle dans les ténèbres qui sentaient la pomme et les raisins secs.
Gauthier posa sa chandelle à terre, ouvrit le battant de la lucarne qui était haute et étroite puis jeta un coup d'œil au-dehors.
— Est-ce que les gardes sont là ? souffla Bérenger.
— Je n'en vois que deux. D'ici le feuillage des arbres les cache.
Leur feu éclaire assez bien la façade de la maison mais pas suffisamment pour qu'ils puissent voir ce qui se passe sur la gouttière.
Elle surplombe le mur très suffisamment.
— Est-ce que tu vois la barque ?
— Non...
Au même instant onze heures sonnèrent. Dans l'ombre, Gauthier prit la main de Catherine et la serra.
— Courage, dame Catherine ! Cela ne sera pas long. Et surtout, surtout, n'ayez pas peur ! Quand vous serez sur la gouttière, tournez-vous vers la pente du toit et ne regardez pas en bas. Je vais passer devant pour vous aider et Bérenger fermera la marche. Nous pouvons y aller ?
— Nous pouvons. Soyez tranquille. J'essaierai de ne pas être trop maladroite... ni d'avoir trop peur !...
Souplement, le jeune homme se glissa au-dehors puis se mit debout sur le rebord. Se tenant d'une main aux sculptures qui ornaient la lucarne, il tendit l'autre à Catherine.
— Vous croyez que je vais passer ? souffla celle-ci avec angoisse.
J'ai l'impression d'être devenue tellement grosse !
Mais elle passa sans peine et soudain se retrouva en plein ciel plaquée des cuisses, du ventre et de la poitrine à la pente raide du toit.
Bérenger se hissa derrière elle et se colla à son côté. Son cœur cognait éperdument dans sa poitrine tant elle avait peur. Le vent froid de la mer, chargé d'odeurs de fumées, la glaçait jusqu'au cœur en dépit de la bure épaisse de sa robe monastique. Les bruits d'en bas, qui montaient jusqu'à elle, lui donnaient l'absurde impression qu'elle se trouvait exposée à quelque pilori géant.
— Personne ne peut nous voir, souffla Gauthier. Tout va bien... A présent nous allons avancer, doucement, tout doucement. N'ayez pas peur, dame Catherine, je vous tiens bien...
Il avait passé un bras autour de la taille déformée de la jeune femme dont les mains demeuraient appliquées au toit. Pas après pas, il la fit avancer le long de l'étroit chemin. Au-dessus d'elle, plus haut que l'arête ornementée du toit, Catherine voyait tournoyer des nuages dans le ciel noir mais, peu à peu, le faible éclairage venu du feu des gardes s'estompait, les abandonnait...
Il y eut un moment difficile quand on atteignit l'angle de la maison mais Gauthier, au risque de tomber lui-même, s'arrangea pour cacher le plus possible le vide au fond duquel luisait l'eau du canal. Cette fois on quittait la gouttière pour la corniche barrant l'étage le plus haut d'une maison en encorbellement. La pente du toit disparut pour faire place à un pan de mur vertical rayé de colombages.
— Nous y sommes presque, chuchota Gauthier. Tenez-vous bien à ce mur, je vais vous lâcher. J'aperçois le bateau, là, en dessous. Tu as la ficelle et le mouchoir, Bérenger ?
L'adolescent lui passa ce qu'il demandait par-dessus le dos de Catherine. Cramponnée à l'un des colombages, transie d'épouvante, la jeune femme n'osait plus faire le moindre geste.
Vivement, Gauthier déroula la pelote au bout de laquelle était attaché le mouchoir blanc et, quand elle fut presque entièrement déroulée, il sentit une tension.
— Il l'a ! souffla-t-il. L'échelle va arriver.
En effet, par trois tractions sur la ficelle, Saint- Rémy lui indiquait qu'il pouvait remonter. Un instant plus tard, Gauthier tenait l'échelle qu'il se mettait en devoir de fixer.
Ce ne fut pas facile. En équilibre instable lui-même, le jeune homme sentait, jusque dans sa propre chair, la panique qui s'emparait de Catherine. Collée à son mur, elle n'articulait plus une parole mais il pouvait entendre ses dents claquer. Ses mains à lui, de ce fait, s'énervaient, perdaient de leur agilité.
Enfin l'échelle, solidement fixée, retomba vers l'eau et presque instantanément se tendit.
— Tout va bien, souffla Gauthier à Catherine. Votre ami est en bas, l'échelle ne bougera pas. Je vais vous aider à descendre.
Vivement, il lui passa autour du corps une corde qui était remontée avec l'échelle et dont il attacha l'autre extrémité à sa propre ceinture.
Puis il essaya de décoller Catherine de son mur mais il sentit qu'elle tremblait comme une feuille et il ne parvint pas à détacher ses mains crispées sur le bois.
— N'ayez pas peur, je vous en supplie. Même si vous glissez ou si vous manquez un échelon, je vous retiendrai. Ce n'est pas si haut. Un peu de courage. Pensez que si nous ne fuyons pas nous sommes morts.
Elle avait si peur qu'elle était presque au-delà de tout raisonnement.
Les yeux étroitement clos, elle ne voyait plus rien mais son imagination, lui dépeignant exactement ce que pouvait être sa situation, aggravait le vertige. Néanmoins elle fit un effort. Avec un sanglot convulsif, elle lâcha d'une main le colombage, accrocha celle de Gauthier, fit un pas glissé.
— Là... doucement... Vous y êtes... Pliez le genou à présent jusqu'à ce que vous sentiez le premier échelon... Doucement, tout doucement... Je vous tiens bien.
Le cœur fou elle essaya d'obéir. Mais à cet instant précis, un coup de vent brusque fit bouger l'échelle... Catherine folle de terreur crut que tout s'effondrait. Sous son pied, il n'y avait que le vide. Alors, cherchant à se raccrocher, elle fit un faux mouvement et poussant un cri plaintif elle lâcha tout et s'abattit en arrière, entraînant Gauthier dans sa chute.
Le contact avec l'eau du canal fut si douloureux qu'elle s'évanouit à l'instant où elle s'y engloutissait...
CHAPITRE XI
Pentecôte
Heureusement pour Gauthier, son plongeon inattendu à la suite de Catherine s'effectua suffisamment bien pour que le contact de l'eau ne lui fût pas trop rude, et assez loin de la barque pour éviter de s'y heurter. Rassemblant ses forces, l'écuyer revint vers le bateau à la nage, traînant après lui le corps inerte de Catherine, ramené grâce à la corde et qui alourdi par ses robes trempées était en train de couler.
A eux trois, car Bérenger, avec l'agilité de son âge, avait dégringolé l'échelle en un rien de temps, ils réussirent à tirer la jeune femme de l'eau. Elle était inconsciente mais elle respirait.
— Eh bien ! souffla Saint-Rémy, je n'aurais pas osé espérer que nous l'en tirerions. Si vous n'aviez eu cette idée de l'attacher à vous, nous n'aurions pas pu la retrouver dans cette obscurité. Que s'est-il passé ?
— Je ne sais pas au juste. Elle était terrifiée, en pleine panique et au-delà de tout entendement. Il aurait mieux valu que je la descende sur mon dos mais il y avait bien peu de place là-haut pour cet exercice.
— Le principal est qu'elle soit là et vous aussi. Filons maintenant !
C'est une chance qu'il y ait autant de bruit en ville cette nuit : personne n'a rien entendu...
Le roi d'armes de Bourgogne et Gauthier s'attelèrent chacun à une paire de rames tandis que Bérenger s'asseyait au fond du bateau en soutenant la tête de Catherine. La barque glissa rapidement sur l'eau noire et s'engloutit sous l'ombre dense d'un pont au moment où une troupe hurlante et avinée passait dessus avec un bruit de tonnerre.
Plantée au bout d'un bâton, une tête sanglante dégouttait sur le groupe qui braillait une chanson où il était question d'une jeune fiancée qui attendait son amoureux...
Dans la barque qu'il avait arrêtée prudemment à l'abri du pont, Saint-Rémy fit la grimace.
— Je n'ai pas pu reconnaître qui était ce malheureux mais si j'ai bien compris, ces démons ont décidé de rapporter sa tête à son épouse ou à sa fiancée. C'est une bien vilaine chose qu'une ville malade de peur !...
Le relatif silence rétabli, le bateau reprit sa navigation avec d'autant plus de hâte que Catherine, sans avoir repris conscience, commençait à gémir et à s'agiter.
— Mettez-lui la main sur la bouche si elle fait trop de bruit, conseilla Saint-Rémy. Il ne faut pas attirer l'attention. Hormis le père prieur, nul ne doit savoir, dans le couvent qu'il y a une femme avec nous...
— Craignez-vous donc de trouver des dénonciateurs même parmi des moines ? demanda Gauthier.
— Il n'y a pas que des vocations volontaires dans les monastères.
Ceux que l'on y traîne de force n'ont guère de raison de se montrer compréhensifs...
Bérenger renifla. Destiné dès son plus jeune âge au sacerdoce, il n'avait rien trouvé de mieux en effet que de mettre le feu au couvent où les siens l'avaient conduit. Cet exploit lui permettait de comprendre certains états d'âme.
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