Mais soudain, quelqu'un fut à ses côtés : le bourgmestre qui tirait après lui un ouvrier armé d'énormes tenailles.
— Brise ce cadenas ! lui ordonna-t-il.
L'homme hésitait, visiblement terrifié.
— Si j'obéis, je serai massacré !
— Tu vas l'être tout de suite si tu n'obéis pas, gronda Saint-Rémy en lui posant sur la gorge une dague qu'il avait prise sur le corps d'un soldat.
Alors l'homme s'activa, aidé de Gauthier et de Bérenger, et réussit enfin à faire sauter le cadenas. Un instant plus tard, la herse remontait, saluée par le hurlement de triomphe des Picards restés hors de la ville.
Ceux-ci s'élancèrent, saisirent le Duc et la poignée de fidèles qui l'entouraient, puis voulurent s'élancer en avant pour charger la foule mais la voix étonnamment froide du prince s'éleva, ordonnant :
— En retraite ! Il faut nous replier : nous ne pouvons lutter contre cent mille fous !
Sans même regarder, comme s'il avait toujours su où elle se trouvait il saisit Catherine par le poignet, l'enleva de terre et elle se retrouva en croupe derrière lui. La troupe s'ouvrit devant lui tandis que, piquant des deux, il franchissait le pont-levis dont les planches résonnèrent sous les sabots de son cheval.
Mais, parvenu à quelques toises des larges fossés il arrêta son cheval, se retourna et donnant libre cours à sa colère, hurla :
— Tu m'obliges à fuir une fois encore, damnée ville, comme tu m'y as obligé devant Calais. Cette fois je ne te pardonnerai pas ! Quand je reviendrai - et cela ne tardera guère, sache bien que tu n'auras à attendre de moi ni pitié ni merci1 !...
1 Au mois de mars suivant, Bruges, complètement isolée par la défection de Gand qui s'était retournée contre elle, demandait le pardon de Philippe de Bourgogne qui le lui accorda du bout des lèvres. Le 11 mars 1438, son envoyé, Jean de Clèves, prenait en son nom possession de la ville et faisait exécuter les principaux meneurs de la révolte. Seule l'intervention de la duchesse Isabelle sauva in extremis Louis et Gertrude Van de Walle dont le fils avait été décapité la veille.
— Et, fou de rage, il repartit au grand galop en direction de Roeselare, emportant Catherine qui sanglotait nerveusement, appuyée contre son dos et les bras noués autour de sa taille Derrière lui éclatèrent les cris de triomphe des Brugeois qui le huaient et juraient que bientôt le port de l'Ecluse leur appartiendrait de nouveau...
— Au château de Roeselare où il était revenu, le duc Philippe ne décolérait pas. Durant toute l'interminable chevauchée, il n'avait pas desserré les dents mais, dès son arrivée, en pleine nuit, il s'était jeté à bas de son cheval fourbu et, traînant Catherine à peine moins exténuée à sa suite, il avait couru s'enfermer avec elle dans sa chambre en hurlant qu'il interdisait à quiconque de venir le déranger, quelle que puisse être l'importance de ce que l'on aurait à lui dire.
— Arrivé là, il se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, les mains nouées derrière son dos, remâchant sa fureur et sa honte.
Catherine qui, transie, s'était approchée du grand feu flambant dans la cheminée, pouvait l'entendre grommeler entre ses dents des mots apparemment sans suite. Elle ne l'avait jamais vu dans un tel état et, un instant, elle craignit qu'il ne fût en train de devenir fou.
Mais comme, enfin, il revenait vers le feu et se laissait tomber sur un escabeau, enfouissant sa tête entre ses mains, elle risqua un timide :
— Monseigneur ! Vous venez de subir une terrible journée...
Votre cœur et votre orgueil saignent mais vous ne devez pas vous abandonner ainsi au désespoir. Vous êtes un grand prince...
Il bondit comme si un essaim d'abeilles l'attaquait.
— Un grand prince qu'une poignée de boutiquiers et de ribauds peut chasser de son bien ? Un grand prince qui laisse ses gens au pouvoir des rebelles ? Sais-tu ce que me coûte cette journée ? Au moins deux cents prisonniers, des morts que je ne peux encore compter, mais parmi eux l'un de mes meilleurs capitaines. Sais-tu que Jean de Villiers de l’Isle-Adam est tombé près de la chapelle Saint-Julien, sous la masse d'un forgeron ? L’Isle-Adam dont l'aïeul portait l'oriflamme à la bataille de Roosebeke ! L’Isle- Adam, chevalier de la Toison d'Or, assassiné par un croquant ! Et tu dis que je suis un grand prince ? Si je l'étais je pourrais réunir une immense armée et retourner dès demain attaquer cette putain de ville, la mettre à mal, la noyer dans des flots de sang et raser ses murailles ! Mais il faudrait des mois pour réunir une armée assez puissante pour l'assiéger seulement.
Et elle le sait, la garce !... Et elle me nargue, moi, moi que l'on appelle le grand-duc d'Occident !...
Brusquement il se tut, éclata en sanglots presque convulsifs et se mit à pleurer comme jamais Catherine n'avait vu pleurer un homme, même lui qui avait cependant la larme facile. Il y avait du crocodile en ce prince qui pouvait pleurer à la demande et qui avait d'ailleurs élevé les larmes à la hauteur d'une arme diplomatique. Mais ce soir elles n'avaient rien de calculé et se déversaient avec la violence d'un flot qui a rompu ses digues, ponctuées de hoquets furieux.
Épouvantée par la violence de cet accès, Catherine s'éloigna, gagna la profonde embrasure de l'une des fenêtres et s'efforça de regarder au-dehors. On n'y voyait rien sinon, sur l'ombre dense de la nuit, les minces stries d'une pluie incessante. La jeune femme pensait qu'il valait mieux laisser Philippe pleurer tout son saoul car les larmes bien souvent emportent l'amertume de l'âme. Si elle avait pu elle serait sortie, non pour s'éloigner mais pour ménager l'orgueil de ce prince vaincu si profondément car peut-être par la suite lui en voudrait-il d'avoir été témoin de son désespoir.
Peu à peu, d'ailleurs, les sanglots se calmèrent, s'espacèrent... Le silence à peine troublé par le crépitement du feu revint. Puis, soudain, ce fut la voix enrouée de Philippe :
— Où es-tu ? Viens près de moi...
Elle quitta presque à regret son refuge.
— Je suis là, monseigneur...
— J'ai cru que tu m'avais abandonné ! Viens plus près... Viens.
Lui-même s'était levé, courait vers elle, l'enveloppait de ses bras et enfouissait contre son cou son visage mouillé.
— Il faut que j'oublie, il faut que tu m'aides, Catherine...
Il dévorait son cou, ses joues, son visage de baisers fous sans paraître seulement s'apercevoir qu'elle ne les lui rendait pas et qu'entre ses bras elle demeurait froide, insensible.
— Que puis-je faire ?...
La question posée d'une voix douce mais trop calme jeta de l'eau glacée sur sa passion. Il la lâcha et la regarda avec stupeur :
— Ce que tu peux faire ? M'aider à oublier et tu sais très bien comment. Donne-moi ton corps, faisons l'amour jusqu'à épuisement...
Enlève cette horrible défroque, dénoue tes cheveux. J'ai besoin de la lumière de ta chair, de sa douceur, de sa chaleur...
De ses doigts fébriles il dénouait les cordons du froc noir, la corde qui le serrait à la taille, s'agaçait en découvrant dessous une autre robe noire.
— Aide-moi, voyons !...
— Non !... Si vous voulez me prendre prenez-moi, mais ne comptez pas sur moi pour vous y aider !
Il recula comme si elle l'avait giflé et elle vit les veines de ses tempes se gonfler sous une nouvelle poussée de colère.
— Tu ne veux pas être à moi ? Tu refuses, toi, ma maîtresse. ?
— Je ne suis plus votre maîtresse. Souvenez-vous, Philippe ! A Lille je vous ai bien dit qu'il s'agissait d'un adieu... définitif ! Je n'ai pas l'habitude des adieux successifs.
— Alors il ne fallait pas rester dans mes États, il fallait rentrer chez toi comme tu l'avais annoncé. Je te croyais loin déjà, et au lieu de cela j'apprends que tu es à Bruges, que tu es enceinte... de moi, ce qui est un comble, que l'on t'y garde en otage, comme monnaie d'échange contre leurs damnés privilèges... que je ne leur rendrai jamais ! De qui étais-tu enceinte ?...
C'était bien de lui, à cette minute dramatique, de se préoccuper de ce détail bien masculin.
— Croyez-vous que cela ait beaucoup d'importance ?
— Cela en a pour moi. Après tout, en te donnant à moi, la nuit des Rois, tu espérais peut-être me faire endosser une paternité inavouable ?...
Sans le moindre respect, elle haussa les épaules.
Pour le prince le plus intelligent de la chrétienté, vous dites des pauvretés, monseigneur ! Et je croyais que vous me connaissiez mieux. Si vous voulez tout savoir, j'ai été violée... par je ne sais combien de soudards ivres dans votre bonne ville de Dijon et je voulais arracher cette horreur de mon corps. On m'avait parlé d'une certaine Florentine et c'est elle que j'allais chercher à Bruges. Et puis j'ai dû traverser Lille, je vous ai revu... et j'ai voulu savoir si l'ancien charme d'autrefois pourrait guérir à la fois mon corps et mon cœur.
Vous avez été mon premier amant, Philippe... et jamais femme n'a eu amant plus merveilleux que vous. Cette nuit-là vous m'avez sans le savoir rendue à moi-même, à la vie dont je ne voulais plus... Ne me le reprochez pas, ce serait cruel.
Il revint vers elle, cherchant à l'attirer de nouveau à lui.
— Alors... pourquoi refuses-tu à présent ? Regarde ce lit couvert de fourrures, regarde cette chambre chaude, la belle lumière du feu.
Souviens-toi comme nous avons été heureux, à Lille, souviens-toi de notre joie, de nos caresses... j'en ai tant à te donner et toi, en échange tu me donneras l'apaisement, le calme, l'oubli...
— L'apaisement ? L'oubli ? L'oubli de quoi ? De ce que vous avez fait aujourd'hui ?
— Ce que j'ai fait ? Je t'ai sauvée il me semble ?...
— Oui, vous m'avez sauvée... par-dessus le marché ! Ceux qui m'ont vraiment sauvée ce n'est pas vous : c'est Saint-Rémy, c'est le prieur des Augustins, c'est dame Béatrice, la Grande Dame du Béguinage qui m'a soignée. Quant à ce que vous avez fait, je vais vous le dire : au mépris de la parole donnée vous avez lancé vos hommes d'armes à l'assaut d'une ville qui s'était ouverte devant vous, vous avez fait tirer sur la foule. Des femmes, des enfants sont tombés sous les flèches de vos archers. Ce faisant vous avez déchaîné le désespoir, qui est la pire fureur, et vous avez bien failli mêler votre sang à celui de vos victimes. En fait... ce n'est pas vous qui m'avez sauvée : ce sont mes compagnons qui vous ont ouvert la herse en vous permettant de m'emporter avec vous !
— C'est à moi que tu donnes tort ? A moi, le prince qu'ils ont bafoué, ridiculisé depuis des mois ?...
Oui... et en dépit de leurs torts qui sont grands et nombreux ! Vous voyez que je suis juste. Je vous donne tort parce que vous êtes le grand-duc d'Occident, parce que vous êtes fort, magnifique et supérieurement intelligent. Parce que votre esprit aurait dû vous fournir le moyen de réduire Bruges sans effusion de sang et surtout sans cette duperie mortelle. Quand les enfants sont mal élevés, ce n'est pas à eux que l'on s'en prend en général, c'est aux parents parce qu'ils possèdent la raison, l'expérience. Certes, il faut savoir châtier... mais la miséricorde, monseigneur, c'est un si beau mot ! Il est vrai qu'il n'appartient guère qu'à Dieu !
Le silence qui s'établit quand elle se tut lui parut énorme, écrasant.
Le Duc s'était détourné d'elle et, planté devant la cheminée, il regardait les flammes avec des yeux assombris... des yeux d'où, à nouveau, Catherine vit couler des larmes. Ce n'était plus le déluge de tout à l'heure. C'était une lente glissade silencieuse le long des joues pâles, creusées par la fatigue et ce chagrin qui ne se montrait pas réussit à éveiller sa pitié.
— Pardonnez-moi, dit-elle doucement, mais il fallait que quelqu'un vous dise cela... Vous le savez, je n'ai jamais très bien su mentir, ou seulement cacher mes sentiments.
Il secoua ses épaules comme pour les décharger d'un fardeau puis, toujours sans la regarder :
— Tu ne m'aimes plus... fit-il douloureusement.
— Vous non plus, monseigneur, en dépit de ce que vous pouvez en penser, en dépit de ces chambres que vous avez refaites à l'image de la mienne, en dépit de ces portraits insensés ! Votre amour était d'orgueil, de chair... pas vraiment de cœur, car, voyez-vous, lorsque l'on aime vraiment, on peut tout sacrifier à l'être aimé, tout donner sans regret, sans restriction. Jadis peut-être vous m'avez aimée ainsi...
plus maintenant et c'est très bien comme cela. Au fond, monseigneur, il n'y a guère que ses enfants que l'on peut arriver à aimer de cet amour total... À présent, je vous demande la permission de me retirer.
"La dame de Montsalvy" отзывы
Отзывы читателей о книге "La dame de Montsalvy". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La dame de Montsalvy" друзьям в соцсетях.